Syrie : « Pour me punir, ils ont placé un petit engin explosif dans ma main… » – par Benjamin Barthe

Article  •  Publié sur Souria Houria le 14 mars 2012

Amman Envoyé spécial – Les deux semaines qu’Abou Zeïd a passées dans la caserne des renseignements militaires de Deraa, le berceau du soulèvement syrien, sont gravées dans sa chair. De sa main gauche, il ne reste qu’un moignon boursouflé et deux morceaux de doigt recousus avec du gros fil. Ce marchand de vêtement pour femmes, arrêté dans une manifestation en décembre, a osé contredire ses bourreaux qui lui ordonnaient de se prosterner devant une photo de Bachar Al-Assad, le président syrien.

« Je leur ai dit que la seule personne devant laquelle j’acceptais de m’incliner, c’était mon Dieu, raconte-t-il posément, assis sur le canapé d’un petit appartement d’Amman, terre d’asile des opposants syriens. Puis j’ai arraché la photo de Bachar qu’ils tenaient dans leurs mains. Ça les a rendus fous. Pour me punir, ils m’ont bandé les yeux et ont placé un petit engin explosif dans ma main. Puis ils ont actionné un détonateur. Quand j’ai senti le sang couler sur mes pieds, j’ai compris et je me suis évanoui. »

Une dizaine de réfugiés écoutent son témoignage en silence. Certains habitent le même logement, un trois-pièces sommaire, dont le loyer est payé par une association caritative jordanienne. D’autres sont hébergés dans la résidence de Médecins sans frontières, qui gère, à Amman, un ambitieux programme de chirurgie reconstructive, destiné initialement aux victimes de la guerre civile irakienne, mais qui accueille aussi depuis un an les victimes des « printemps arabes ».

 

 

TANYA HABJOUQA pour le MONDE

Il y a un grand gaillard moustachu à l’épaule en écharpe, stigmate d’une blessure par balles infligée par un sniper à Deraa. Il y a aussi un jeune homme avec de petites lunettes rondes, qui fixe ses pieds, l’air absent. Il a été si saoulé de coups, expliquent ses compagnons, qu’« il perd la mémoire toutes les dix minutes ». Pour ces Syriens parvenus à Amman par des chemins de traverse, la machine à torturer mise en place par Bachar Al-Assad et ses sbires n’a plus guère de secret.

Pour Amnesty International, non plus. Dans un rapport rendu public mercredi 14 mars, l’organisation de défense des droits de l’homme détaille 31 types de sévices et de mauvais traitements pratiqués par les services de sécurité syriens. Du tabassage de bienvenue à l’arrachage de peau à coups de tenaille, en passant par les brûlures de cigarette et l’ingurgitation forcée de grande quantité de sel. « C’est notre réalité, fait valoir Abou Zeïd, en contemplant sa main suppliciée avec un demi-sourire fataliste. S’il faut en passer par là pour nous débarrasser d’Assad, alors nous l’acceptons. »

A ses côtés, Ghazi, 22 ans, s’impatiente de raconter son calvaire. Blessé en mai par un tir de grenade, cet ouvrier en bâtiment est arrêté deux mois plus tard, sur le chemin de l’hôpital de Deraa. S’ensuit une litanie de tortures qu’il énumère avec la même nonchalance apparente qu’Abou Zeïd. Le catalogue des cruautés du régime commence par la séance d’électrocution. Après avoir aspergé d’eau la pièce où leurs proies sont entassées, les militaires y jettent un câble électrique.

 

Ghazi (nom d'emprunt) 22 years, a été torturé à plusieurs reprises, notamment en étant pendu par les bras.

Ghazi (nom d’emprunt) 22 years, a été torturé à plusieurs reprises, notamment en étant pendu par les bras.TANYA HABJOUQA pour le MONDE

« Ça a duré trois minutes, relate Ghazi. Ils nous ont fait frire comme des boulettes de falafel. Je sautais en l’air. Certains se sont évanouis tant la douleur était forte. » Le deuxième jour, le jeune homme a droit à la chaise électrique. « Ils voulaient avoir des informations sur l’Armée syrienne libre. A chaque fois que je répondais que je n’avais rien à dire, ils me donnaient un coup de jus. »

La suite est le doulab, un grand classique des geôles syriennes. La victime, coincée dans un pneu suspendu en l’air, reçoit une volée de coups de bâton sur la plante des pieds. Autre figure imposée de la vie en prison : le shabeh. Ghazi est pendu à ses menottes, avec les orteils qui touchent à peine terre, puis frappé au moyen d’un câble torsadé. « J’ai eu l’impression que mes épaules allaient se décrocher », se souvient-il. Le septième jour, c’est le bissat Al-rih, le tapis volant. Le prisonnier est attaché à une planche de bois dont les extrémités se soulèvent, ce qui cause des douleurs au dos insupportables. « J’ai fini par raconter tout ce qu’ils voulaient entendre. J’ai été libéré quelques semaines plus tard. Mais peu après, aussi fou que cela puisse paraître, j’ai reçu une convocation pour le service militaire », dit-il, avec un grand sourire narquois.

Esquiver la souffrance, maintenir les apparences : ces rescapés semblent s’être passé le mot. Dans un autre appartement d’Amman, Abou Khattab, un vendeur de légumes de 49 ans, commence son récit sur un ton détaché. Emprisonné pour avoir distribué à des enfants des bombes de peinture pour dessiner des graffitis anti-Assad, il passe en revue les « gifles » et les « coups de fouet » qu’il a endurés. Puis le masque tombe, le regard se voile. L’homme à la belle barbe blanche, habillé d’un calot et d’une galabeya qui lui donnent l’allure d’un cheikh, se recroqueville sur sa banquette.

 

TANYA HABJOUQA pour le MONDE

« Ils nous ont forcés à nous déshabiller, bredouille-t-il. Un garde m’a enfoncé un bâton dans le rectum. Il a violé mon honneur. Puis il a mis le bâton dans ma bouche en m’ordonnant de le lécher. Je me suis à saigner de la bouche. Alors il s’est mis à rigoler, en disant qu’il m’avait défloré. » Il lève les yeux au plafond, comme pour chercher la force de continuer. « J’aurais préféré être dans une prison israélienne. Ç’aurait été moins honteux. Ils veulent nous casser en deux, nous ôter une fois pour toutes l’envie de parler. »

Pour Najati Tayara, un professeur de philosophie à la retraite, réfugié lui aussi à Amman, l’obsession du régime pour la torture répond à un calcul politique. « Bachar et sa clique veulent nous enfermer dans le cycle de la vengeance, nous empêcher d’agir rationnellement, affirme ce sexagénaire à la voix caverneuse. Toutes ces humiliations ne visent qu’une chose : le déclenchement d’une guerre civile. Et malheureusement, il est en train de réussir. »

source: http://www.lemonde.fr/international/article/2012/03/14/pour-me-punir-ils-ont-place-un-petit-engin-explosif-dans-ma-main_1667934_3210.html#ens_id=1481132