Syrie: rempart de Bachar el-Assad, les Alaouites sont aussi ses otages – par Catherine Goueset

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 août 2012

Le clan de la famille el-Assad est issu de cette minorité syrienne longtemps discriminée. Le régime a su instrumentaliser les tensions communautaires, tentant de lier le sort de la communauté alaouite au sien. Repères.

Les Alaouites, une minorité musulmane hétérodoxe…
Les Alaouites sont une minorité d’origine religieuse, dont la doctrine, issue du chiisme, remonte au 9e siècle. « Après une phase d’extension de la doctrine, au 10e siècle, les initiés et leurs clans se replient, à partir du 11e siècle, dans une zone refuge, les montagnes côtières de Syrie après la reprise en main sunnite de la région », explique Bruno Paoli, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), spécialiste de la question. Si la communauté alaouite est d’origine religieuse, « les principaux critères d’appartenance ne sont plus tant aujourd’hui religieux, en raison du recul de l’initiation et de la marginalisation des élites religieuses, que familiaux et de parenté », complète le chercheur.

La religion alaouite repose sur une interprétation ésotérique du Coran basée sur l’enseignement secret des imams chiites, de Ali, cousin et gendre de Mahomet, à al-Hasan al-Askari, père du douzième imam, l’imam caché (mahdi). Leur conception de l’âme implique des cycles de réincarnation. La religion alaouite est de type initiatique. « Les adolescents mâles sont instruits par un cheikh qui devient leur père spirituel », explique Fabrice Balanche, chercheur au Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient. A l’instar des Alevis turcs avec lesquels il ne faut pas les confondre, ils se caractérisent par l’absence de mosquées, la tolérance de l’alcool et le fait que les femmes ne sont pas voilées.

… qui suscite le rejet des autres branches de l’Islam
Les Alaouites ont toujours été considérés comme hérétiques par les autres branches de l’Islam. « Au XIVe siècle, le penseur sunnite Ibn Taymiyya, qui fait toujours autorité dans les milieux fondamentalistes musulmans, recommandait le djihad contre eux « , rappelle Bruno Paoli.

Ce n’est qu’en 1936 qu’une fatwa est prononcée par une autorité sunnite pour les reconnaître officiellement comme musulmans (afin de souder les différentes communautés face aux colonisateurs). Et en 1973 seulement, ils sont admis comme partie prenante de la communauté chiite par l’imam libanais Moussa Sadr, à la demande de Hafez el-Assad, là encore pour des raisons politiques.

Des montagnards longtemps discriminés
Les Alaouites, qui constituent environ 10% de la population en Syrie, sont historiquement installés dans la montagne côtière au nord du Liban, le Djebel Ansarieyh et les plaines voisines… A l’époque ottomane, les Alaouites ne quittent leur montagne que pour aller travailler dans les domaines aux mains de grands propriétaires terriens, sunnites principalement, ou comme domestiques dans les villes. Cet isolement qui leur permet d’échapper à l’opprobre de la majorité sunnite, les maintient, en revanche dans une certaine relégation économique et sociale. A la fin du XIXe siècle, ils commencent à s’installer dans plusieurs grandes villes, notamment Homs, Damas, Lattaquié, Hama…

Le Djebel Ansariyeh, la « montagne alaouite », et les plaines voisines sont le berceau de cette minorité.
Julien Valente/L’Express
Hafez el-Assad offre-t-il une « revanche » aux Alaouites?
Lors du coup d’état de 1963, une bonne partie des officiers qui prennent le pouvoir est issue des minorités alaouite, chrétienne, druze. Leur forte représentation dans l’armée est en partie due au fait qu’à l’époque coloniale, la France mandataire (1920-1946) a favorisé la conscription des minorités par crainte du nationalisme de la majorité sunnite. Sept ans après le coup d’état de 1963, Hafez el-Assad, qui prend le pouvoir à la faveur d’un nouveau putsch va progressivement placer des Alaouites aux postes-clé du régime. Pour s’attacher les membres de sa communauté, il favorise les nominations d’Alaouites dans la fonction publique et dans les forces de sécurité. Aujourd’hui, 80% des Alaouites travaillent pour l’Etat, estime Fabrice Balanche.

Otages du régime
Pourtant, si nombre d’Alaouites s’engagent dans l’armée, c’est souvent faute d’alternative rappelle le dernier rapport de l’International Crisis Group qui consacre un chapitre à la question alaouite, et observe que leur région d’origine reste largement sous-développée.

En fait, « seule une minorité d’Alaouites a profité du système Assad, les autres ayant au mieux intégré la fonction publique pour des salaires de misère », complète Bruno Paoli.

Hormis certains membres du clan El-Assad, tel Rami Makhlouf, le cousin de Bachar el-Assad (qui possède des biens dans la téléphonie, le pétrole, le BTP, l’immobilier, et les médias), les Alaouites sont assez peu présents dans l’industrie et le commerce.

Par ailleurs, pour pallier au manque de légitimité démocratique de son régime, Hafez-el Assad, qui tourne rapidement le dos au nationalisme arabe, s’efforce de gagner à sa faveur les autorités religieuses -de toutes obédiences. Pour ce faire, il modifie la pratique religieuse alaouite, en faisant par exemple construire des mosquées, explique Fabrice Balanche. El-Assad s’évertue « à détruire les structures traditionnelles d’allégeance communautaire, notamment religieuses, pour les remplacer par une allégeance au clan Assad et à son entourage », ajoute Bruno Paoli.

La peur de l’ « Autre »
Les nominations d’Alaouites comme fonctionnaires ou soldats les amènent à s’installer, avec leurs familles, hors de leurs zones traditionnelles. Aujourd’hui, ils sont majoritaires dans les villes côtières de Lattaquié et de Tartous, et largement présents dans certains quartiers de Homs ou de Damas par exemple. Mais cette installation leur vaut un certain rejet du reste de la population qui les associe au régime tyrannique des Assad. Ainsi par exemple, le quartier de Sumariya à Damas, qui abrite les familles de militaires alaouites, est comparé par les habitants non-Alaouites aux colonies israéliennes de Cisjordanie, rapporte l’ICG.

Pourtant, les Alaouites, « qui étaient très nombreux dans les partis de gauche des années 70 et 80, ont eux aussi été, comme les Frères Musulmans, sévèrement réprimés par le régime » rappelle Bruno Paoli.

Le régime a su profiter de ces tensions et les a instrumentalisées par de nombreuses campagnes de propagande pour maintenir au sein de cette communauté la crainte de persécutions en cas de perte du pouvoir par le clan Assad, crainte décuplée depuis le début de la contestation en mars 2011. Désormais, « nombreux sont les démocrates alaouites, critiques du régime et anti-confessionnels proclamés, qui se sont soudainement réfugiés dans leur appartenance communautaire, avec ses peurs et ses aveuglements, pour défendre un régime dictatorial dont ils avaient pourtant analysé tous les rouages « , regrette l’historienne Nadine Méouchy.

Instrumentalisation de la peur
« Pas un village alaouite n’a été épargné par le retour de cadavres d’un ou de plusieurs de ses fils  » témoigne la comédienne alaouite Hala Omran, installée en France. « Ces victimes ont soudé les leurs dans le deuil, la rancoeur et la peur. Leurs obsèques, en présence de responsables du régime, donnent lieu chaque fois à des démonstrations d’allégeance aux Assad tandis que les faire-part de décès affichés sur les murs de Lattaquié et de ses environs portent la mention « victime des terroristes », observe la journaliste Hala Kodmani dans Libération.

La crise de ces 18 derniers mois a plus encore creusé le fossé entre les Alaouites et les membres des autres communautés, qui ne sont pas en reste quant à la perpétuation de clichés stigmatisants sur les Alaouites. Elle donne lieu à une multiplication de rumeurs, tant contre la communauté alaouite qu’au sein de celle-ci, dont le rapport de l’ICG donne de nombreux exemples.

Un début de « nettoyage ethnique »
« Au cours de ces derniers mois, les Alaouites ont fait l’objet de plus en plus de préjugés et de haine de la part des autres communautés, y compris parmi ceux ralliés à l’opposition ». Mais c’est surtout dans les zones de contact que sont les villages sunnites imbriqués dans la montagne alaouite que ces tensions atteignent leur apogée. C’est là que se sont produits les massacres de Houla, d’al-Koubeir ou de Treimsa.

Un début de « nettoyage ethnique » est déjà à l’oeuvre, « surtout à l’ouest de l’Oronte pour l’instant, mais cela annonce des dynamiques semblables ailleurs » s’inquiète Peter Harling de l’International Crisis group. Dans le même temps, la ségrégation communautaire devient la règle dans tout le pays. Nombre de fonctionnaires ou de soldats en poste à Damas ou à Homs par exemple, ont envoyé leur famille en sécurité sur la côte. Ailleurs, les fonctionnaires alaouites et leurs familles auraient déjà quitté certaines zones où ils sont minoritaires, comme à Deir Ezzor relève le rapport de l’ICG.

Vers la création d’un état alaouite?
Des rumeurs circulent de plus en plus sur « un plan B » du clan El-Assad, la création d’un état croupion alaouite dans la région côtière. Fabrice Balanche trouve cette option plausible. Cette région dispose d’eau, de ports, d’un aéroport, d’un terminal pétrolier, d’une industrie et d’une agriculture viable, dit-il. Il ajoute que l’Iran et la Russie pourraient s’en contenter comme d’un pis-aller pour garder un pied dans la région et que même Israël y trouverait son compte: L’Etat hébreu pourrait préférer une Syrie divisée à un Etat syrien fort (à même de réclamer le Golan occupé depuis 1967) tandis que la formation d’un état sur des bases ethnico-confessionnelles consoliderait la justification de l’existence de l’Etat juif. Mais pour d’autres spécialistes, cette hypothèse ne tient pas. Pour Peter Harling cette option est à peu prés impossible, « ne serait ce qu’en raison du maillage des infrastructures nationales, qui ne permet pas la partition. Les communautés étant très imbriquées, il faudrait des purges confessionnelles sur une échelle désastreuse pour consolider des zones homogènes ».

Enfin, « une telle partition sur des bases sectaires ne marquerait pas la fin du conflit mais son entrée dans une nouvelle phase » pronostique le rapport de l’ICG.

Quelles possibilités de réconciliation après la chute du régime?
« Il y aura inévitablement des dérapages, mais la question porte sur l’ampleur de ceux ci. En Irak en 2003, il s’est produit bien moins de représailles [contre les sunnites minoritaires dont était issu le dictateur déchu Saddam Hussein] qu’on n’aurait pu l’imaginer, souligne Peter Harling. Bruno Paoli souhaite, lui, « la mise en place d’un pouvoir de transition à la fois représentatif et suffisamment fort, qui puisse enrayer la dynamique négative des règlements de comptes interconfessionnels et imposer la création d’une commission de réconciliation ». L’ICG regrette d’ailleurs que l’opposition minimise ces tensions et l’enjoint de faire le maximum pour rassurer les Alaouites sur le sort qui leur sera réservé après un changement de régime, les protéger de représailles et prévoir de réformer plutôt que de démanteler intégralement les services de sécurité.

Source http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/les-alaouites-rempart-et-otages-de-bachar-el-assad_1151237.html