Syrie. Témoignage du général Ahmed Tlass sur le système et la répression (3/4) – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 1 avril 2014

Né en 1961, originaire de la petit ville de Rastan, entre Homs et Hama, le général Ahmed Tlass est diplômé de l’Académie de Police et docteur en Sciences politiques. Après plus de 20 ans à la direction de la Section financière de la Police du gouvernorat de Hama, il a été nommé, en 2008, directeur du Bureau des contrats au Ministère de l’Intérieur, à Damas. Il occupait encore ce poste lorsqu’il a décidé, le 27 juillet 2012, de prendre ses distances avec un pouvoir dont il ne parvenait plus à accepter les agissements. Il est aujourd’hui réfugié à Amman, en Jordanie, où ses confidences ont été recueillies par François Burgat, membre de l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman et directeur deWAFAW (When Authoritarianism Fails in the Arab World), un programme financé par le Conseil Européen de la Recherche.

Manifestants sur la Place de l'Horloge à HomsManifestants sur la Place de l’Horloge à Homs

Les 1ère et 2ème parties de ce témoignage sont accessibles ici et ici.

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Il s’était produit exactement la même chose à Homs, provoquant la mort d’un grand nombre de citoyens pacifiques dans des conditions identiques.

Des jeunes s’étaient rassemblés, le 18 avril, pour un sit-in au centre de la ville, au pied de la vieille horloge. Tous les responsables concernés par la sécurité se trouvaient à la Direction de la Police, à proximité immédiate. Des émissaires sont allés négocier avec ceux qui occupaient les lieux pour les convaincre d’évacuer la place. Ils étaient quelques milliers, entre 5 000 et 10 000 peut-être. Ils ont refusé de partir. Vers le milieu de la nuit, nous avons tenu une réunion avec le général Mounir Adanov, qui était déjà là, pour décider de ce qu’il y avait lieu de faire. On a de nouveau demandé aux jeunes de quitter la place en empruntant les rues qu’ils voulaient. Mais, alors que les discussions se poursuivaient, des agents des moukhabarat jawiyeh – le Service de sécurité de l’Armée de l’Air – qui avaient été dépêchés depuis Damas pour « disperser des voyous », ont commencé à mitrailler la foule. Ils ont fait des dizaines de morts. Ils obéissaient à l’ordre de tirer à vue qui leur avait été donné par de hauts responsables sécuritaires. Il s’agit encore une fois de ces officiers invisibles aux regards, mais suffisamment puissants pour donner directement des instructions à des éléments à leur dévotion. Certains de ces éléments sont des agents des différents Services de renseignements. Mais ils peuvent être aussi des fonctionnaires d’autres ministères, comme celui de l’Education. Il s’agit ni plus ni moins, comme je l’ai déjà dit, d’un état dans l’Etat.

Les membres de cette « commission » interviennent dans tous les domaines. En voici un exemple. Alors que la contestation en était à son quatrième mois, le Ministère de l’Intérieur s’est mis en quête de matériels spécifiques de maintien de l’ordre. La rue s’enflammait, mais les morts étaient alors encore peu nombreux. Nous recherchions des moyens adaptés aux circonstances. Nous avons entamé des discussions avec les Turcs qui ont accepté de nous vendre des boucliers de plastique, des casques en métal, des matraques… pour la police et les forces de sécurité. Mais, alors que l’affaire était bouclée et que nous nous étions entendus avec la délégation qu’ils nous avaient dépêchée sur les matériels, les quantités et les prix, et alors qu’il ne restait plus que les signatures à apposer au bas des contrats, j’ai reçu un ordre en provenance du Palais présidentiel. Il m’enjoignait d’abandonner ce projet, de laisser tomber les Turcs et d’acquérir ces matériels auprès des Iraniens. En fait, on n’avait jamais eu l’intention en haut lieu de traiter avec le gouvernement turc.

J’ai donc demandé un rendez-vous à l’Ambassade d’Iran à Damas, que j’ai aussitôt obtenu. Composée d’une douzaine d’experts, la délégation que je conduisais a été accueillie par l’ambassadeur en personne. On s’est immédiatement réuni avec l’ensemble du personnel de l’ambassade, des conseillers politiques aux attachés militaires et culturels. Avant qu’on ait eu le temps de leur exposer le motif de notre visite, ils nous ont affirmé qu’ils étaient ouverts à toutes nos demandes et prêts à satisfaire nos besoins en matériels, en qualité et en quantité, dans les meilleurs délais. Rien n’était plus facile. La fabrication serait rapide, puisque toutes les usines d’armement de leur pays, dont ils nous ont exposé en détail ce qu’elles produisaient, appartenaient à l’Etat. Leur acheminement serait immédiat, puisque chaque jour deux avions de pèlerins arrivaient à Damas en provenance d’Iran… Nous leur avons expliqué que n’avions besoin que de matériels protecteurs ou défensifs. Nous ne recherchions pas d’armes létales.

L’ambassadeur, qui portait l’habit des religieux chiites et qui s’exprimait avec une grande autorité nous a déclaré : « Vous pouvez me demander tout ce que vous voulez. Si vous souhaitez qu’Ahmadi Nejad en personne vienne en visite en Syrie, dites-le moi. Il sera ici le jour suivant ». Nous avons été surpris de constater qu’il avait une connaissance de ce qui se passait dans chaque coin et recoin du pays, au moins aussi précise et détaillée que la nôtre. Il a reconnu avoir des contacts au Palais avec Bouthayna Chaaban. Surtout, parlant au nom de son président, il avait une capacité de décision peu ordinaire chez un ambassadeur dans ce genre de domaine. Je n’avais jamais vu cela, même chez les Russes. Il a voulu nous offrir des cadeaux. J’ai refusé. Il a insisté. J’ai continué de refuser. Il nous a alors proposé de prendre une collation avant de repartir. J’ai accepté. Pendant que nous étions à table, une jeune femme est entrée sans frapper. Elle ne portait pas le tchador, le voile habituel des femmes iraniennes. Elle a fait un tour dans la pièce et, après un échange de regards avec l’ambassadeur face à qui j’étais assis, elle est sortie sans avoir dit un mot. J’ai compris ultérieurement le message que l’ambassadeur avait voulu nous faire passer : « Vous refusez mes cadeaux. Soit. Mais refuserez-vous tout ce que je peux vous offrir ? »

(A suivre)

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2014/03/31/syrie-temoignage-du-general-ahmed-tlass-sur-le-systeme-et-la-repression-34/

date : 31/03/20147