Syrie : un an après – Farouk Mardam Bey

Article  •  Publié sur Souria Houria le 15 mars 2012

Près de dix mille morts, autant sinon plus de disparus, un nombre considérable de blessés graves abandonnés sans soins et handicapés à vie, des dizaines de milliers de détenus atrocement torturés, des quartiers populaires bombardés par les chars et les blindés aux quatre coins du pays, des exactions quotidiennes n’épargnant ni les femmes ni les enfants… Et pourtant il se trouve encore dans le monde, y compris en France, des partisans plus ou moins déclarés du régime de Bachar al-Assad, qui s’accordent à considérer la révolution en cours comme un « complot israélo-américain contre la Syrie résistante ». Usant le plus souvent d’un vocabulaire d’extrême gauche quand ils ne sont pas ouvertement d’extrême droite, les uns militants de base, les autres experts autoproclamés en géopolitique, ils posent en amis des peuples arabes, dénoncent les manœuvres de l’impérialisme, les agissements de l’Arabie saoudite et du Qatar, les mensonges éhontés des chaînes satellitaires Al-Jazira et Al-Arabiyya, les actions terroristes menées par des salafistes infiltrés en Syrie, mais l’idée ne les effleure jamais de se demander si les Syriens sont tout simplement bien gouvernés, s’ils ont ou non des raisons valables de se révolter et qui sont exactement ces manifestants, jeunes et moins jeunes, qui n’ont cessé, un an durant, de braver les milices surarmées du régime et ses régiments d’élite.

C’est l’une des principales caractéristiques du régime en place à Damas que d’avoir fondé sa légitimité régionale et internationale sur l’annihilation politique de son propre peuple, sur l’occultation de ses souffrances, la délégitimation de ses griefs et de ses revendications. Durant les deux terribles décennies 1980 et 1990, toute la politique de Hafez al-Assad se résumait à ces deux objectifs, destinés à assurer la pérennité de son pouvoir : convaincre les grandes puissances qu’il est incontournable et convaincre les Syriens qu’ils sont, eux, quantité négligeable, qu’ils n’existent pas et qu’ils ne doivent pas exister, politiquement s’entend. On se rappelle d’ailleurs que le massacre en 1982 de vingt à trente mille personnes à Hama, sous le prétexte de venir à bout de quelques centaines de rebelles islamistes, n’a provoqué en Europe ni aux EtatsUnis que de très timides condamnations, et la leçon a été bien comprise en Syrie, devenu désormais, ainsi que l’entendait son président, un « royaume de la peur et du silence ». Les années suivantes, ce sont des milliers de prisonniers politiques qui seront suppliciés en secret dans la terrible prison militaire de Palmyre, véritable camp de concentration où les bourreaux se vantaient de déshumaniser leurs victimes, de les réduire selon leurs propres termes à l’état d’insectes.

Au même moment, Hafez al-Assad, omnipotent et omniprésent, achevait la structuration quasiment monarchique de son régime – qui ne peut être uniquement défini comme autocratique ou despotique. Ayant accédé au pouvoir en 1970 par un coup d’état militaire, il avait certes déjà veillé à fidéliser l’armée en plaçant ses proches aux postes de commandement, en la doublant de milices principalement recrutées dans sa communauté religieuse et dirigées par des membres de sa famille, en multipliant aussi les services de renseignement chargés chacun de surveiller l’autre et tous ensemble de quadriller la société. Mais c’est dans les années 1980 que son pouvoir a définitivement acquis dans la propagande officielle le qualificatif d’« éternel », que ses frères et ses cousins paternels et maternels ont parfait leur gestion mafieuse de l’économie nationale et, surtout, que son fils aîné Bassel a été officieusement désigné comme prince héritier avant d’être quelques années plus tard, ayant trouvé la mort en 1994 dans un accident de voiture, remplacé tout naturellement dans cette haute dignité par son frère puîné, Bachar. Un culte de la personnalité proprement délirant était organisé par le parti unique et ses satellites, mobilisant de gré ou de force la population scolaire et les fonctionnaires, et il n’était pas rare de la part des sbires du régime, au cours de ces cérémonies d’allégeance, de diviniser le président et de sanctifier sa famille. On les a souvent vus à l’œuvre ces derniers temps, le fils réglant ses pas sur ceux de son père…

Régime clanique, familial, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’il ne gouverne pas la Syrie mais l’occupe à la manière d’une puissance étrangère. C’est pourquoi il n’a jamais voulu dans le passé – ni pu s’il l’avait vraiment voulu sous la pression des événements – procéder à une seule réforme digne de ce nom, et c’est pourquoi il n’acceptera jamais dans l’avenir, quoi qu’en pensent les Russes et les Chinois, d’engager un dialogue plus ou moins constructif même avec son opposition la plus molle. Comment expliquer, sinon par cette « extranéité » à la société, sa totale insouciance de tous ces morts et blessés, son incapacité de s’adresser directement et sérieusement aux manifestants ne serait-ce qu’une seule fois en douze mois, sa surdité aux appels à la raison lancés par ses anciens amis ? Dès la mi-mars 2011, Bachar al-Assad a répondu aux revendications des manifestants scrupuleusement pacifiques de deux manières différentes : soit par la violence et le mépris, ce qui n’a fait que radicaliser le mouvement de contestation, soit en promettant des cadeaux à telle ou telle catégorie sociale tout en ignorant ostensiblement les problèmes de fond qui intéressent l’ensemble des citoyens. Et s’il a par la suite commandé une nouvelle constitution taillée sur mesure, censée pour la forme supprimer le monopole politique du parti Baas mais préserver quand même telles quelles les prérogatives du président, il n’a trouvé mieux, comble de la désinvolture, que d’appeler la population à l’approuver par référendum alors que Homs, Rastan et Idlib étaient sous les bombes. N’en déplaise aux admirateurs en France de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais, qui s’est enthousiasmé pour ce référendum et qui a déclaré le jour même que rien de grave ne se passait à Homs, il y a peut-être des façons plus efficaces et plus respectables de s’opposer aux menées du Grand Satan…

Tout cela pour dire que les Syriens, longtemps humiliés et offensés, tantôt au nom de la « résistance et de l’obstruction », tantôt de la stabilité régionale qui serait, leur a-t-on expliqué, dangereusement menacée s’il leur prenait l’envie de bousculer leur éternel président, méritent qu’on les voit enfin tels qu’ils sont et qu’on les entende. On constaterait alors qu’ils ont toutes les raisons du monde de se révolter, que le régime qui les opprime depuis plus de quarante ans est l’un des plus calamiteux de la planète, et on finirait par comprendre que c’est la survie de ce régime, et non sa disparition, qui risque de mettre le Proche-Orient tout entier à feu et à sang.

Farouk Mardam Bey

Article publié dans Libération du jeudi 15 mars 2012