Syrie. Une histoire de barils… (1) – par Aurélien Pialou

Article  •  Publié sur Souria Houria le 18 mars 2014

« Connais-tu le nouveau truc qu’ils utilisent ? » me demande soudain mon voisin. Nous sommes à Damas au début de l’automne 2012. Depuis quelques semaines, des rumeurs vont bon train sur les nouvelles méthodes de répression. Comme tout ce qui se passe en Syrie, l’affaire débute par des on-dits. Ils se diffusent en empruntant des voies tortueuses, et ils convergent pour confirmer bientôt ce qui devient réalité. Les premières mentions d’un recours à ces armes nouvelles sont attestées à Damas. D’autres les suivent, en provenance des environs de Hama, de Telbisse, de Rastan…

Un hélicoptère de l'armée syrienne s'apprête à larguer des barilsUn hélicoptère de l’armée syrienne s’apprête à larguer des barils

On est en septembre 2012. « Tu verrais le quartier après la chute du baril… Toutes les maisons aux alentours ont été soufflées. Personne n’a compris ce qui se passait. Il s’agissait d’un nouveau machin, un baril rempli d’explosif et de pièces de métal, qui fait beaucoup plus de dégât que ce que nous connaissions jusque là ».

Avant d’aller plus loin, il faut rappeler le contexte de ce mois de septembre. A cette date, à la surprise de nombreux analystes, non seulement les forces de l’opposition n’ont pas été écrasées par les troupes du régime, mais elles ont progressé dans toutes les régions du pays, menaçant Lattaquié, Alep et d’autres villes. Des espoirs émergent de partout. Les révolutionnaires entrevoient une prochaine libération durant l’hiver qui s’annonce… Pendant l’été, les formes de mobilisation avaient évolué. Les manifestations civiles s’étaient poursuivies dans les zones libérées et des rassemblements éclairs avaient été organisés à l’intérieur des zones contrôlés par le pouvoir. Cette dernière forme de protestation n’était pas sans risque, compte-tenu du survol constant des secteurs suspects par des hélicoptères prêts à ouvrir le feu sur le moindre attroupement. Toutefois, alertés par le bruit des appareils, les protestataires étaient en mesure de se disperser avant leur arrivée. Une autre forme de contestation restait le cortège funéraire, qui, pour le moment encore, ne faisait pas l’objet d’une agression systématique.

En rouge, les quartiers concernés par l'opération "Volcan de damas"En rouge, les quartiers de Barzeh, Qaboun, Kafr Sousseh, al-Hajr al-Aswad… concernés par l’opération « Volcan de damas »

Après les deux séries de batailles, « Volcan de Damas » et « Volcan d’Alep », ces deux modes de rassemblement ont été largement utilisés. Ils regroupaient durant un moment les combattants et les civils. Les affrontements ont ainsi créé de nouvelles solidarités. A Zamalka, par exemple, d’où les habitants avaient fui pour se réfugier à al-Tall, au cours du mois de juin, afin de s’éloigner de la ligne de front. Deux mois plus tard, l’Armée libre ayant reconquis la ville, ses habitants ont pris le chemin du retour, à la fois pour rejoindre leurs maisons et « pour être avec les combattants ».L’opposition est désormais convaincue de pouvoir remporter à court terme la victoire significative que les premiers succès dans la bataille des capitales lui fait espérer.

Au cours du mois septembre, les hélicoptères de l’armée régulière sont désarmées de leurs mitrailleuses latérales. Les forces du régime ont découvert une nouvelle arme qui les remplace avantageusement : les barils de TNT. Leur composition est connue : il s’agit d’un mélange de matières explosives et de morceaux de ferraille, placé dans un baril des plus anodins. Après l’opposition, la révolution a appris au régime à se montrer inventif. Mais alors que les armes créées par l’opposition étaient destinées à assurer la défense des populations et à hâter la victoire, celles que le régime met au point seront utilisées pour sanctionner et punir.

Explosion d'un baril à AlepExplosion d’un baril

Rien n’est plus aisé que de reconnaître le largage d’un baril. Les dômes de champignon noirs provoqués par l’impact des obus sont vite dissimulés par les nuages de poussière qui suivent les déflagrations. Nulle commune mesure entre un baril et les autres projectiles : un tir d’obus est « ciblé » ; le largage d’un baril est aléatoire. Il s’inscrit dans la stratégie qui a les faveurs du régime : infliger le maximum de dégâts aux immeubles et aux individus, en assortissant la menace de l’incertitude qui laisse augurer le pire. Le baril remplit une autre fonction non négligeable. Quand il ne provoque pas une mort immédiate, il cause une quantité de blessures physiques et psychologiques graves dont la prise en charge est impossible dans le contexte du moment. Les moyens limités et fragiles de l’opposition dans ce domaine ne lui permettent pas de traiter ces types de blessures, qui vont du traumatisme aux brûlures, en passant par les membres brisés et les corps déchiquetés par la mitraille. Le régime a inventé une nouvelle arme à sous-munition non homologuée par les conventions internationales.

Au début de l’automne 2012, l’usage des barils de TNT est encore sporadique, presque exceptionnel. Ils sont utilisés pour effrayer les quartiers nouvellement soustraits à l’autorité du pouvoir. Le secteur sud de la capitale n’appartient plus au régime, qui le pilonne avec son artillerie, et qui, de temps en temps, lâche sur lui un baril. Les habitants s’étaient habitués aux obus et aux bombes. Ils avaient développé des techniques de survie. Les voici de nouveau confrontés à l’inconnu. Ils devront s’accoutumer au fracas assourdissant et aux nuages de poussière qui signalent, en s’élevant d’une rue voisine, qu’un projectile vient d’y tomber. Ils avertissent que mort, blessures et destructions attendent à proximité.

Situation à Damas (@ Le Monde. 27.11.2012)Situation à Damas (@ Le Monde), fin novembre 2012

Un nuage de poussière obscurcit le rétroviseur du taxi qui me ramène vers le centre-ville. Retourner sur les lieux ? Impossible. Les troupes du régime ont été instruites d’attendre que les sauveteurs bénévoles se rassemblent avant de larguer un nouveau projectile En quelques semaines, les cortèges funèbres cessent eux aussi. Les familles des victimes conduisent désormais leurs défunts à leur dernière demeure en comités restreints. Seules les manifestations volantes se poursuivent. Elles réunissent les activistes qui refusent de se laisser intimider. La peur du baril est là, mais il faut la braver. A l’approche de l’hiver, le nombre des villes, des villages et des régions libérés ne cesse d’augmenter. Ce ne sont pas de vulgaires barils qui vont anéantir l’ardeur des combattants et des populations.

(A suivre)

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2014/03/13/syrie-une-histoire-de-barils-1/

date : 13/03/2014