Syrie: voyage en barbarie

Article  •  Publié sur Souria Houria le 2 décembre 2011

Après huit mois de révolte et de répression à huis clos, le régime de Damas semble engagé dans un combat sans pitié contre son peuple. Manon Loizeau a rejoint clandestinement Homs, coeur du soulèvement, pour Envoyé spécial. Son reportage est diffusé ce jeudi soir sur France 2. Voici son carnet de bord.

Premier jour, près de Beyrouth (Liban)

Un soleil d’automne balaie le doux visage de Raja. Ses yeux se perdent de l’autre côté de la colline. Son père, Shibli al-Aissami, 86 ans, l’un des fondateurs du parti Baas, au pouvoir à Damas, a été kidnappé par les services de sécurité syriens. Cela s’est passé ici, en territoire libanais, à une heure à peine de Beyrouth. Depuis, Raja ne cesse de questionner les rares témoins, qui, par peur, ont attendu plusieurs semaines avant de se manifester.

Le reportage de Manon Loizeau, produit par l’agence Capa, a été diffusé sur France 2, dans Envoyé spécial, jeudi 1er décembre.

Son père était venu la voir pour les vacances. Il arrivait tout juste des Etats-Unis, où il réside. « Je ne comprends pas. Pourquoi kidnapper un vieillard? En quoi mon père était-il une menace? Il avait une certaine idée de la liberté, de la démocratie, des droits humains, mais il ne s’est jamais exprimé en public. Ce régime a peur de son ombre. » De plus en plus de Syriens sont enlevés sur le territoire libanais.

Deuxième jour, à Beyrouth, la peur

Dans un immeuble, trois coups frappés discrètement à la porte d’un appartement. Un mot de passe. La porte s’ouvre et se referme aussitôt. Omar Idlibi, l’un des activistes phares de la révolte syrienne, glisse un rapide « bienvenue ». Cofondateur des comités locaux de coordination (LCC) de la révolution syrienne, il a dû fuir sa ville d’origine, Homs, voilà plusieurs mois. Le régime l’a condamné à mort. Il coordonne désormais la résistance depuis Beyrouth. Il montre l’écran de son ordinateur : « Regardez, c’est la page Facebook de la révolution syrienne. C’est nous qui l’avons créée. En ce moment, on vote pour choisir le mot d’ordre des manifestations. Les propositions sont lancées et les gens décident. Demain, pendant les grands rassemblements du vendredi, le slogan choisi sera scandé dans tout le pays. C’est ça, la démocratie! »

Au fond de la pièce, assise dans un canapé au velours vieilli, Salma examine les vidéos enregistrées avec des téléphones portables parvenues depuis plusieurs villes syriennes. Homs, dans le centre du territoire, où vivent en temps normal 1 million et demi d’habitants, est encerclée depuis plusieurs semaines par l’armée syrienne. Les bombardements sont incessants.

Salma a le regard inquiet. Agée de 25 ans, elle a dû fuir Damas après avoir été emprisonnée plusieurs semaines pour avoir distribué des tracts appelant à manifester. A présent, elle ne se sent pas en sécurité à Beyrouth. « Nous sommes infiltrés, c’est très dangereux. Ici, tu ne sais pas d’où peut surgir le danger, tu ne sais pas qui est l’ennemi. » Omar l’interrompt. « Avant-hier, les services libanais ont arrêté trois de nos activistes à l’aéroport de Beyrouth et les ont remis aux services syriens. Des dizaines d’entre nous ont subi le même sort. » La terreur s’étend bien au-delà des frontières syriennes.

Troisième jour, le cri

Quelque 12 000 personnes ont voté, la veille sur Facebook, en faveur d’un slogan repris dans toutes les manifestations: « Allah Akbar! » (Dieu est grand). « C’est le signe que le peuple syrien ne croit plus en l’aide de la communauté internationale, après huit mois de massacre à huis clos. Le seul espoir aujourd’hui est en Allah », explique Abo Farez, l’un des piliers du conseil révolutionnaire de Homs, rencontré au Liban. Alors que la journée du vendredi n’est pas encore achevée, on compte déjà des dizaines de tués en Syrie, dont une fillette de 8 ans, abattue par un sniper à Homs. Plus de 200 enfants seraient morts depuis le début de la révolte syrienne, en mars dernier. Beaucoup ont été torturés, parfois à mort.

Le seul espoir du peuple syrien, aujourd’hui, est en Allah

Abo Farez est venu au Liban pour quelques jours, afin de rapporter des pochettes de sang pour les blessés de Homs. Par Internet, il contacte un ami médecin resté sur place. La voix perce le calme de cette chambre d’hôtel. Une voix qui vient du pays interdit, une voix qui appelle à l’aide. « Il y a tellement de bombardements que nous ne pouvons pas livrer les médicaments et la nourriture dans certains quartiers. Les chars sont partout. » La voix se perd, puis revient, en anglais, tel un cri. « It’s emergency, for everything! Please help us! » (C’est urgent, nous avons besoin de tout! Aidez-nous!) La connexion s’interrompt.

Quatrième jour, Wadi Khaled (nord du Liban)

Abo Farez repart à Homs et accepte de nous emmener avec lui. Pour le rejoindre à la frontière syrienne, nous prenons la route vers le nord du Liban.

Dans la région de Wadi Khaled, fermée aux médias occidentaux, les réfugiés syriens vivent dans la crainte permanente d’être enlevés, car les hommes de main du régime de Damas multiplient les incursions, malgré la frontière. A l’abri des regards, un jeune montre les images qu’il a réussi à tourner avec son téléphone portable à l’intérieur de la prison de Homs, où il a été enfermé pendant deux mois et torturé pendant plusieurs semaines.

Il y avait des cris d’enfants, aussi. C’est impossible à décrire

« Au début, c’était à l’électricité, raconte-t-il. Ils branchaient les fils au bout de mes doigts et versaient de l’eau par terre. Après, ils m’ont suspendu au plafond avec mes menottes pendant trois jours. Ils m’ont frappé, aussi. Il y a eu tellement de choses… » Ali peine à continuer son récit. « Je me souviens des cris des femmes, elles suppliaient leurs bourreaux. Elles hurlaient : « S’il vous plaît, ne nous faites pas ça, nous sommes encore vierges »… Il y avait des cris d’enfants, aussi. C’est impossible à décrire. »

A la tombée du jour, dans une des écoles de cette région frontalière, devenue une zone floue, de non-droit et d’enlèvements, le regard de Houzeyfa, 13 ans, semble avoir perdu à jamais sa part d’enfance. « L’armée m’a arrêté à la sortie de l’école à un barrage, explique-t-il. J’ai été emmené dans le coffre d’une voiture, puis emprisonné une semaine. Ils m’ont torturé à l’électricité. Je les suppliais d’arrêter. Ils me disaient: « Pour nous, tu n’es pas un enfant, on fera de toi ce qu’on veut. » » Houzeyfa sera finalement libéré. Il a fui avec sa famille vers le Liban.

Cinquième jour, la traversée de la frontière

Jour du départ vers la Syrie: il faut rejoindre Homs, ville martyre. Nous retrouvons Abo Farez et un passeur. Dans la nuit, l’armée syrienne a posé de nouvelles mines le long de la frontière. Nous devons faire un long détour, franchir des barrages routiers. Après quelques heures le long de pistes chaotiques, le passeur montre du doigt une rangée d’arbres: « Derrière, à 300 mètres, c’est la Syrie. » Enfin. Des éclaireurs surgissent à moto. Abo Farez lance un regard de défi : « On y va? » « Yala! » Une dune de sable s’élève. Nous l’escaladons en quelques secondes. De l’autre côté, trois motos nous attendent. Sable, rocaille, buissons secs, nous traversons sans trop le savoir un terrain miné… Nous sommes en Syrie.

Première halte, dans une petite maison perdue au milieu de champs d’oliviers. Des villageois nous accueillent ainsi que des soldats de l' »armée libre ». Constitués en armée de libération, ces déserteurs se disent plus de 15 000. Un homme s’approche, les mots se précipitent. « Ce matin, deux chauffeurs, qui transportaient de la nourriture et des médicaments pour Homs, ont été arrêtés et exécutés. Il y a quelques jours, les chabiha, ces miliciens à la solde du régime, ont abattu des enfants du village voisin qui jouaient près d’un arbre. Ils ont enlevé des femmes, jeté les corps des hommes dans une décharge. Ils sont payés 60 dollars par jour pour faire leur sale besogne. Ils sont payés pour piller nos maisons. Ils sont payés pour nous tuer. »

Sixième jour, sur la route

Cachés dans une camionnette, nous poursuivons la route vers Homs, accompagnés par un jeune déserteur. En chemin, un militaire qui a récemment rejoint l’armée libre tient à nous parler. « J’étais officier dans la quatrième division de l’armée syrienne. Le régiment d’élite, celui du frère de Bachar. Ils nous ont envoyés dans ma ville pour tirer sur des manifestants. J’ai dit à mes hommes de ne pas faire feu. Puis nous avons reçu l’ordre de nous rendre dans un endroit où des dizaines de personnes venaient d’être arrêtées. Nous devions en « disposer ». Brusquement, je me suis retrouvé face à mon frère. Quelques heures plus tard, je me suis enfui avec lui et j’ai quitté cette armée qui est devenue criminelle. »

Adieu, Bachar, nous allons libérer notre peuple!

Soldats et officiers sont de plus en plus nombreux à déserter. Tous témoignent de la brutalité de leurs troupes. « Au sein même de l’armée de Bachar, des hommes nous renseignent, explique un rebelle. Pour l’instant, ils nous sont plus utiles à l’intérieur. Le jour où vos pays imposeront une « no-fly zone », une interdiction de survol du territoire syrien, la majorité des soldats rejoindront le peuple. Et les civils seront sauvés. »

Alors que nous parlons avec des déserteurs, un ordre tombe. Les soldats de l’armée libre saisissent leurs armes. L’opération pour reprendre Baba Amr, l’un des quartiers de Homs, a commencé. Entassés dans des pick-up, les soldats de l’armée libre crient: « Adieu, Bachar, nous allons libérer notre peuple! », avant de disparaître dans la nuit.

Septième jour, dans un village

Les combats font rage à Homs. L’armée syrienne a totalement encerclé la ville. Nous ne pouvons pas nous approcher. Abo Farez reçoit des nouvelles par téléphone. Trois de ses amis activistes ont été arrêtés. Tous les hôpitaux clandestins ont été détruits par les chabiha. Des affrontements ont lieu au coeur de la ville.

Dans le village où nous sommes cachés, un hôpital militaire de l’armée libre accueille des civils. Les blessures par balle sont infectées. Il n’y a pas de médecin. La trousse de secours de l’armée libre se résume à une pommade cicatrisante et à des bandes de sparadrap.

Dans l’un des villages voisins, une manifestation commence. La présence de journalistes étrangers émeut : « Merci d’être là, murmure une jeune femme. Racontez ce que vous voyez ici. » Les témoins sont rares. Vingt minutes s’écoulent et nous devons partir à la hâte: les troupes de Bachar el-Assad se dirigeraient vers le village. Chaque parole recueillie en Syrie est une parole qui peut condamner à mort celui ou celle qui la prononce.

 

Huitième jour, l’attente

Trois cachettes différentes en douze heures… Depuis que la Ligue arabe a lancé un ultimatum à Bachar el-Assad, l’armée syrienne déploie ses chars et ses régiments à travers tout le territoire, surtout autour de la ville de Homs, à 20 kilomètres. Nous attendons une accalmie pour pouvoir passer entre les barrages et les lignes de front.

Au milieu de la nuit, le lieutenant Abdallah, qui veille sur nous, saisit brusquement sa kalachnikov. Il reçoit un appel. Son visage se fige. L’armée syrienne est entrée dans le village où se déroulait la manifestation de la veille. C’est un fief de l’armée libre. « Ils ont su que 300 soldats de l’armée libre étaient partis sur le front de Homs, alors ils mènent des opérations punitives contre leurs familles. » Ce village est à 5 kilomètres de là où nous dormons.

Neuvième jour, Baba Amr, dans le sud de Homs

Les faubourgs de Homs apparaissent. Nous traversons à pied l’autoroute qui mène à Damas. De l’autre côté, une voiture attend. Nous arrivons à Baba Amr, en périphérie de la ville, où se déroulent les combats les plus violents actuellement en Syrie. Le long des allées désertes, les immeubles ont été éventrés par les bombardements. Notre voiture est la seule. Nous traversons à toute allure la ligne de front, des détonations résonnent, de plus en plus près. L’auto s’engouffre dans l’allée des snipers. Les balles crépitent. Dans les ruelles avoisinantes, on distingue des ombres terrées dans les maisons, des hommes se cachent au coin des portes. Des femmes regardent par la fenêtre. Baba Amr est une ville fantôme.

L’auto s’engouffre dans l’allée des snipers. Les balles crépitent

Au loin, un barrage de chabiha bloque la route. Dans une maison, une famille nous accueille. La grand-mère, son fils et cinq enfants. Ils veulent parler, raconter coûte que coûte ce qu’il se passe ici depuis des semaines. Dire la terreur. « Nous ne pouvons plus enterrer nos morts, ils nous tirent dessus dans les cimetières. En trois jours, cinq hommes des maisons voisines sont morts, abattus par des snipers, alors qu’ils allaient chercher du pain. Tous les jours, des enfants sont tués par ces mêmes tireurs. Je ne laisse plus les miens sortir de la maison. Toutes les nuits, Baba Amr est bombardé. Nous n’avons plus rien à manger. Beaucoup de nos voisins sont morts. D’autres ont été arrêtés. Les autres ont fui. » La veille, les bombardements ont détruit les derniers hôpitaux clandestins du quartier. La nourriture se fait rare. L’électricité est coupée, et il devient de plus en plus difficile de se chauffer.

A Baba Amr et à Homs, ce n’est plus une révolution qui est en cours. C’est une guerre. Soldats de l’armée libre et troupes du régime s’affrontent sans relâche dans une guérilla urbaine. Maison par maison, rue par rue, quartier par quartier. Et les victimes civiles sont de plus en plus nombreuses.

Homs, ville martyre

Mani/Zeppelin Network distribué par Deal team

Dixième jour, les combattants de Homs

Dans la nuit, deux barrages de l’armée ont été dressés à quelques dizaines de mètres du lieu où nous logeons. Abo Farez travaille déjà à l’organisation des prochaines manifestations avec ses amis du comité révolutionnaire de Homs. Ils sont ingénieurs, hommes d’affaires, bijoutiers. Et, désormais, combattants à plein-temps.

Les quartiers de Homs sont depuis la veille quadrillés par l’armée et par les miliciens à la solde du pouvoir. « Lorsque deux soldats sont en poste à un barrage routier, le régime y ajoute quatre chabiha. Sinon, ils ont peur que les soldats désertent », explique un habitant. Les miliciens sèment la terreur dans toute la ville. Un déchaînement de violence sans précédent. Exécutions sommaires. Rafles en plein jour. Selon plusieurs témoignages, des chabiha ont kidnappé des enfants dans une école et demandé une rançon aux parents. Lorsqu’un des pères est venu apporter l’argent, il a été enlevé à son tour… Imad raconte que son fils de 10 ans s’est fait arrêter à un barrage par des soldats. « Ils lui ont posé des questions sur sa famille, puis ils lui ont demandé : « Et toi, es-tu avec le peuple ou avec le président? » »…

Les tirs résonnent à travers Homs. Les combats de rue se rapprochent du centre-ville.

Onzième jour, « Bachar tue les enfants »

Il est devenu presque impossible de circuler dans la ville. Ceux qui nous accompagnent prennent d’immenses risques. Les milices d’Assad sont postées à chaque coin de rue, souvent habillées en civil. Les espions sont partout. Dans une cave, un adolescent de 16 ans montre son bras paralysé. Il a reçu trois balles lors d’une manifestation; il tentait de ramasser le corps d’une petite fille de 5 ans, abattue par un sniper. Alors qu’il était hospitalisé, les militaires du régime ont raflé 41 blessés. Lui s’est enfui par une fenêtre. Il ne peut pas être examiné par un médecin. Le dernier hôpital clandestin a été détruit hier à Homs.

Ce n’est plus une révolution qui est en cours. C’est une guerre

Nous parvenons dans un autre quartier. Eternelle partie de cache-cache avec l’armée syrienne et les chabiha… A 27 ans, Noor porte dans les bras son fils de 3 ans, touché au ventre par les balles d’un sniper. Assise dans un canapé rouge, Samara, sa fille de 5 ans, secoue ses deux couettes blondes. « Ma copine a 4 ans et demi. Elle a perdu sa jambe dans une manifestation. Elle me demande tout le temps: « Elle va repousser ma jambe, dis? » Moi, je sais bien que non, elle ne va pas repousser sa jambe… Je veux partir de Syrie. Bachar, il tue les enfants. Mais papa veut qu’on reste. » Elle marque une pause. « Pour la liberté. »

Douzième jour, un rêve de liberté

A la tombée de la nuit, des hommes et des femmes se rassemblent dans chaque quartier de Homs. Les forces armées tirent moins après le coucher du soleil. Nous croisons des groupes d’hommes de tous âges. Beaucoup d’adolescents. Quelques femmes. Ils sont plus de 200, qui crient en choeur: « Nous préférons mourir que d’être humiliés. » Abo Farez les regarde avec fierté: « Ces femmes, ces hommes, ces enfants n’ont plus peur. L’histoire est de notre côté. Bachar est le prochain dictateur qui va tomber. »

A peine ces mots prononcés qu’une rafale de tirs éclate, puis deux. L’armée a encerclé les manifestants. Les balles sifflent. Après une course folle, nous trouvons refuge auprès d’une famille. Abo Farez reprend son souffle et sourit: « Voilà ce que nous vivons. Tous les soirs, on peut mourir. Mais, tous les soirs, le peuple retourne défier le pouvoir. Et cela dure depuis huit mois. Ils peuvent nous tuer, mais ils ne peuvent plus tuer notre rêve de liberté. »

source: http://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-orient/syrie-voyage-en-barbarie_1056753.html