«Un djihadistan se crée dans le nord-est de la Syrie» – Jean-Pierre Filiu

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 mars 2014

Cet universitaire arabisant explique qu’en trois ans de guerre civile, Bachar al-Assad a joué le rôle d’un aimant attirant tous les djihadistes de la terre, y compris d’Indonésie ou de Finlande.

Jean-Pierre Filiu, professeur des universités, arabisant, est un spécialiste du monde arabo-musulman. Expert reconnu d’Al Qaïda, cet ancien diplomate est l’auteur de nombreux livres. Excellent connaisseur de la Syrie où il a résidé, il a publié récemment Je vous écris d’Alep (Denoël, 2013), à la fois reportage et analyse «au cœur de la révolution syrienne».

 

Trois ans après le début du soulèvement contre le régime d’Assad, celui-ci est toujours en place, contrairement à ce que de nombreux analystes, dont vous-même, ont longtemps affirmé. Va-t-il gagner cette guerre civile ?

Non. Si le régime n’a pas gagné au bout de trois ans, en employant tous les moyens de terreur qui sont les siens, cela signifie qu’il ne pourra jamais l’emporter. Il a perdu, car la révolution est toujours vivace. Elle l’emportera donc, à un terme plus lointain que nous le pensions. Mais elle l’emportera dans un pays en ruines. Contre le régime, cette révolution politique s’est militarisée par défaut et à rebours. Le résultat est une organisation qui tient sous les chocs de ses ennemis – le régime et désormais les djihadistes – mais qui n’a pas de vision stratégique d’ensemble et qui est incapable de mener une offensive militaire coordonnée.

Le phénomène nouveau est l’apparition d’un foyer djihadiste en Syrie. Qu’en pense le spécialiste d’al-Qaïda que vous êtes ?

Le première question qu’il faut se poser est : Bachar est-il un rempart ou, au contraire, un aimant pour les djihadistes ? Je crois en la seconde hypothèse. On voit ainsi un véritable «djihadistan» se créer dans le nord-est de la Syrie. Il y a un flux en provenance de l’étranger tel qu’on n’en a jamais vu. Et cela concerne tous les pays. Il y aurait ainsi des centaines d’Indonésiens et même des combattants en provenance de Finlande ! Les Français concernés se comptent en centaines. Ne nous y trompons pas, c’est un problème potentiellement plus grave que l’Afghanistan des talibans. Tous ces djihadistes ne resteront pas en Syrie. Ils ont une capacité de rayonnement, de projection, qui n’est pas encore complètement déployée. Cela pourrait être terrible.

Vous parlez d’Al Qaïda ?

Oui. L’organisation baptisée l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL), Daesh en arabe, combat aujourd’hui les forces anti-Assad qu’elle qualifie de «front de l’impiété». Daesh incarne ce que j’appelle le djihad global, mondialisé, contrairement à d’autres forces djihadistes qui ont un objectif purement national, le Front al-Nosra en Syrie, par exemple. L’EIIL a aujourd’hui pris le pouvoir au sein d’al-Qaïda. Après Ben Laden et Zawahiri, son chef, l’Irakien al-Baghdadi, est désormais celui auquel les djihadistes prêtent allégeance.

Ce qui se passe en Syrie est-il lié à la situation dans l’Irak voisin ?

De nombreux miliciens chiites irakiens combattent du côté d’Assad, comme le fait le Hezbollah libanais. La situation en Irak est très dégradée et c’est là encore un beau résultat de l’intervention américaine de 2003… Le Premier ministre al-Maliki, un chiite, est un petit Bachar ! Il refuse tout véritable partage du pouvoir avec les sunnites et ceux-ci ont repris les armes contre lui, notamment dans la province d’Anbar, avec la ville de Falloujah. Et EIIL est présente aussi bien en Irak qu’en Syrie.

Quel est le rôle des pays du Golfe ?

Depuis qu’il est dirigé par un nouvel émir, cheikh Tamim (juin 2013), le Qatar est devenu raisonnable. C’est lui, par exemple, qui vient d’obtenir la libération des religieuses de Maaloula, qui étaient otages de la rébellion. En revanche, les Saoudiens se comportent comme des bulldozers… Mais il faut comprendre combien la cause syrienne est populaire en Arabie saoudite, bien plus que la Palestine ou, hier, l’Afghanistan, la Tchétchénie ou la Bosnie. Les liens avec la Syrie sont très forts et ce sujet est devenu une question de politique intérieure très sensible en Arabie saoudite. Il se pourrait même que le sort du régime en dépende.

Que pensez vous des négociations de Genève 2 entre le pouvoir et l’opposition syrienne, qui semblent enlisées ?

J’étais assez réservé sur ces négociations. Le régime y a envoyé des diplomates comme s’il s’agissait de discuter avec des étrangers ! Quand aux opposants, ils ne représentaient pas vraiment les forces de l’intérieur du pays. Toutefois, une fois cette conférence en place, on aurait dû s’y prendre autrement, en discutant, par exemple, d’un cessez-le-feu à Alep. Les Russes, qui ont plus de contacts avec l’opposition qu’on ne le croit généralement, y étaient prêts, mais les Américains n’ont pas voulu.

On parle d’une multiplication d’accord locaux sur le terrain entre les parties en présence. Qu’en est-il ?

Il y a eu en effet cinq ou six accords signés, à cause de la faim et d’une situation humanitaire terrible, mais c’est fini. Car à peine étaient-ils sortis de leurs zones assiégées que certains Syriens ont été arrêtés par les forces d’Assad. Ce que veut le régime, ce sont des accords de capitulation.

source : http://www.lopinion.fr/blog/secret-defense/jean-pierre-filiu-djihadistan-se-cree-dans-nord-est-syrie-10378

date : 19/03/2014