Un médecin à Damas : « Je savais que ces personnes allaient mourir – Par Hélène Sallon

Article  •  Publié sur Souria Houria le 25 août 2013

« On entendait des bombardements continus et lointains dans la Ghouta-Est [une zone agricole en bordure orientale de Damas]. A trois heures du matin, une roquette a explosé près de notre hôpital de campagne. Les gens se sont mis à courir dans la rue et à crier« chimique, chimique ». Certains gisaient au sol, inanimés. Des personnes tiraient les corps de leurs proches hors des immeubles. J’ai vu un père qui tirait ses trois enfants », raconte d’une voix éteinte le Dr Ahmed (le nom a été changé), joint par Skype. Une première expérience traumatisante pour ce médecin qui, depuis sept mois, donne un coup de main à différents hôpitaux de la Ghouta.

Dans la nuit du mercredi 21 août, il était venu en renfort d’une petite équipe de six permanents, des étudiants en médecine pour la plupart, d’un centre médical clandestin du quartier de Zamalka. Malgré l’afflux de volontaires, ils ont rapidement été débordés par le nombre de victimes. Son récit recoupe les vidéos et les témoignages de dizaines de médecins et de militants qui ont dit avoir été témoins, mercredi 21 août aux premières heures, d’attaques à l’arme chimique dans des faubourgs est et ouest de Damas.

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CERTAINS ÉTAIENT PRIS DE CONVULSIONS

« Une foule a afflué d’un seul coup dans notre hôpital, reprend le Dr Ahmed. Des dizaines et des dizaines. C’était macabre. Certains ne bougeaient plus. Beaucoup avaient le nez qui coule, bavaient de la salive. Ils avaient des difficultés respiratoires, les pupilles contractées. Certains vomissaient, d’autres étaient pris de convulsions. Ils étaient au bord de l’asphyxie, n’arrivant pas à relâcher leurs muscles contractés », raconte le jeune médecin.

Aidés par des volontaires du quartier, ils ont d’abord retiré les vêtements et aspergé les patients d’eau, à grands flots. « On courait d’un côté et de l’autre avec l’oxygène et l’atropine. Nous n’avions que 600 doses. C’est rien : il faut une dose toutes les vingt minutes. On n’avait aucune dose d’antidote. J’ai entendu dire que personne ne voulait nous en vendre à l’étranger. » Le centre où il se trouvait est parmi les moins équipés de la zone. Un médecin du bureau médical de Jobar dit, dans une vidéo, avoir sorti « 25 000 ampoules d’atropine, 7 000 ampoules d’hydrocortisone et 35 000 seringues de notre entrepôt pour les centres médicaux de Jobar et Aïn Tarma ».

 

 

Enterrement des victimes de l'attaque chimique présumée du 21 aout dans la banlieue de Damas.

 

 

La ville de Zamalka a pourtant été la plus touchée. Dans son dernier bilan provisoire, établi vendredi 23 août à une heure du matin, le Bureau médical central de la Ghouta-Est parle de 473 morts et de 1 600 blessés à Zamalka. Le bilan total dans la Ghouta-Est s’établit à 1 302 morts, parmi lesquels 67 % de femmes et d’enfants, et 9 838 blessés dans treize agglomérations. Des centaines d’autres morts ont été répertoriés dans la Ghouta-Ouest, à Mouadhamiya et Daraya. Seulement un quart environ des victimes ont été tuées dans des bombardements « classiques ». De nombreuses victimes ont inhalé des doses mortelles de gaz en se réfugiant dans les caves de leurs immeubles, croyant échapper aux bombardements. Des membres des équipes de sauvetage et des journalistes citoyens, qui n’étaient pas équipés de gants et masques, ont été contaminés en sauvant les victimes.

FAIRE LE « TRI »

Le plus difficile a été de faire le « tri »« Les gens ne comprennent pas pourquoi on s’attarde sur des patients qui n’ont pas de symptômes très forts, alors que d’autres sont pris de convulsions juste à côté. Je savais que ces personnes allaient mourir, qu’on ne les sauverait pas. C’est souvent difficile de décider si on sauve un enfant, une femme ou un homme », confie le Dr Ahmed.

Les enfants ont été parmi les plus touchés. « Beaucoup d’enfants sont morts dans leur sommeil. Ils sont les plus exposés à ce gaz inodore et incolore », explique Obaida Al-Moufti, porte-parole de l’Union des organisations syriennes des secours médicaux (UOSSM), un réseau de quinze associations médicales internationales, ayant des équipes sur place.

Il faudra du temps pour faire toute la lumière sur cette attaque. « Nous n’avons reçu qu’une partie des victimes. Il reste des corps dans les immeubles. Il faudra plusieurs jours pour lescollecter tous », explique le Dr Ahmed qui a dû quitter Zamalka dans l’après-midi mercredi, profitant d’un arrêt des bombardements, pour « continuer sa double vie ». Ses visites régulières dans la Ghouta-Est restent un secret pour ses proches et les forces du régime qui le contrôlent aux nombreux barrages qui jalonnent son trajet vers la maison. « Je n’ai aucun problème pour passer. Je suis chrétien, donc je n’attire pas l’attention aux barrages du régime. Je sais comment leur parlerfaire mon plus beau sourire pour passer pour un Syrien pro-régime… malheureusement. »

source : http://www.lemonde.fr/international/article/2013/08/23/un-medecin-a-damas-je-savais-que-ces-personnes-allaient-mourir_3465448_3210.html

date : 23/08/2013