Une « Journée pour Kobanê », organisée sans les Syriens et pour d’autres qu’eux – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 2 novembre 2014

On apprend que « de nombreuses associations et organisations politiques françaises soutiennent et préparent activement« , pour le 1er novembre, une « Journée mondiale pour Kobanê« , ou plus exactement « contre Da’ech – pour Kobanê – pour l’Humanité« .

Il est douteux que, à l’exception des Kurdes qui feront acte de présence par légitime solidarité communautaire, les Syriens soient nombreux en France à participer à ce rassemblement : ils n’en sont pas à l’origine et il ne les mentionne ni eux, ni leur pays… parce qu’il ne les concerne pas. Si l’invitation précise en effet l’adversaire ou l’ennemi qu’on proposera aux manifestants de vouer aux gémonies, l’Etat islamique /Da’ech, elle entretient une ambiguïté délibérée autour de ceux qu’on leur imposera en revanche de soutenir et de plébisciter. Derrière le nom de Kobanê, la ville qui est censée les rassembler, se dissimule une partie seulement de sa population, les Kurdes, et, en premier lieu, ceux d’entre eux qui se sont arrogé le droit exclusif d’incarner sa résistance : les YPG du PYD, autrement dit les milices de la branche syrienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan d’Abdullah Öcalan. Et pour donner une dimension universelle à leur combat contre l’obscurantisme, l’invitation n’hésite pas à le présenter comme une lutte « pour l’Humanité » toute entière. Pas moins…!

On peut comprendre l’émotion des organisateurs de la manifestation devant les destructions infligées à cette ville et les malheurs de ses habitants. Mais on peut aussi rester perplexe sur les motifs de ce soudain réveil et sur les raisons qui poussent lesdites « associations et organisations politiques » à sortir, vis-à-vis de la Syrie, d’un silence quasi-sépulcral. Car, sauf erreur, Kobanê n’est pas la première ville syrienne à subir des destructions et elle n’est pas la première ville martyre à voir ses habitants chassés par la tournure armée prise par la confrontation. Qui n’a pas entendu parler de Qouseïr par exemple, de Daraya, de Homs, du camp du Yarmouk…? Et en ce moment-même, qui ignore que des quartiers entiers plus densément peuplés que Kobanê, comme Jobar à Damas ou al-Wa’ar à Homs, sont le théâtre d’affrontements meurtriers entre combattants pro et anti-régimes et la cible de bombardements de l’aviation syrienne qui y provoquent chaque jour des dizaines de morts ?

Autant le dire clairement : si Kobanê provoque une indignation sélective et bénéficie d’un statut particulier dans l’esprit de ces « associations et organisations politiques« , c’est uniquement en raison de l’identité des adversaires qui, selon eux, s’affrontent en ce moment pour la possession de la ville :
– d’un côté, une organisation « terroriste islamiste », Da’ech, dont les crimes délibérément médiatisés commis au nom de principes religieux devraient susciter une réprobation universelle ;
– de l’autre, « des Kurdes » nécessairement laïcs, censés mener un combat exemplaire au profit de « l’Humanité » toute entière…

Une telle présentation est simpliste, caricaturale et pour tout dire erronée. Elle correspond sans doute à la vision que beaucoup d’Occidentaux veulent se donner de la situation qui prévaut actuellement dans la ville. Elle est rejetée par un grand nombre de Syriens, qui n’aiment ni les principes, ni les comportements de l’Etat islamique, mais qui n’aiment pas davantage les idées et les agissements, non pas de leurs compatriotes kurdes en général, mais ceux des Kurdes qui aujourd’hui font face à Da’ech à Kobanê. Entre l’un et l’autre, ils ont choisi de ne pas choisir et, pour des motifs divers, de les renvoyer dos-à-dos.

Les brèves notes qui suivent ne sont pas destinées à dissuader quiconque de participer à ce rassemblement si le cœur lui en dit. Elles visent à faire comprendre pourquoi, si cet appel peut toucher et concerner certains de nos compatriotes, il apparaît irrecevable dans sa formulation, si ce n’est dans ses intentions, à un grand nombre de Syriens.

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Aïn al-Arab plutôt que Kobanê

– Objet d’une sollicitude sans équivalent jusqu’ici depuis le début du soulèvement populaire en Syrie, la ville de Kobanê, d’abord, n’est connue d’une majorité de Syriens que sous son nom officiel d’Aïn al-Arab, en référence à la source (aïn) à laquelle les tribus bédouines de la région menaient jadis leurs troupeaux s’abreuver.
– La mobilisation internationale en faveur de cette ville suscite parmi eux une profonde incompréhension. Elle leur semble infondée et exagérée, faute d’une compassion similaire pour les drames qui se sont déroulés au cours des années écoulées « au sud de Kobanê », c’est-à-dire dans tout le reste du pays.
– Le nom de Kobanê n’a rien de kurde. Il est la déformation du mot « Kompany« , qui renvoie à la présence et à l’activité sur place, dans les premières années du 20ème siècle, de la « Kompany Bahn« , société allemande chargée de réaliser la ligne de chemin de fer aboutissant à Bagdad. Les Kurdes étaient alors très peu nombreux dans ce secteur.
– La ville était forte, avant le début de la confrontation, de quelque 55 000 habitants, répartis pour moitiés environ entre Kurdes et non-kurdes.

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Oui aux Kurdes. Non au PYD

– Avant d’être investie, en juillet 2012, par les Unités de Défense populaire (YPG), le bras armé du Parti de l’Union démocratique (PYD), branche syrienne du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), Aïn al-Arab / Kobanê avait traversé les premiers mois de la révolution en soutenant le mouvement de contestation, et en affichant une coexistence exemplaire entre les différentes communautés.
– En janvier 2014, la ville a été désignée par une décision unilatérale du PYD comme le siège de l’un des trois cantons de sa future administration autonome, sans que ses habitants aient été consultés.
– Cette désignation autoritaire a agacé un grand nombre de Syriens, kurdes compris, parce qu’elle ne s’inscrivait pas dans la mise en place de la Syrie pour laquelle ils se battaient, mais répondait aux seules ambitions d’un parti hégémonique.
– Le PYD est considéré, par les Syriens arabes et par une partie importante des Kurdes de Syrie, comme un allié et un agent du régime de Damas. Depuis le début de la révolution, contre des avantages politiques et moyennant rétribution, il a assuré dans la Jazireh des services de basse police au profit des autorités gouvernementales civiles, militaires et sécuritaires. Inspirés par ceux du Parti Baath, naguère encore « parti dirigeant de l’Etat et de la société », ses modes de gouvernement dans les régions sous son contrôle n’ont qu’un très lointain rapport avec la démocratie qu’il affiche dans son nom.
– En avril 2011, c’est le retour en Syrie de son président, Mohammed Saleh Mouslim, qui a achevé de faire pencher le gouvernement turc en faveur des contestataires syriens, parce qu’il constituait une violation délibérée par Bachar al-Assad, qui ne l’avait pas seulement autorisé mais encouragé et organisé, des Accords d’Adana encadrant depuis 1998 les relations entre les deux pays.
– Dans leur majorité, les Syriens ne ne sentent pas concernés par la confrontation dont la ville est le théâtre entre le PYD, qui ambitionne de maintenir sur Kobanê son contrôle sans partage, et l’Etat islamique, qui aspire à étendre à Aïn al-Islam sa mainmise sur la frontière entre la Syrie et la Turquie. Ces deux projets concurrents ne répondent qu’à des intérêts particuliers et non à l’intérêt général de la Syrie et des Syriens.
– Les mêmes Syriens sont satisfaits de voir des Peshmerags irakiens et des combattants de l’Armée syrienne libre arriver demain au secours de la ville via le territoire turc. Ils y voient un aveu tardif des défenseurs d’Aïn al-Arab / Kobanê que les bombardements aériens de la coalition internationale ne suffiront pas à refouler les hommes de Da’ech. Et ils espèrent que, ramenés à leur juste poids, ils comprendront que leur avenir en Syrie n’est pas lié au régime de Bachar al-Assad, mais à leur coopération avec les forces de la révolution.

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Ni l’Etat islamique, ni Bachar al-Assad

– Avant de susciter un émoi général en s’attaquant à Aïn al-Arab / Kobanê, l’Etat islamique avait terrorisé durant des mois les habitants de villes arabes autrement plus importantes, en leur imposant par la force le respect tatillon de la loi islamique. Leurs exactions n’ont jamais provoqué de mobilisation internationale significative en faveur de ces agglomérations. Jusqu’au siège de la ville, même la mise à sac d’églises de la communauté arménienne à Deïr al-Zor et à Raqqa, n’était pas parvenue à provoquer contre le groupe de réactions durables.
– A la fin de 2013 et au début de 2014, pour mettre un terme aux exactions deDa’ech qui portaient atteinte à l’image de tous les groupes armés et desservaient l’ensemble de l’opposition, l’Armée syrienne libre a mobilisé les moyens limités à sa disposition. Avec la collaboration de plusieurs formations nationalistes et islamistes, dont certaines mises sur pied pour mener cette mission à bien, elle est parvenue à repousser l’Etat islamique hors de plusieurs gouvernorats du nord et de l’ouest du pays.
– Ce même Etat islamique n’a alors été sauvé que par l’intervention en sa faveur des forces aériennes de Bachar al-Assad. Depuis la ville de Raqqa, dont l’armée syrienne bombardait les écoles et les hôpitaux plutôt que les sièges ou les casernes des hommes de Da’ech, l’organisation djihadiste a eu tout le loisir de préparer une nouvelle phase de sa stratégie « califale ». Elle a concentré ses opérations en Irak, s’est emparée de Mosoul et est rentrée en Syrie plus puissante que jamais. Elle avait directement puisé, dans les stocks constitués par les Américains au profit de l’armée irakienne, les armes sophistiquées que ceux-ci refusaient et refusent encore de fournir à l’Armée libre…
– Pour les millions de Syriens déplacés en Syrie ou réfugiés à l’extérieur, la nocivité et les crimes de l’Etat islamique sont infiniment moindres que ceux de Bachar al-Assad. Ils tiennent d’ailleurs ce dernier pour le principal responsable de l’apparition de Da’ech en Syrie. Ils refusent toute idée de coopérer un jour avec lui contre cette organisation, à supposer qu’il ait l’intention de la combattre, et même s’il démontre alors le sérieux de son engagement.
– Pour eux, le danger de Da’ech est considérablement grossi. Il s’agit pour eux d’un épouvantail et d’une baudruche dont la mise en exergue répond à des intentions hostiles à leur endroit : elle permet à la fois de détourner les yeux des Occidentaux des massacres que le régime syrien commet au même moment contre sa population, et elle aboutit à faire supporter par les Etats arabes le coût de l’engagement des Américains contre leur nouvel ennemi.

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Qu’attendent-ils de la « Journée pour Kobanê » ?

– Les Syriens de Paris n’attendent rien de cette journée, qui n’est pas préparée par des Syriens et qui est destinée à faire l’apologie du courage et la promotion de la modernité d’un parti qui, précisément, ne se veut pas syrien.
– Ils apprécieraient toutefois que, au moment de dénoncer les « compromissions de la Turquie avec l’Etat islamique », une figure désormais obligée de tous les discours sur la Syrie, les orateurs prennent la peine, le 1er novembre, de rappeler deux choses : que Da’ech a d’abord été une créature du régime en place à Damas, et que le PYD s’est parfois engagé avec cet interlocuteur peu recommandable dans des négociations douteuses… Elles ne concernaient pas toutes des questions aussi sensibles que des échanges d’otages, mais touchaient à des sujets aussi sordides que la libération de prisonniers contre rançon et de trafics de pétrole et de gaz .
– Ils apprécieraient ensuite que soit alors soulignée que, si les Turcs éprouvent une légitime suspicion pour la branche syrienne du PKK, ils entretiennent aussi d’excellentes relations avec les Kurdes qui ne leur sont pas a priori hostiles, comme le président du Kurdistan irakien Massoud Barzani et les partis syriens du Conseil national kurde.
– Ils apprécieraient encore qu’ils rappellent que le gouvernement de Recep Tayyep Erdogan n’a jamais marchandé son soutien aux populations syriennes abandonnées par leurs meilleurs « amis », et que, en quelques jours, la Turquie a accueilli plus de réfugiés syriens en provenance de la région d’Aïn al-Arab / Kobanê que l’ensemble des Etats européens au long des trois années de conflit.
– Ils se demandent avec curiosité si certains orateurs iront jusqu’à affirmer que « mieux vaut se réconcilier avec son adversaire« , c’est-à-dire avec Bachar al-Assad, « pour mieux lutter contre son ennemi« , en l’occurrence l’Etat islamique. Ils admettent que cette question puisse faire l’objet de débats entre Occidentaux, entre ceux qui imaginent et ceux qui nient que le régime syrien pourrait un jour trouver sa place dans une coalition contre les terroristes… dont il a tant besoin pour se donner une relative respectabilité. Mais elle a depuis longtemps été tranchée pour ce qui les concerne.  Ils considèrent que Bachar al-Assad est leur pire ennemi, et que Da’echn’aurait pas fait son apparition en Syrie s’il n’avait opté, dès mars 2011, pour les formes de répression les plus brutales… qu’il continue de mettre oeuvre jusqu’à aujourd’hui.
– Ils rejettent par avance les appels qui pourraient être lancés à « armer les Kurdes »,  surtout s’ils émanent des « associations et organisations politiques françaises » qui, il y a quelques mois encore, protestaient au nom de principes politiques, stratégiques et moraux contre la livraison d’armes à des unités de combattants pourtant strictement sélectionnées. Elles n’hésitaient pas à soutenir, comme Bachar al-Assad, qu’une telle opposition n’existait tout simplement pas, alors que son seul tort était de ne pas être suffisamment laïque et démocrate à leur goût… à la différence des « Kurdes de Kobanê ». Comme si les populations devaient nécessairement être laïques et démocrates – à la manière de notre pays… ouvrant ses portes en priorité aux chrétiens d’Orient – pour ne pas être abandonnées sans défense à la folie de leurs bourreaux.
– Ils sont enfin déjà curieux d’apprendre quel accueil aura été réservé aux partisans du régime. Certains d’entre eux pourraient s’inviter à une manifestation également faite pour eux… depuis que les médias syriens ont prétendu que « Bachar al-Assad a fourni un soutien militaire aux défenseurs d’Aïn al-Arab / Kobanê en difficulté ». La boucle aura alors été bouclée : en appelant à lutter « pour l’Humanité », les organisateurs auront contribué à rendre Bachar al-Assad de nouveau fréquentable.

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Entre le régime de Bachar al-Assad, l’Etat islamique et le PYD, une majorité de Syriens se refusent aujourd’hui à choisir, parce qu’ils constituent si l’on peut dire…  les trois faces d’une même monnaie de fort mauvais aloi.

 

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2014/10/29/une-journee-pour-kobane-organisee-sans-les-syriens-et-pour-dautres-queux/

date : 29/10/2014