Ville rebelle, Raqqa brûle-t-elle ? par Hala Kodmani

Article  •  Publié sur Souria Houria le 3 octobre 2013

Un portrait de Bachar al-Assad à Raqqa. (photo Mohamed Abdelaziz pour Libération)

Ils sont bien là. A l’entrée nord de Raqqa, ils ont planté leur drapeau noir sur le portique qui enjambe la route et signé «l’Etat islamique en Irak et au Levant». Quatre ninjas (on ne voit que leurs yeux par les trous de leur cagoule noire) en pantalon de treillis, kalachnikov à la main, arrêtent le minibus. «Vos cartes d’identité, jeunes gens !» dit l’un d’entre eux en ouvrant la portière coulissante du véhicule. Dix hommes, dont le chauffeur, s’exécutent et tendent leur carte plastifiée tandis que les quatre passagères ne réagissent pas. Les jihadistes ignorent les femmes au point de ne pas les voir et encore moins de vouloir contrôler leurs papiers. Il suffit de porter un foulard bien serré autour de la tête, comme toutes les femmes de la région, pour savourer cette inexistence.

Mieux vaut ne pas être repérée comme journaliste venant de l’étranger par ces hommes d’un groupe lié à Al-Qaeda, dont le feuilleton de terreur est suivi à travers le monde. Ce sont eux qui auraient enlevé le père jésuite Paolo Dall’Oglio il y a trois mois, ici, dans leur bastion de Raqqa, où ont aussi disparu plusieurs reporters européens et des centaines d’activistes syriens. Eux qui ont signé la prise de la ville, en mai, par l’exécution de trois hommes, fusillés sur la place publique.

BOUFFONS MASQUÉS

Le contrôle dure moins de trois minutes. Même pas le temps d’un frisson devant ces bouffons masqués plus mystérieux qu’effrayants. Le minibus blanc roule en direction du centre-ville, grouillant d’activité juste avant l’heure du déjeuner. Vieux taxis jaunes, voitures poussiéreuses, triporteurs surchargés de contenants en plastique ou de légumes, camionnettes transportant briques en ciment et barres de fer qui dépassent de trois mètres derrière, circulent et klaxonnent dans tous les sens. Des hommes en jellaba ou en jeans, des femmes en longue robe et en foulard se précipitent dans les magasins.

Le long des grandes artères plutôt propres, les palmiers sont le seul attrait d’une ville sans caractère, aux maisons sans finition. Un air de Gaza sans la mer ou de Baalbek loin des ruines romaines. «Vous voyez bien que ce n’est pas Kandahar, comme le racontent les télés», dit la frêle Oum Nabil (1) en accueillant ses visiteurs. Fille d’une fière famille de Raqqa, cette mère de trois adolescents ne supporte pas de voir l’image de sa ville défigurée par les récits «très exagérés» selon elle, de la mainmise et des exactions des groupes extrémistes. «Ils ne se mêlent pas de nos affaires et la vie est normale ici, affirme-t-elle. Ma fille de 16 ans continue de sortir cheveux au vent et moi, je sors comme ça», fait-elle remarquer dans son jeans et sa chemise à carreaux. Comme beaucoup de Raqqaouis résolument opposés au régime de Bachar al-Assad dès le début de la révolution au printemps 2011, Oum Nabil, continue de positiver la«libération» de la ville.

Dans le bazar de Raqqa (photo Mohamed Abdelaziz pour Libération)

Le sort de la population de la première capitale provinciale à tomber aux mains de la rébellion a basculé en même temps que la statue géante d’Hafez al-Assad, renversée sur la place centrale le 4 mars. Raqqa, environ 200 000 habitants, dans le nord-est du pays, aurait pu être un test et un modèle de la Syrie d’après-Al-Assad. Six mois plus tard, elle concentre tous les périls et les paradoxes que le pourrissement de la crise syrienne accumule. Les chasseurs de l’armée régulière continuent de lâcher leur bombe quotidienne au hasard sur l’un de ses quartiers tandis que des groupes armés de plus en plus inquiétants rivalisent pour contrôler la ville et ses habitants.

«DIZAINES DE BOUTEILLES»

Oum Nabil sort de sa cuisine avec un plateau de café turc en se plaignant de la double coupure d’eau et d’électricité qui a gâché sa matinée. Pas de ventilateur alors qu’il fait 35 °C dans la journée en ce début septembre et pas d’eau fraîche à boire avec le café. «C’est devenu le principal poison de mon quotidien. Quand l’eau arrive et monte bien jusqu’à notre troisième étage, je me dépêche de remplir des dizaines de bouteilles en réserve pour la salle de bain et la cuisine. Je fais tourner la machine à laver à 2 heures du matin parce que c’est le moment où il y a le moins de risque de coupures», dit l’ancienne fonctionnaire devenue ces derniers mois ménagère à plein-temps.

Enchaînant les cigarettes, elle parle avec regret du bouleversement de son rythme de vie depuis que le tribunal de la ville où elle était employée a cessé de fonctionner, au lendemain de la «libération». «Avant, je sortais tous les matins à 8 heures pour aller au travail, puis je rentrais vers 15 heures. Le temps de préparer le déjeuner et de ranger la maison, la journée était finie. Maintenant, il n’y a plus d’horaires pour personne, ni pour mon mari, également fonctionnaire, ni pour les enfants

Elle confie son angoisse pour ses deux fils oisifs. Nabil et Jamil, 20 et 24 ans, ont dû interrompre leurs études. L’un à Damas, où il avait été arrêté pendant un mois parce qu’il était de Raqqa, et l’autre à Alep. Pas question pour eux de prendre les armes ni de faire de politique en s’exposant aux extrémistes dans la ville. Ils traînent devant la télé et les jeux vidéo quand il y a l’électricité, parlent beaucoup des nouvelles et cherchent surtout le moyen de quitter le pays.«Coucher tard, lever tard : tous les jours se ressemblent et on découvre la date à la télé»,soupire la mère.

Le poste vient justement de s’allumer, signalant le retour du courant. L’initiative lancée la veille par Moscou pour organiser la destruction de l’arsenal chimique syrien semble avancer, éloignant la perspective d’une frappe militaire occidentale imminente. «On l’attendait pour la nuit du 12 au 13, après la réunion du G20 et l’anniversaire du 11 Septembre, affirme Oum Nabil. C’est pour quand maintenant ? Que va encore trouver Abou Hussein pour reculer ?» Le surnom que la dame à l’humour grinçant donne à Barack Hussein Obama est bien compris ici, où la tradition prévoit que l’homme prénomme son fils d’après son père.

Une église à Raqqa (photo Mohamed Abdelaziz pour Libération)

DÉSHABILLÉS DE SATIN

Après la tombée de la nuit et de la chaleur, c’est l’heure de la sortie en famille à Raqqa. On va au cybercafé, où chacun plonge dans l’écran de son portable, essentiellement sur sa page Facebook. On déambule dans les rues commerçantes devant les vitrines de prêt-à-porter féminin aux couleurs éclatantes. Tous les tee-shirts sont nécessairement incrustés de brillants et les chaussures au moins bicolores. Dans un magasin de lingerie où se pressent et discutent des femmes à l’accent d’Alep, le patron s’excuse de n’avoir pas de chemises de nuit en simple coton puisqu’il ne fait que dans les déshabillés de satin et dentelle «pour les trousseaux de mariées». Quelques mètres plus loin, autour d’un pick-up surmonté d’une «Douchka», mitrailleuse lourde russe célèbre dans la région, plusieurs hommes masqués de noir surveillent pendant que d’autres sortent d’un magasin de grandes caisses et des appareils, de chauffage, semble-t-il. «Bravo ! Ils sont en train de dépouiller cette ordure», commente Oum Nabil en parlant d’un grand commerçant de la ville, proche du régime, qui a fait fortune ces dernières années à coups de passe-droit et de corruption. «Il a fui vers Lattaquié aussitôt après la chute de Raqqa.»

Par crainte des exactions, des milliers d’hommes d’affaires, d’apparatchiks ou de fonctionnaires, alaouites ou pas, se sont réfugiés avec leur famille dans la région côtière, bastion des forces de Bachar al-Assad, quand la ville est tombée aux mains des rebelles. L’opération commando des ninjas en plein centre-ville fait apparaître les hommes de l’Etat islamique en Irak et au Levant comme des justiciers aux yeux de certains habitants. «Il est plus probable qu’ils soient commissionnés par le commerçant influent pour évacuer ses biens»,corrige Abboud, militant dans un mouvement de jeunes démocrates civils très mobilisé contre«Daech», acronyme arabe de la formation jihadiste, devenu leur appellation courante parmi les Syriens. Dans le langage quotidien des Raqqaouis, on les évoque comme Al-Dawla («l’Etat»), un terme d’une confusion intéressante pour désigner ceux qui s’imposent aujourd’hui par une terreur plus grande encore que les sbires du régime auparavant. «Je ne peux pas affirmer, comme beaucoup de gens le font ici, qu’ils sont alliés au régime, mais la connivence de leurs intérêts est évidente. Ils combattent pareillement les libertés, la démocratie et la société civile, et leurs cibles prioritaires sont les activistes laïcs», affirme Abboud. Le jeune ingénieur avait été arrêté pendant quarante-huit heures par Daech à l’issue de l’une des grosses manifestations de la population contre les islamistes radicaux en juillet.

Les habitants de Raqqa se sont fortement mobilisés dès que les extrémistes ont cherché à appliquer les préceptes de leur émirat islamique. «Pas question de nous imposer une tyrannie à la place d’une autre !» entend-on répéter parmi les opposants persuadés que ces gens-là travaillent pour et avec le régime de Bachar al-Assad. Les «preuves» de cette collusion reviennent régulièrement dans les conversations : «Daech n’a jamais tiré une balle contre les forces régulières. Leurs positions ne sont jamais visées par l’aviation ou l’artillerie alors qu’ils tiennent toutes les entrées de Raqqa.»

Il faut acheter le pain en rentrant de la promenade du soir. Devant «le four», comme on appelle ici la boulangerie, Oum Nabil se dirige vers la file réservée aux femmes tandis que celle des hommes, du côté opposé sur le trottoir, est bien plus longue. Deux hommes armés et masqués de noir – encore eux – se tiennent au milieu. «Non, ceux-là n’ont rien à voir avec Daech, précise Oum Nabil. Ils se cachent le visage parce que ce sont des jeunes du coin et qu’ils ne veulent pas être reconnus par leurs proches ou parents qui leur demanderaient la faveur d’être servis sans attendre.» Il faut connaître les codes. La filière du pain est tenue par les Ahrar al-Sham, une formation armée salafiste qui apparaît comme modérée dans le contexte actuel.

Arrivées de la région d’Idlib dans les premiers jours après la chute de Raqqa en mars, ces brigades on fait main basse sur tous les fonds et les ressources qui se trouvaient dans la ville. Elles se sont attaquées aux banques et aux administrations, ramassant un pactole en liquide que certains estiment à 17 milliards de livres syriennes (près de 6 millions d’euros). Ils ont pillé les bâtiments publics, les stocks de denrées de base – sucre, farine – et démantelé les usines, du matériel lourd jusqu’aux fenêtres, pour les revendre. Ils ont ainsi pu acheter des armes, mais surtout de l’influence, en prenant le contrôle de larges secteurs vitaux pour la population. Leur monopole sur la farine, qu’ils transportent et distribuent aux boulangeries en surveillant la vente du pain, leur a permis d’acquérir un certificat de bonne gestion. Avec les véhicules municipaux qu’ils ont saisis, ces Robins des bois ont pris en charge une partie des services publics essentiels, dont le ramassage des ordures, les pompiers et les ambulances, à la grande satisfaction des habitants, tandis que leur «police islamique» s’occupe aussi bien de la circulation que de la délinquance quotidienne.

La mosquée Awis al-Qarni (photo Mohamed Abdelaziz pour Libération)

LE PASSAGE DU MIG

Etait-ce le bruit d’un avion, ce matin, dans un demi-sommeil ? En effet, le Mig est passé vers 9 heures. Il a visé Thakana, «la caserne». Ce quartier résidentiel tient son nom de la garnison française qui s’y trouvait à l’époque du mandat. Le «barmil», sorte de ballon d’eau chaude rempli de matières explosives et incendiaires, est tombé entre deux immeubles, ne faisant que quelques blessés légers. «Ces bombardements sont comme des messages de Bachar pour dire qu’il ne nous oublie pas ! Une fois dans la journée, pas plus, mais à une heure tout à fait variable, ironise Oum Nabil. Au début, dès qu’on apercevait ou entendait un avion dans le ciel, toute la famille se précipitait dans les escaliers pour se réfugier au rez-de-chaussée, chez les voisins. Maintenant, c’est devenu la routine, on ne fait que relever le passage du Mig tout en continuant de prendre le café et en priant pour qu’il fasse le moins de dégâts et de victimes possibles.»

Sur Raqqa, les bombes ne tombent pas que du ciel et pas que dans la journée. En soirée, des tirs d’obus tonnent. Deux ou trois, parfois bien plus, plus ou moins proches. Les fils d’Oum Nabil savent déterminer au son l’origine et la destination de chacun. A 5 kilomètres au nord de Raqqa, la compagnie 17 de l’armée du régime occupe encore une position bien fortifiée mais encerclée par les brigades rebelles. Quelque 200 soldats sont retranchés dans cette poche approvisionnée tous les jours en munitions et nourriture par les hélicoptères qui lâchent de petits parachutes blancs. «Les boîtes de mortadelle et les paquets de pain tombent la moitié du temps entre les mains des assiégeants, ravis d’être nourris aux frais de Bachar», s’amuse Nabil. C’est le seul point de confrontation directe entre rebelles et régime qu’il reste dans le secteur. Il est souvent meurtrier.

Un soir où la canonnade se fait plus intense, nous montons sur le toit pour voir les roquettes tracer dans le ciel. Nabil et Jamil comptent les tirs des uns et des autres et devinent au son où tombent les obus. Trois d’entre eux, à quelques minutes d’écart, viennent d’atteindre le quartier résidentiel de Fardous. On aperçoit des flammes depuis le toit. «Là, ça a dû faire mal !» dit Jamil. En effet, sept morts, découvre-t-on le lendemain matin, dont deux jeunes de 17 ans que Jamil connaissait. «Ils étaient accourus après la chute du premier obus pour secourir les gens des maisons touchées. Le deuxième est tombé au même endroit.»

RENTRÉE SCOLAIRE

Sauf pendant les coupures de courant, la télévision est branchée nuit et jour sur l’une ou l’autre des chaînes d’information satellite arabe ou syrienne, du régime ou de l’opposition. L’annonce de l’accord sur les armes chimiques entre le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, et son homologue russe, Sergueï Lavrov, révolte et stupéfie toute la famille qui prend le thé après le déjeuner. «C’est ça, notre problème ? Les armes chimiques ? s’exclame Abou Nabil. Toutes les autres tueries ne comptent pas ? Les 100 000 morts ! Les raids aériens, les obus, les massacres… Deux ans et demi de dévastation du pays… Le régime va s’en sortir comme ça ?»Chacun y va de son commentaire sur «l’hypocrisie des Occidentaux»«la lâcheté d’Obama» ou le complot russo-américain qui se concrétise.

«C’est tout le contraire qu’on veut : livrer Bachar et garder les armes chimiques !» résume Noha, la jeune sœur d’Oum Nabil. Ces nouvelles ne gâchent toutefois pas la bonne humeur de l’institutrice, qui a remporté ce matin-là une victoire plus importante. Ce 15 septembre était jour de rentrée scolaire. Une centaine d’élèves sur le millier que compte habituellement son école primaire sont venus, mais des dizaines d’autres familles attendaient cette journée test pour envoyer leurs enfants. «Ils seront plus nombreux demain. Pour nous encourager, certains commerçants nous ont livré des cartons pleins de craies, de cahiers et de crayons»,raconte Noha, tout sourire. La vie reprend pour cette célibataire de 35 ans, vieille fille dans les normes locales, qui se consacre aux enfants de sa ville. Toute la semaine dernière, les enseignantes s’étaient mobilisées pour préparer les classes, fermées depuis le mois de mars.«Une partie était encore occupée par des réfugiés de Deir el-Zor qu’il a fallu évacuer vers une autre école regroupant les déplacés. Les manuels scolaires promis par le ministère de l’Education seraient en route. Un groupe d’enseignants a négocié avec le régime pour les obtenir.» Ce sont les mêmes qui ont collé dans la ville les petites affichettes roses, jaunes et vertes disant «l’école me manque».

Alors qu’elle passait dans un magasin de photocopies, Noha s’est vu remettre un communiqué à l’encre pâle au nom des «enseignants libres» appelant à bien «respecter le curriculum islamique, à séparer mâles et femelles, tant parmi les élèves que les enseignants, et à bien observer la tenue islamique». De toute évidence, c’est une campagne menée par l’une des formations islamiques. «Personne ne va les écouter !» Noha souligne surtout qu’elle va toucher quatre mois de salaire en retard, comme tous ses collègues. L’un d’entre eux s’est rendu dans la partie de Deir el-Zor toujours contrôlée par l’Etat avec des procurations d’une centaine d’enseignants pour encaisser tous les salaires. Le récit de sa sœur éveille l’intérêt d’Oum Nabil. Elle aussi a commissionné un collègue fonctionnaire pour aller toucher ses salaires en retard. Certains ont fait de cette mission un vrai commerce et font payer un pourcentage sur les sommes collectées. «Ça vaut la peine, vu les risques qu’ils prennent sur la route avec toutes sortes de check-points, y compris de brigands.»

Une rue de Raqqa (photo Mohamed Abdelaziz pour Libération)

REPÉRAGE DE CIBLES

Promenade en fin d’après-midi sur les rives de l’Euphrate. La chaleur est encore accablante sous le hijab en traversant le pont Al-Mansour, dit «le vieux pont» depuis qu’un nouvel ouvrage, plus à l’ouest, a été construit sur la grande route d’Alep. Nostalgique, Oum Nabil fait observer les immeubles récemment construits le long du fleuve majestueux, gâchant les étendues de verdure de ses rives cultivées. Quelques pêcheurs tiennent leurs lignes, des enfants se baignent tout habillés. «Avant, il y avait des cafés-restaurants sous les arbres, au bord de l’eau. Ils ont fermé parce que les gens n’y allaient plus par crainte des bombes ou par manque d’argent. Certains aussi parce qu’ils servaient des boissons alcoolisées», regrette Oum Nabil.

Au bout du pont, une grosse borne porte le nom d’Al-Mansour avec, en dessous, la signature de l’Etat islamique en Irak et au Levant barrée, suivie de la celle de son grand rival, le Front al-Nusra, affilié à une autre branche d’Al-Qaeda. Trois jeunes garçons aux pantalons trempés viennent de remonter de la rivière et jouent à la guerre avec des bouts de branche ou de ferraille qu’ils ont ramassés. Ils rient et se cachent quand on veut les prendre en photo. La promenade se poursuit le long de la corniche, devenue une grande voie automobile bruyante. Les piétons sont rares. Après vingt minutes de marche, un pick-up surmonté d’une Douchka s’arrête devant nous. Cinq hommes armés, chevelus et barbus mais aux visages découverts, nous braquent des yeux. Le plus vieux d’entre eux, la quarantaine, nous explique qu’il a été averti que nous prenions des photos de leur position. Tout sourire, Oum Nabil lui répond que nous rigolions avec les enfants qui sortaient trempés avec leurs habits. S’excusant de devoir contrôler son identité, l’homme explique que c’est pour éviter tout repérage de cibles pour les avions. «C’est aussi pour votre protection», ajoute-t-il en vérifiant sur sa carte qu’Oum Nabil est bien native de Raqqa. Les combattants nous saluent poliment en repartant après nous avoir confirmé qu’ils appartiennent au Front al-Nusra. Soulagement.

On nous expliquera plus tard cette nouvelle méfiance éprouvée à l’égard des femmes qui seraient utilisées comme indics par le régime, y compris pour poser des balises à l’intention des chasseurs de l’armée. C’est l’une des accusations que la rumeur colporte sur la jeune Imane, tuée il y a quelques jours à la sortie d’un cybercafé d’une rafale de mitraillettes tirée par deux hommes masqués en voiture. La jolie fille de 19 ans a passé plusieurs mois à Raqqa en se présentant aux uns comme militante kurde, à d’autres comme activiste média ou encore comme réfugiée ayant perdu sa famille à Homs. Elle a fréquenté les groupes de jeunes opposants politiques comme les différentes katibas locales de l’ASL et aurait accordé ses faveurs à nombre d’entre eux. Plusieurs locaux qu’elle a visités auraient été bombardés après son passage. L’histoire d’Imane alimente les conversations et son exécution en pleine rue est sujette à des débats animés en famille. «Peu importe ce qu’on lui reproche, il fallait la juger ou au moins rendre publique ce dont on l’accusait», argumente Nabil face à son père, pourtant juriste. Celui-ci s’énerve «qu’on accorde tant d’importance à une fille qui, de toute façon, était d’une immoralité confirmée par tous, alors que des innocents meurent tous les jours sous les bombes». On ne peut ébranler la détermination d’Abou Nabil sur la priorité du combat contre le régime. «Les islamistes n’ont aucune chance de s’imposer à Raqqa. Toute la société les rejette. On va d’ailleurs de moins en moins à la mosquée depuis qu’ils sont là. Il ne faut pas se tromper d’ennemi. Si le régime tombe, ils seront balayés en quelques jours ou quelques semaines.»

(1) Pour des raisons de sécurité, tous les noms de ce reportage ont été modifiés.

Mohamed Abdelaziz (photos)

Hala KODMANI (envoyée spéciale en Syrie)

source : http://www.liberation.fr/monde/2013/09/28/ville-rebelle-raqqa-brule-t-il_935316

date : 28/09/2013