Des paradoxes de la tragédie syrienne par Ziad Majed*

Article  •  Publié sur Souria Houria le 27 décembre 2014

Des paradoxes de la tragédie syrienne

par Ziad Majed

in Al-Hayat, 23 décembre 2014

http://www.alhayat.com/Opinion/Writers/6404060/مِن-مفارقات-التراجيديا-السورية

traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

 

Beaucoup de confrères ont écrit des commentaires sur les réseaux sociaux au sujet de la joie de plusieurs opposants syriens «laïcs» à la suite de la chute (mi-décembre 2014) des deux plus importantes bases militaires du régime Assad à Wadî al-Dayf et à Al-Hamidiyyé, dans la région d’Idlib, aux mains des organisations islamistes «Jabhat al-Nuçra» et «Ahrâr al-Shâm».

 

Les positions adoptées par les commentateurs variaient entre la compréhension pour la joie exprimée par les opposants concernés et le rejet ou les mises en gardes contre ce à quoi pourrait amener la substitution d’une nouvelle tyrannie à une ancienne tyrannie. Les expériences passées – dans le département de Raqqa où le contrôle, après le retrait du régime, est passé entre les mains d’«Al-Nuçra», puis entre celles de «Dâ‘esh» (organisation de l’Etat islamique), de même que dans certaines régions libérées du département d’Idlib lui-même, où «Al-Nuçra» s’est employée à éliminer toutes les autres forces d’opposition tant militaires que politiques – furent évoquées pour justifier les mises en garde.

 

La joie que nous avons mentionnée et son adoption, sa condamnation ou les mises en garde à son encontre montrent qu’il existe plusieurs aspects de ce que l’on qualifie aujourd’hui de «tragédie syrienne». En effet, depuis environ deux ans, l’influence des mouvements islamistes qui combattent le régime Assad n’a fait que s’accroître et ce phénomène n’a fait qu’accompagner la faiblesse qui affecte de plus en plus «l’Armée syrienne libre» du fait de son non-approvisionnement en armes adaptées et de son non-renforcement par les démocraties occidentales (et aussi du fait de la faiblesse de son commandement et de l’absence de coordination entre ses différentes composantes). Depuis la fin de l’année 2013, les groupes islamistes ont connu une importante mutation bénéficiant de l’aide matérielle de plusieurs gouvernements dans la région et de celle de réseaux islamistes non gouvernementaux, se transformant en la plus grande force militaire, même si ces groupes islamistes ne se sont pas tous fondus dans un creuset unique.

 

Cela s’est produit concomitamment avec l’afflux des jihadistes en Syrie, puis avec la proclamation par l’Irakien Abû Bakr al-Baghdâdî de l’«Etat islamique en Irak et au Levant» en avril 2013, et le lancement de sa guerre contre les unités de «l’Armée syrienne libre» et certaines formations islamiques syriennes. L’objectif était de contrôler les régions limitrophes de l’Irak, de rendre plus facile le passage de ses combattants entre les deux pays et d’étendre son influence (en vue de la future proclamation de son « califat »). En même temps, le discours confessionnel montait et se transformait en l’une des principales armes permettant de mobiliser et d’attirer des combattants du fait du rôle de plus en plus important joué, sur le plan militaire, par le Hezbollah et par les milices chiites irakiennes et afghanes qui combattent aux côté de Bachar al-Assad.

 

C’est ainsi que le Front islamique (Al-Jabha al-’Islâmiyya), avec ses deux principales composantes («Ahrâr al-Shâm» et «Jaysh al-Islâm»), puis «Jabhat al-Nuçra» et des groupes numériquement d’importance moyenne aux références islamiques («Jabhatu-l-Mujâhidîn», «Harakatu-l-Zankî» et «Ajnâd al-Shâm») ainsi que de petites brigades, dans le nord, l’est, le centre de la Syrie et autour de la capitale Damas, sont devenus les forces ayant une influence militaire prééminente dans le combat à la fois contre le régime syrien et contre «Dâ‘esh». Quant aux forces non islamistes, leur influence n’a cessé de reculer tant au nord que dans le centre du pays. Certaines d’entre elles ont affronté «Jabhat al-Nuçra» dans la région d’Idlib, jusqu’à ce que leur extension géographique se soit réduite et qu’elles ne soient plus présentes de manière notable que dans le sud du pays.

 

Le paradoxe politico-militaire que nous venons de décrire est une tragédie parce qu’il semble inéluctable et parce que le combat ne permet pas à des forces autres que celles-ci d’émerger. Les civils syriens qui résident dans les régions où ce produisent les combats semblent tout à fait en comprendre les données. C’est pourquoi nul ne saurait être surpris par la joie manifestée, par exemple, par les habitants de la région d’Idlib au vu de la défaite des forces du régime Assad dans des deux camps militaires de Wâdi al-Dayf et d’Al-Hamîdiyyé, ainsi que des barrages alentours, même si ceux qui les en ont chassées étaient les hommes de «Jabhat al-Nuçra », contre les agissements desquels certains de ces villageois avaient manifesté seulement quelques jours auparavant. Ils savaient toutefois que la victoire militaire d’«Al-Nuçra» ne pourraient que rendre plus difficile la dénonciation de ses agissements inadmissibles. Mais comment auraient-ils pu ne pas se réjouir, alors que le régime avait été chassé de positions militaires à partir desquelles il déversait sur eux la mitraille de ses canons, les tuant, les blessant, détruisant leurs maisons et condamnant à l’exil des dizaines de milliers d’entre eux et, ce, depuis trois ans ? Comment auraient-ils pu rester de marbre, neutres, alors qu’ils savaient qu’une victoire locale du régime, fusse contre une composante qu’ils redoutaient et dont ils avaient eu à connaître des abus, aurait signifié la victoire dudit régime sur eux ?

 

Nous retrouvons ce même paradoxe, dans sa dimension tragique, dans les deux « Ghûta » (faubourgs) à l’est et à l’ouest de Damas. En effet, aucun de ceux qui réclament la liberté pour Razan Zaytouneh, Samira al-Khalil, Waél et Nazim Hammadi, ces visages éminents de la révolution civile syrienne, ces opposants de toujours au régime Assad, n’hésite à soutenir la résistance du quartier Jawbar et de la ville de Dûmâ face aux offensives menées par les forces du régime et ses alliés, bien qu’ils connaissent parfaitement les liens qui existent entre nombre de combattants à Jawbar et à Dûmâ avec la formation qui est directement responsable, ou complice, de l’enlèvement de Razan, Samira, Waél et Nazim…

 

Tout cela montre les aspects dramatiques de l’équation militaire syrienne, aujourd’hui. Dans le contexte de l’éloignement d’une solution politique du fait du soutien continu apporté par la Russie et par l’Iran à Assad, ce sont les événements sur les multiples fronts militaires (en dépit de l’impossibilité d’une victoire décisive) qui exercent une influence prépondérante sur le statu quo. En d’autres termes, tout affaiblissement d’Assad et toute guerre d’usure menée contre ses alliés est politiquement utile, en dépit de ce qu’ils comportent en fait de danger d’un renforcement de l’influence de certaines des forces qui le combattent.

 

Par conséquent, la tragédie syrienne réside en ce paradoxe et dans ce qu’il semble y avoir de complémentaire entre ses deux antagonismes. L’inexistence d’un quelconque choix alternatif n’est plus de la responsabilité des Syriens. Elle est plutôt devenue, du fait de ce qui n’a cessé de se manifester depuis deux ans, une responsabilité internationale résultant du caractère très limité de la préoccupation américaine, de l’impuissance européenne et d’étroits calculs des acteurs régionaux. Au milieu de tout cela, le régime Assad reste le premier responsable, sans conteste, des malheurs qui ont frappé, qui ne cessent et qui continueront à frapper la Syrie. Tout progrès que ce régime enregistrerait, tout sursis qui lui serait accordé ne pourrait que signifier de nouvelles catastrophes et un prix encore plus accru à payer sur des années, y compris après sa chute…

 

[* écrivain libanais].