En Syrie, le coût de la passivité occidentale devient intolérable – Par Dominique Moïsi

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 mars 2013

Avec près de 70.000 morts en Syrie, il n’est plus temps de s’interroger sur la nécessité ou non d’intervenir pour mettre fin au chaos meurtrier, mais sur la façon de le faire. La livraison d’armes aux opposants est la solution.

Méfiez-vous de la Syrie, ce sont les Balkans du Moyen-Orient ! » L’arabisant, fin connaisseur de la région, qui me lançait cet avertissement au début de la révolution arabe, faisait allusion à la complexité ethnique, religieuse sinon tribale de ce pays clef du Levant. Il mettait par ailleurs l’accent sur l’importance stratégique d’un Etat qui, plus que d’autres dans la région, risquait de sombrer dans la guerre civile, le chaos sinon l’éclatement. Au lendemain du 15 mars 2011, la férocité de la répression contre de jeunes collégiens, qui avaient osé écrire des graffitis anti-Assad, allait être le premier acte d’une répression toujours plus violente, traduisant une vraie stratégie de la terreur visant à dissuader ou à radicaliser les forces de l’opposition. Face à la déclaration de guerre du régime à son peuple, la révolte – qui se voulait initialement pacifique – a basculé elle aussi dans la violence, en dépit des réticences de minorités qui n’ignoraient rien de la cruauté extrême du régime en place.

Deux ans après, 70.000 morts plus tard, et la Syrie mourante vacillant au bord du chaos et de la désintégration, la comparaison avec les Balkans me revient à l’esprit. Dans les années 1990 au lendemain de l’éclatement violent de la Yougoslavie, la communauté internationale avait longuement hésité avant de s’impliquer de manière décisive dans les guerres balkaniques. Quel que soit le jugement que l’on peut porter sur cet engagement militaire direct, force est de constater que le sang ne coule plus dans les Balkans. Un pays, la Croatie est aux portes de l’Union, un autre, la Serbie est plein d’espoir de la rejoindre un jour. L’Europe et les Etats-Unis sont intervenus – tardivement certes – mais ont fait la différence. Si ce qui était possible hier dans les Balkans apparaît aujourd’hui inenvisageable en Syrie, c’est pour de multiples raisons. L’Amérique n’est plus ce qu’elle était, la Russie est en partie redevenue l’URSS et les contextes géographique, stratégique et émotionnel sont très différents. Ainsi, au lendemain de leurs interventions en Afghanistan et en Irak, les Etats-Unis hésitent avant d’envoyer, ne serait-ce que des armes aux rebelles syriens. La Russie – humiliée dans les Balkans hier, puis dernièrement en Libye – trouve l’occasion de rappeler sa valeur de nuisance et, suivie comme son ombre par Pékin, est heureuse de bloquer toute résolution des Nations unies qui condamnerait les massacres commis par le régime de Damas. De plus les Balkans sont en Europe. Au lendemain de la sortie du film de Steven Spielberg, « La Liste de Schindler », l’administration américaine n’aimait pas voir des « gens être poussés de force dans des trains » dans cette partie du monde. Il existe infiniment plus de distance avec « l’Orient compliqué » dont parlait le général de Gaulle. Les « mauvais » au pouvoir sont-ils un moindre mal, les « bons » dans l’opposition sont-ils une menace plus grande encore ? L’alternative au régime d’Assad n’est-elle pas une implosion de la Syrie avec des conséquences déstabilisatrices pour l’ensemble de la région ?

L’année 2013 sera-t-elle pour la Syrie l’équivalent de ce qu’avait été l’année 1995 pour les Balkans : celle où, devant l’accélération dramatique des événements, se produit un changement dans les esprits et où ce qui paraissait impossible hier devient brutalement une évidence ?

Une chose est certaine, il n’existe pas de solution nationale ou même régionale à la crise syrienne. La Syrie ne peut se sauver seule. Le nombre de Syriens vivant en diaspora en dehors de leur pays d’origine est presque aussi grand (18 millions) que celui de Syriens vivant encore en Syrie (23 millions). Les élites sont parties. Que peut-on encore apprendre dans des universités décimées par un processus de sélection à rebours ? Dans le climat révolutionnaire en cours, comment réconcilier légitimité et compétence ? Parmi les opposants au régime, ceux qui ont la légitimité de la présence en Syrie ne sont pas compétents et vice versa. Et l’armée, compte tenu de ses divisions profondes, ne saurait constituer un recours, contrairement à ce qu’espèrent peut-être secrètement les Russes.

De la même manière, il n’existe pas non plus de solution régionale. Face à ce qui est décrit comme le « soutien persan » au régime d’Assad, celui de l’Iran chiite, les pays du Golfe – à travers des sources de financement privées – soutiennent, trop souvent par l’argent et les armes, les plus extrémistes des rebelles, leur donnant un avantage dangereux sur les forces les plus modérées, à qui nous avons jusqu’à présent refusé le soutien qu’elles méritaient. La solution ne peut ni ne doit venir de l’Arabie saoudite ou du Qatar sans parler de la Turquie.

Dans un tel contexte, seuls les Etats-Unis et l’Europe pourraient faire la différence, et ce, en dépit du veto russe. D’une manière ou d’une autre, ils doivent intervenir, pour des raisons stratégiques tout autant qu’humanitaires.

Quand les Etats-Unis et l’Europe arriveront-ils à la conclusion que le coût de la passivité et de la non-intervention est plus grand encore que ne peut l’être le risque de la livraison d’armes aux plus modérés des rebelles syriens ? Le régime d’Assad est condamné en dépit du soutien de Téhéran et de Moscou. Plus tardive sera sa chute, plus nombreuses seront les victimes civiles et plus grand seront les risques de radicalisation, d’éclatement et de chaos, régional et pas seulement local.
Dominique
Moïsi

Dominique Moïsi, professeur au King’s College de Londres, est conseiller spécial à l’IFRI

http://www.lesechos.fr/economie-politique/france/debat/0202609844616-en-syrie-le-cout-de-la-passivite-occidentale-devient-intolerable-543784.php