« Les révolutionnaires syriens nous rappelleront le poids de nos erreurs » par Matthieu Rey

Article  •  Publié sur Souria Houria le 21 janvier 2017
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Jeune manifestante à Alep, le 30 novembre 2012 ©AP/NARCISO CONTRERAS

Agrégé d’histoire et arabisant, Matthieu Rey est chargé de recherches à l‘Institut d’études et de recherches sur le monde arabe et musulman et “core researcher” du programme WAFAW dont les recherches ont permis de produire cet article. Il fait également partie de l’équipe d’Henry Laurens au Collège de France, dont les recherches portent sur l’histoire contemporaine du monde arabe. Il travaille actuellement à la rédaction d’une histoire de la Syrie à l’époque contemporaine. Résident de Damas entre 2009 et 2013, il a été un témoin direct des événements qui ont secoué le pays. Pour Le Comptoir, il livre ici son analyse de la situation qui a meurtri Alep. 

Alep… Les événements se sont soudainement précipités. Selon les rythmes agités des conflits de cette nature, la bataille s’est emballée au bénéfice d’un des protagonistes. Les Russes et leurs alliés, principalement les forces se revendiquant de Bachar el-Assad, se sont emparés en quelques jours des derniers quartiers, tour à tour qualifiés de libérés, de révolutionnaires et enfin de rebelles. Pourtant, nous parlons toujours des mêmes groupes d’habitants réfugiés dans les quartiers d’Alep-Est. Pour comprendre l’actualité, il faut revenir brièvement sur les dernières évolutions syriennes mais aussi sur les changements géopolitiques entourant la Syrie.

Alep est avant tout un symbole. Après Homs, elle devient depuis l’été 2012, une seconde capitale de la révolution. Elle prend tout de suite les caractères de cette étape nouvelle dans la marche révolutionnaire. Si Homs avait vu les sit-ins et la résistance civile l’emporter, Alep voit au cours du mois d’août 2012, les brigades accroitre ce que tous nomment à l’époque “la zone libérée” (mintaqa muharrara). Un lexique accompagne des pratiques de terrain inédites. Le vocabulaire croise alors – et même au sein des composantes de la population syrienne enclines à tolérer Bachar al-Assad – les termes de la lutte coloniale (occupation / libération) et ceux de l’histoire nationale syrienne, faisant des Assad, la dernière occupation en cours (dans une généalogie remontant aux Turcs puis aux Français puis aux Assad). À côté de ce changement de vocable, alors qu’au sein des quartiers des symboles festifs accompagnent l’établissement d’un pouvoir alternatif [1] comme l’organisation de debkeh, c’est aussi une gamme nouvelle d’institutions qui voit le jour, à leur charge de gérer le quotidien fait de l’urgence d’un conflit dont l’intensité ne cesse de croître. Aux comités de coordination locaux (lajna al-tansiqiyyat al-mahliyyat), se substitue ce qui devient jusqu’à aujourd’hui la municipalité libre d’Alep. Un conseil régulièrement élu est en charge des services quotidiens pour assurer le ramassage des ordures, la distribution de vivres et les soins. Cette instance porte en elle l’espoir d’une alternative, d’une Syrie nouvelle. Cependant, dans l’immédiat qui ne cesse de se prolonger entre 2012 et 2016, elle doit surtout faire face à l’horreur. Le régime de Bachar el-Assad tente de briser par tous les moyens ce symbole d’un autre possible.

Depuis 2012, l’évolution de la répression suit des grandes respirations dont le souffle est projeté sur une Alep de plus en plus meurtrie. Le second semestre 2012 voit l’armée proche du régime piétinée, se retirer de la ville. Il faut l’entrée de nouveaux acteurs, au tournant de 2012-2013 pour voir le front se stabiliser. Le Hezbollah sauve le régime Assad en organisant la lutte urbaine. Son savoir-faire acquis à l’encontre d’Israël l’y autorise. Le symbole de ce tournant vient de Homs, ville reprise entre 2013 et 2014. Néanmoins, dans le cas d’Alep, la stratégie de guérilla est insuffisante, il faut davantage de puissance de feu  pour ouvrir des quartiers devenus au gré des répressions de véritables bunkers. En 2014, les pluies de baril TNT qui s’abattent sur les quartiers libres, font migrer plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Ces vagues successives s’échouent sur les rivages de l’Europe qui peine à découvrir l’ampleur du désastre. Pourtant, rien n’y fait. Les groupes armés de la Révolution syrienne, d’obédience variée, chassent Daech d’Alep en février 2014, et mettent en échec les incursions adverses.

En septembre 2015, pour reprendre en main le leadership sur le camp en faveur du régime, Vladimir Poutine se décide à intervenir. Mais, pour agir, il veut être le maître d’œuvre. Il met fin aux entreprises d’entente entre factions rebelles et Hezbollah en stoppant les trêves négociées au cours du printemps 2015. L’ordre de 2013 change. Cependant, unifier les factions du régime derrière le commandement russe prend du temps, c’est ce qu’illustrent notamment les avancées laissées sans soutien dans les quartiers rebelles. Au lendemain de l’été, cette direction unique se construit en deux temps. Précisons d’emblée le contexte : les élections américaines laissent le champ libre à Poutine. La première série d’initiatives tient au message adressé à la communauté internationale : Assad est reçu à Moscou et des tirs depuis la mer Caspienne soulignent les nouvelles prouesses techniques russes. Ainsi, tout un chacun sait que Poutine s’engage pleinement. Dans un second temps, l’offensive commence avec toute la force de feu russe, qui perce les sous-sols aleppins de leurs missiles.

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Les événements de la semaine du 12 décembre 2016 prennent place ici. Deux logiques se croisent comme souvent au Moyen-Orient. L’une est géopolitique, l’autre relève du terrain. Pour la première, l’ordre nouveau s’édicte depuis Moscou, et accessoirement Ankara et Téhéran qui suivent la marche du Kremlin. Ils tentent d’établir les lignes d’une cessation des hostilités, sans présager de l’avenir d’un tel plan. Sur le terrain, une confusion gagne les esprits dans la mesure où des acteurs agissent selon des lignes de conduite bien différentes. Les Russes bombardent et ouvrent les quartiers. Ils négocient pour l’évacuation afin de ne pas ternir davantage leur avenir par d’éventuelles accusations de crime de guerre. Dans le même temps, les supplétifs d’Assad enchaînent les fusillades, les campagnes d’arrestation, renouvelant la gamme des pratiques bien connues à Hama en 1982. Le Hezbollah ne peut que constater la cruauté qui lui avait fait horreur à Homs déjà… Cet emboîtement explique les communiqués contradictoires, les menées variées obscurcissant les événements d’Alep. En outre, fractionnements et divisions accélérées des forces rebelles – qui ne parviennent plus à donner cohérence à l’action militaire – accroissent d’autant la victoire symbolique et militaire en cours.

Au terme de semaines particulièrement éprouvantes, que reste-t-il ? Une logique se renforce : le déplacement de populations ballotées d’une zone libre vers une autre garantirait un ordre donné. Notons qu’en retour – et Homs le rappelle de ses cendres oubliées – le vide n’est pas comblé de ces départs. Ensuite, un second symbole tombe, et avec lui une partie de l’expérience alternative politique initiée par les Syriens. Après Homs, Alep va conduire les révolutionnaires et les autorités libérées à devoir s’embarquer sur les navires de l’exil et, telle la cité athénienne en son temps, faire vivre l’idéal civique loin des terres de l’enfance. Ils sont une conscience universelle qui nous rappellera le poids de nos erreurs [2]. Enfin, un tournant inédit ouvre ce qui constitue l’acte V des “événements de Syrie”. Le premier a vu la révolution gagner les contrées, le second fut celui du choix des armes par le régime plongeant le pays dans la guerre, le troisième a été marqué par l’appel aux partenaires étrangers, le quatrième, qui se clôt, restera celui de l’hégémonie russe. Cependant, pour Vladimir Poutine, une question demeure : et maintenant que faire ? Comment sortir victorieux d’un conflit que menace l’enlisement ? Comment parvenir à ne conserver que des gains principalement en termes de prestige ? Comment poursuivre la conduite des affaires dans ce qui ressemble de plus en plus à la marge sud de l’empire renaissant ?

Matthieu Rey

Notes :
[1] Voir le cas de Damas, sur le blog Un œil sur la Syrie.
[2] Soulignons ici l’action remarquable du Collectif des amis d’Alep pour faire entendre cette voix.