Syrie, l’art en armes – Jacques Mandelbaum

Article  •  Publié sur Souria Houria le 25 février 2012

Ali Ferzat, le plus célèbre caricaturiste syrien, a été enlevé et passé à tabac le 25 août 2011. Ses doigts ont été brisés. Ce portrait s'est propagé sur le Net dans les jours suivants. Signé par Ali Ferzat, il est en réalité dû à un dessinateur anonyme.

Ali Ferzat, le plus célèbre caricaturiste syrien, a été enlevé et passé à tabac le 25 août 2011. Ses doigts ont été brisés. Ce portrait s’est propagé sur le Net dans les jours suivants. Signé par Ali Ferzat, il est en réalité dû à un dessinateur anonyme.NC

 

Le « printemps arabe », cela a été souligné, a révélé le rôle d’Internet comme instrument de mobilisation politique. On sait moins que la Toile s’est aussi transformée, pour l’occasion, en plate-forme de résistance artistique. Ce phénomène, notable en Tunisie et en Egypte, a pris de l’envergure en Syrie, où le régime de Bachar Al-Assad noie la contestation dans le sang depuis près d’un an.

Dans ce maelström de violence (plus de 6 000 morts et 15 000 disparus, selon les estimations) qui n’épargne pas les artistes passés du côté de la contestation, le Web est une planche de salut pour les créateurs, spontanés ou confirmés, qui n’ont pas choisi l’exil. Cet engouement n’est pas né de la révolution. Tardivement introduit dans la forteresse syrienne – par Bachar Al-Assad -, Internet a ouvert depuis le début des années 2000 aux artistes locaux une fenêtre sur le monde par laquelle ils se sont engouffrés, qu’il s’agisse de jeunes cinéastes qui se font désormais connaître à l’étranger, ou de plasticiens qui ont par ailleurs bénéficié de la récente privatisation du marché de l’art en Syrie, et du boom qu’il connaît dans les Emirats arabes.

Parallèlement aux images, d’une crudité parfois insoutenable, qui témoignent de la répression sur le Net, les sites d’hébergement (YouTube, DailyMotion, Vimeo) et les réseaux sociaux (Facebook au premier chef) regorgent d’expressions artistiques de toute nature, depuis le film jusqu’à l’affiche en passant par le clip, la caricature, la peinture, le poème ou le dessin animé.

THÉÂTRE DE MARIONNETTES

Deux traits dominent cette effervescence créatrice. Sa dimension populaire d’abord, qui a fait naître en l’espace de quelques mois plus de vocations que quarante ans d’autocratie. Son humour ensuite, nourri d’un sens tragique de la dérision, d’une vitalité aiguisée par le désespoir. L’un des exemples les plus percutants de cette tendance est un théâtre de marionnettes ouvert sur la Toile le 8 novembre 2011 par un groupe de jeunes opposants, sous la signature Masasit Mati. Le terme désigne la tige en métal permettant de boire le maté, qui passe pourêtre le breuvage favori des sbires baasistes. Même veine parodique pour le titre deleur feuilleton en 15 épisodes, Top Goon, diaries of a little dictator (« Crétin d’élite, journal d’un petit dictateur »), qui démarque le titre du film hollywoodien musclé Top Gun, de Tony Scott (1986).

À raison d’un épisode de cinq à huit minutes posté chaque dimanche, le spectacle est lapidaire et désopilant. Quelques marionnettes à doigts, figures génialement croquées, décor réduit et sens assassin de la formule. La marionnette Beeshu, président de Syrie, tient la vedette, entourée de personnages récurrents tels le patibulaire Shabih (Assef Chawkat, chef d’état-major et beau-frère du président, affublé d’un béret, d’un treillis et d’une matraque), l’affriolante Rose de Damas ou encore le Manifestant pacifique.

« QUI VEUT TUER UN MILLION ? »

Le deuxième épisode, intitulé « Qui veut tuer un million ? », vaut son pesant d’or. Il fait de Beeshu le candidat unique de la version arabe du jeu télévisé « Qui veut gagnerdes millions ? », animée par le journaliste libanais George Kurdahi sur la chaîne satellitaire arabe MBC1. Succédant à Hosni Moubarak et Mouammar Kadhafi, le tyran, interrogé sur ses oeuvres sanglantes, gagne des morts à chaque bonne réponse, mais se trouve pris au dépourvu lorsqu’il veut prendre le joker « J’appelle un ami » : personne ne répond.

Si la satire se taille la part du lion sur le Net – la caricature et le détournement d’images dominent -, d’autres registres existent. Sur Facebook, la page « Art et liberté » accueille depuis juin 2011 une oeuvre d’art par jour (photo, peinture, dessin…) pour célébrer la révolution, tandis que celle dédiée au « Festival de cinéma de la Syrie libre » fait de même avec les films depuis décembre 2011. Les oeuvres affluent, venues de Syrie, mais aussi d’ailleurs.

En matière de cinéma, l’entreprise la plus impressionnante émane du groupe Abou Naddara, dont les films sont visibles en partie sur le site www.abounaddara.com, eten intégralité sur le site d’hébergement Vimeo. Ce collectif de réalisateurs s’est constitué en novembre 2010, dans un paysage cinématographique quasiment rayé de la carte dans les années 1990 au profit d’une industrie du feuilleton télévisé inféodée au régime. Dépourvue d’école de cinéma mais dotée d’une censure en pleine santé, la Syrie produit deux longs-métrages par an et dispose d’une trentaine de salles pour 22 millions d’habitants.

UNE CINQUANTAINE DE FILMS COURTS

Constitué d’un noyau dur de quatre ou cinq réalisateurs, tous autodidactes, Abou Naddara est rapidement rattrapé par la révolution. Son porte-parole, Charif Kiwan – haute stature physique et intellectuelle, français impeccable -, réfugié à Paris où il avait étudié les sciences politiques, s’en explique : « Nous faisons partie de la génération humiliée par le massacre de l’insurrection d’Hama, en 1982. La révolution, nous n’attendions que cela. Pour nous, le cinéma, que le régime a tout fait pour éloigner du public, est un instrument démocratique qui a quelque chose àdire sur ce qui se déroule dans notre pays. »

Cette conception politique du cinéma se double, chose rare en temps de crise, d’une exigence esthétique : « Nos films évitent délibérément le spectacle de la violence. Nous nous efforçons de filmer le quotidien et l’intimité, d’avoir des personnages très construits, de ne jamais prendre le spectateur en otage. » Le projet, fort d’une cinquantaine de films courts (entre 49 secondes et 4 minutes), s’enrichit au rythme d’une oeuvre postée sur le Net chaque vendredi, jour de prière et de manifestation.

On y trouve de petites perles de distanciation poétique et d’intelligence subversive. Et déjà quelques classiques. The End : sur une immense fresque murale du Musée militaire de Damas, croûte pompière à la gloire du leader éternel Hafez Al-Assad, un rideau noir se ferme lentement, sur lequel défilent les noms des martyrs de la révolution. Un plan fixe de trois minutes, scandé par un chant liturgique de la résurrection interprété par Fayrouz. Avant-gardes : dans une cour d’école, des enfants en uniforme hurlent les slogans du parti Baas (« Révolution ! » « Unité, égalité et socialisme ! »), auxquels finissent par se substituer, sur la bande-son, la houle des slogans de la rue syrienne (« Liberté ! Liberté ! »).

The End from abou naddara on Vimeo.

Utilisée avec finesse dans de nombreux films du groupe, la dialectique entre les mots et l’image témoigne d’une réalité sur laquelle Charif Kiwan insiste : « Il ne faut jamais oublier la très forte tradition de la parole en Syrie, il y a toujours une primauté du verbe sur l’image. » Le nom du collectif y fait clairement allusion, qui renvoie à la revue satirique Abou Naddara (« l’homme aux lunettes »), créée en 1877 par Yaqub Sanu, un journaliste et dramaturge juif égyptien banni et exilé en France après l’interdiction de sa revue. Erudit polyglotte, Yaqub Sanu joua un rôle important dans l’émergence de la littérature arabe moderne. Sa figure représente un modèle de société ouvert sur le monde.

ENTRE LES MOTS ET L’IMAGE

On retrouve la question du rapport entre l’écriture et l’image, entre la violence et l’art, aussi, au coeur d’une remarquable série de travaux consacrés à la révolution par le plasticien Akram Al-Halabi. Né en 1981 à Madjal Chams, un village du Golan annexé par Israël en 1967, formé à l’Institut des beaux-arts de Damas puis exilé en 2008 à Vienne, Al-Halabi prélève depuis octobre 2011 des images sur des vidéos de massacres trouvées sur le Net, qu’il fige en clichés flous et recouvre d’un froid linceul de mots. Il a intitulé cette série Images et textes.

Les artistes en exil ont aussi la liberté de se passer du Web pour payer leur écot à la révolution. Mohamed et Ahmed Malass, frères jumeaux installés depuis octobre 2011 en Egypte, poursuivent une oeuvre théâtrale commencée dans la clandestinité de leur appartement à Damas. Leur pièce La Révolution de demain reportée à hier, dialogue incongru entre un manifestant et l’officier de police qui l’a incarcéré, a été donnée en juillet 2011 au Centre européen de poésie durant leFestival d’Avignon.

Dans le domaine du cinéma, un très beau court-métrage, L’Incubateur du soleil, court depuis quelques mois les festivals. Son auteur, Ammar Al-Beik, né en 1972 à Damas, mène aujourd’hui au Koweït une carrière de photographe et de cinéaste. Son film, dépourvu de dialogues, confronte l’impuissance de l’exilé (il se représente avec sa femme et sa toute petite fille, chez lui, devant la télévision qui diffuse les images sanglantes des martyrs du « printemps arabe ») à l’interrogation sur l’avenirque font naître les images de la naissance de sa fille, placée toute sanglante, elle aussi, dans un incubateur, lequel devient le dépositaire de tous les effrois et espoirs.

UNE PROGRAMMATION DANS LES FESTIVALS

C’est bien dans l’incubateur du cinéma que germent le plus grand nombre de projets, d’un côté ou de l’autre de la frontière. Les festivals, qui ne ménagent pas leurs efforts pour s’assurer une présence syrienne, sont une excellente plate-forme. Celui de Rotterdam a présenté au début de février une intéressante rétrospective de la nouvelle génération de cinéastes syriens – une initiative de Delphine Leccas et Charlotte Bank, qui avaient par ailleurs créé le Festival des arts visuels de Damas, en 2010. Les quatre réalisateurs qui ont pu faire le voyage offrent un bon échantillon de la situation des artistes pris dans la violence de l’Histoire, notamment les cinéastes, dès lors que caméras et téléphones portables sont aujourd’hui considérés par le régime comme des armes.

Reem Ali, réalisatrice et actrice réputée qui a pris publiquement fait et cause pour la révolution et a été l’objet d’intimidation, des services de sécurité, s’avoue« psychiquement incapable de mener quelque projet artistique que ce soit en ce moment ». A l’inverse, la documentariste Soudade Kaadan s’est jetée dans l’écriture d’un long-métrage de fiction : « C’est assez paradoxal, mais je ressens dans cette horreur la nécessité absolue de la beauté. Le film racontera l’histoire d’une femme pendant la révolution, et le commerce qu’elle finit par entretenir avec toutes ces ombres qui réclament les morts dont on les a détachés. »

UNE CHRONIQUE INTIME DE LA RÉVOLUTION

Les deux autres sont déjà passés à l’acte. Hazem Al-Hamwi, tout en douceur, filme une sorte de chronique intime de la révolution : « J’ai le sentiment profond que je vais mourir pendant ces événements. Ce film parlera donc de moi et de quelques proches, mais aussi bien de tous ceux qui ont décidé de mourir pour sauver leur âme, peut-être même pour vivre enfin. » Cinéaste et plasticien, Al-Hamwi compteintégrer dans le film les magnifiques peintures, torturées et proliférantes, que lui inspirent les événements, et même filmer en studio les rushes de son film projetés sur son corps. Quant à Rami Farah, dont la personnalité tient de la grenade dégoupillée, voilà huit mois qu’il tourne un documentaire clandestin dont il ne peut rien divulguer, pour les besoins duquel il s’est récemment installé à Paris, et qu’il entend mener « jusqu’à ce que le régime tombe ».

Une même rage habite un grand nombre d’artistes exilés. Halah Abdallah, en France depuis 1981, termine le montage de son nouveau documentaire, Comme si nous attrapions un cobra, consacré à l’histoire de la caricature en Egypte et en Syrie. Un domaine qu’elle connaît intimement puisqu’elle partage la vie de Youssef Abdelké, l’un des plus grands peintres syriens, également caricaturiste.

DIRIGER UN FILM VIA SKYPE

Réfugié à Beyrouth, Mohammad Ali Atassi, réalisateur d’un beau portrait consacré à la grande figure de l’opposition syrienne Riad Al-Turk (Cousin, 2001), prépare un documentaire autour d’un dissident syrien dont il ne divulgue pas l’identité. Sa méthode est « révolutionnaire » : il dirige à distance, avec le logiciel Skype, vecteur de communication privilégié des activistes, une équipe qui filme en Syrie. Ce journaliste et militant des droits de l’homme sait de quoi il retourne en matière d’opposition : il est le fils de l’ex-président syrien Noureddine Al-Atassi, dont la vie fut brisée par les vingt-deux années de cachot que lui infligea Hafez Al-Hassad.

Très introduit dans la lutte clandestine, Mohammad Ali Atassi fait l’éloge d’« un cinéma de la révolution qui s’invente au jour le jour sur le terrain. Vif, inventif, allant là où le reportage ne peut aller, jusque dans les coulisses de la révolution ». Certains de ces films clandestins devraient être montrés à la mi-mars, premier anniversaire de la révolution syrienne, dans plusieurs grandes villes du monde, dont Paris.

La plus singulière rencontre qu’on ait faite est celle d’Oussama Mohammad, lyrique thuriféraire de la révolution. Il est un des trois grands noms du cinéma syrien, avecMohamed Malass et Omar Omiralay. Le premier se tient sur la réserve en Syrie, le second est mort voici quelques mois. Reste Oussama le rebelle, 58 ans, alaouite comme son président, deux longs-métrages de fiction à son actif (Etoiles de jour en 1988, Sacrifices en 2002).

LA RÉVOLUTION, UN GESTE ARTISTIQUE ?

Invité à parler de la résistance artistique au Festival de Cannes, en mai 2011, il y donne une leçon de cinéma qui lui vaut l’exil. Installé depuis à Paris, il court les festivals pour défendre la cause, écrit de nombreux textes pour les journaux arabes, analyse sans fin les images qui lui parviennent de la rue syrienne. Il voit dans ces manifestations « quelque chose de magique, une inventivité de langage, une poésie des actions qui n’ont rien à envier à l’art ». Il ajoute : « Si je ne filme pas, c’est que je suis pour l’instant le spectateur d’une révolution où le peuple se réinvente à travers une création collective de tous les instants. »

Cette tentation de lire la révolution comme un geste artistique ne rencontre pas que des partisans. Elle irrite Cécile Boëx, une chercheuse en sciences politiques, spécialiste du cinéma syrien, qui rentre d’un séjour de dix ans en Syrie : « Je trouve très problématique la confusion qui est faite entre acte militant et acte artistique. L’intention de ceux qui filment les événements actuels, c’est de témoigner. C’est un acte de résistance et de survie, et cela me gêne qu’on mette cela dans le champ de l’art. Je suis assez choquée, d’une manière plus générale, par l’espèce de business artistique autour du « printemps arabe » qui émane aujourd’hui de grandes institutions culturelles. »

DES ACTIONS SUBVERSIVES

Ce délicat partage entre art et politique, création et témoignage, dessine d’autres lignes de fracture, suscitant un débat qui tient à la nature des images et au regard qu’on leur porte. En l’espèce, la religion de Charif Kiwan n’est pas la même que celle de Hala Abdallah. Pour le premier, « YouTube est le terrain de la manipulation, du sensationnalisme et de la surenchère. C’est ingérable. Chaque camp se jette à la tête des images d’horreur, des corps déchiquetés, des massacres perpétrés par l’ennemi. On finit par ne plus savoir de quel côté est la barbarie. Seule la singularité permet de faire ressentir les choses et la dimension inouïe des événements que nous vivons ». Pour la seconde, « ce qui se passe en Syrie est la magnifique éruption d’un peuple qui a été piétiné, d’une jeunesse qui s’est mise debout. Les images qui nous parviennent de là-bas, je les considère toutes comme infiniment précieuses, car ces gens risquent la mort pour les prendre et nous les envoyer ».

Des fontaines en sang dans le quartier de Midan à Damas

La valeur esthétique de certaines oeuvres, tels les films d’Abou Naddara, ne les empêche pas d’être politiques. Réciproquement, certaines actions subversives recèlent une créativité inspirée de la performance dans l’art contemporain : lancerdes centaines de balles de ping-pong décorées de slogans séditieux depuis le sommet du mont Kassioun, qui domine le quartier des édiles de Damas ; teinter des fontaines municipales en rouge sang ; cacher dans des valises, sur plusieurs terrasses d’immeubles, des haut-parleurs actionnés à distance pour relayer à plein volume des chants révolutionnaires. Autant de dispositifs qui provoquent les services de sécurité, au péril de la vie de ces artistes de l’activisme. La mort tapie derrière l’oeuvre, et l’oeuvre comme défi à la mort : c’est le lot commun, et hors de prix, de la création syrienne.

Source : http://www.lemonde.fr/international/article/2012/02/21/syrie-l-art-en-armes_1644497_3210.html

Date : 21/2/2012