Yassin Al Haj Saleh : Quand la Syrie «frappe avec sa tête»

Article  •  Publié sur Souria Houria le 7 avril 2015

Dans son album de 1983 Loin des yeux de l’Occident, Daniel Balavoine, qui amorçait alors un tournant dans sa carrière en revenant vers la «musique rock» par laquelle il se disait influencé – celle de Yes, The Police ou Peter Gabriel dont l’on sentait en effet l’influence dans les arrangements de certains titres, notamment Pour la femme veuve qui s’éveille – et en abordant les thématiques de Droits de l’Homme qui lui étaient chères, marqua les esprits avec une chanson intitulée Frappe avec ta tête.

Dédiée au pianiste argentin, emprisonné sous la dictature militaire de l’époque, Miguel Ángel Estrella, cette chanson raconte l’histoire d’un écrivain emprisonné et torturé auquel ses geôliers ont coupé la langue pour qu’il ne puisse plus parler et les doigts pour l’empêcher d’écrire. Mais, comme le chante Balavoine dans le refrain,

«Dans la cellule du poète,
Quand le geôlier vient près de lui,
Quand plus personne ne s’inquiète,
L’homme que l’on croyait endormi …

Oh,
Frappe avec sa tête.»

Tout le monde ne le sait pas, mais Miguel Ángel Estrella est libanais par son père, issu d’une famille Najem, «étoile» en arabe, ce qui donne estrella en espagnol. Et derrière la frontière du Liban, justement, il y a la Syrie, celle de Bachar el-Assad, des prisons remplies de gens dont le seul crime a été de s’opposer à la dictature dynastique, ces prisons qui, pendant les quarante-quatre ans du régime Assad, ont vu passer, souffrir, parfois mourir, tant de gens qui n’auraient jamais dû s’y trouver.

Parmi eux, il y a Yassin Al Haj Saleh. Né en 1961 à Raqqa, il fut arrêté à Alep alors qu’il était étudiant en médecine, puis emprisonné de 1980 à 1996, pour appartenance à un mouvement communiste dissident. Son épouse, Samira Khalil, elle aussi communiste dissidente, qui a elle-même passé quatre ans dans les prisons de la dictature, a été enlevée en décembre 2013 à Douma, dans la Ghouta de Damas, avec l’avocate Razan Zaïtouneh, directrice du Centre de Documentation des Violations des Droits de l’Homme, ainsi que ses collègues Défenseurs des Droits de l’Homme Wael Hamadi et Nazem Hammadi. Yassin Al Haj Saleh dut lui-même passer près de deux ans dans la clandestinité avant de pouvoir passer en Turquie, résidant aujourd’hui à Istanbul.

De passage à Paris, Yassin Al Haj Saleh a fait une halte ce jeudi 2 avril à l’Institut du Monde Arabe, où c’était sa toute première visite, pour venir débattre autour de son livre nouvellement paru, Récits d’une Syrie oubliée : Sortir la mémoire des prisons*, publié à l’origine en arabe et proposé en traduction au public français.

C’est dans une Salle du Haut Conseil comble, dominant l’Institut et regardant de loin les tours de Notre-Dame, que Yassin Al Haj Saleh, non francophone, a pu s’adresser au public en arabe et en français grâce à l’interprétariat aimablement fourni par Ziad Majed, professeur de politique internationale et chercheur à l’Université américaine de Paris, qui fut également le modérateur de l’événement.

Sur l’estrade, de g. à d. : Ziad Majed, Yassin Al Haj Saleh et Franck Mermier.

Ziad Majed : Yassin Al Haj Saleh, l’ «intellectuel spécifique» de Foucault

Ziad Majed a rappelé le soutien de l’Institut du Monde Arabe à la révolution syrienne depuis le départ, à ce peuple syrien qui veut construire sa liberté et sa démocratie. Il faut, a poursuivi le politologue, dire encore et toujours cette société syrienne que l’on veut occulter, celle qui s’est soulevée en 2011.

Quant à Yassin Al Haj Saleh, il lui en a coûté cher de vouloir échapper tant au régime Assad qu’aux groupes islamistes qui le pourchassaient. Comme le montre le documentaire de Mohammad Ali Atassi et Ziad Homsi Our Terrible Country, après avoir été contraint de fuir Douma, il s’est retrouvé à Raqqa, sa ville natale, où il n’a toutefois pas pu rester et c’est ainsi que sa course a pris fin à Istanbul où il vit depuis lors.

Ses deux frères ont été enlevés, l’un demeurant à ce jour aux mains de Daesh. Dans son exil stambouliote, Yassin Al Haj Saleh a fondé un centre culturel syrien qu’il a dénommé Hamesh, «la Marge», et qu’il a voulu dès le départ un lieu de rencontre et de convergence entre démocrates syriens et turcs.

Yassin Al Haj Saleh entend raconter l’histoire du peuple syrien comme d’un peuple rendu invisible par un régime fasciste, ayant pour cela travaillé sur le fascisme dans le régime Assad qui, depuis toujours, joue sur les divisions et paralyse la société.

Pour Ziad Majed, Yassin Al Haj Saleh est ce que Foucault appelait un intellectuel spécifique, car en tant qu’intellectuel, il se met au service des gens dont il veut dire la souffrance sans faire de compromis. Il remplit pleinement son rôle auprès de cette «Syrie oubliée» qu’il met à l’honneur dans son ouvrage.

Les Syriens refusent d’être des victimes, de laisser le geôlier les briser. Ils veulent garder la maîtrise du temps, de l’espace, de la résistance. Comme dans cet ouvrage de Yassin Al Haj Saleh, les Syriens veulent écrire pour guérir, guérir de quarante-cinq ans de silence, de solitude, d’un régime qui a tout brisé.

Les Syriens ne veulent, a conclu Ziad Majed, ni de la poursuite du régime Assad ni de Daesh et sa barbarie fanatique, et quiconque en Occident ou ailleurs tente de dire, comme souvent ces dernières semaines, que le choix s’arrête précisément à l’un ou l’autre ne montre ainsi qu’une seule chose – sa haine des Syriens.

Franck Mermier : Traduire et publier des «visions de l’intérieur», un acte de courage

Également aux côtés de Yassin Al Haj Saleh se trouvait Franck Mermier, directeur de recherche au Centre national de Recherches scientifiques (CNRS) français, anthropologue, spécialiste du monde arabo-musulman.

Il a souligné d’entrée le mérite des Éditions Les Prairies Ordinaires qui, dans leur Collection «Traversées», ont publié en traduction Récits d’une Syrie oubliée. C’est de leur part un acte courageux, d’autant que la traduction dans le domaine des sciences sociales oublie souvent la langue arabe dont ne sont généralement traduits que des romans.

Lorsqu’elle existe, la traduction en sciences sociales s’efforce d’épouser les contours des sociétés ainsi dépeintes, de transmettre des voix singulières, de rendre compte de visions de l’intérieur. En Syrie, le régime n’a eu de cesse d’empêcher les enquêtes en sciences sociales par des Syriens, tout chercheur se voyant immédiatement soupçonné de trahison.

Enfin, a souligné Franck Mermier, le livre de Yassin Al Haj Saleh est très important car son récit est avant tout et surtout celui de la transformation que la détention a opérée en lui, transformation qui a fait de lui un écrivain.

Puis l’invité d’honneur, Yassin Al Haj Saleh, a pris la parole, Ziad Majed traduisant a posteriori ses interventions en français.

Yassin Al Haj Saleh : Écrire la Syrie pour la défendre contre l’oubli

Yassin Al Haj Saleh a commencé par remercier toutes les personnes qui étaient venues, nombreuses en cette tombée du soir, à l’Institut du Monde Arabe. Leur seule présence, a-t-il affirmé, est une preuve que la tragédie du peuple syrien n’est pas oubliée, et par là même, elle est source d’espoir.

L’idée principale que Yassin Al Haj Saleh cherche à traduire, c’est la puissance, la force, de la liberté. Ce sont cette puissance et cette force qui lui ont permis, ainsi qu’à nombre de personnes qui ont connu la détention politique, de devenir des écrivains célèbres, alors même qu’en les emprisonnant, le régime entendait les faire taire.

S’il a voulu écrire ce livre, c’est pour offrir au public le récit de toute une génération de Syriens, pour publier ce témoignage de la Syrie carcérale. Cette Syrie qui, déjà, n’existe plus, car avec la révolution de 2011, c’est bel et bien une nouvelle phase dans l’histoire de la Syrie qui a commencé.

Mais dans la Syrie d’Assad, le premier des défis de l’écriture, c’était bien de contredire le récit officiel, celui de tous les gens qui considéraient que la Syrie, c’était Assad, et que ce qu’il y avait à dire sur le pays s’arrêtait là. Il fallait lutter pour offrir un autre récit, ne pas permettre à la dictature de confisquer les Syriens.

Rester silencieux face au discours officiel du régime, c’est comme avaliser l’idée que les Syriens n’existent pas. D’où la nécessité de parler, de montrer que, quand le régime dit que lui seul représente la Syrie, ce n’est pas vrai.

Il faut construire des projets, ceux dont a besoin pour émerger la nouvelle Syrie dans toutes ses dimensions. Il faut lutter contre l’oubli des expériences qui ont conforté le monde dans le déni de l’existence des Syriens. C’est ce à quoi tente de contribuer ce livre, en tant que témoignage de ce qu’a traversé toute une génération de Syriens, que l’on a opprimée mais qui jamais ne s’est soumise.

Bien entendu, en la prison, il convient de voir une métaphore de la Syrie dans son entier, toujours sous le double prisme de l’oppression et de la résistance.

Pour les Syriens, écrire, cela procède aussi d’une volonté de déconstruire les deux récits qui tendent à effacer leur existence : le récit géostratégique, celui de gens comme Bachar el-Assad et le leader du Hezbollah libanais Hassan Nasrallah, donc les acteurs de la «politique d’en haut», et le récit culturaliste, celui qui ne voit pas les dynamiques sociales et culturelles, un récit essentialiste qui réduit le Moyen-Orient à un vulgaire agglomérat de clivages religieux et sectaires.

Aussi le titre choisi pour cet ouvrage est-il une réponse aux simplifications de ces amateurs de généralités, adeptes de tels discours réducteurs. En le choisissant, Yassin Al Haj Saleh a voulu confronter les deux, qui permettent à certains journalistes et/ou chercheurs de devenir des «spécialistes» ou «experts» autoproclamés seulement parce qu’ils ont lu des articles écrits par des adeptes de l’une ou l’autre des deux écoles du mensonge sur la Syrie et croient donc pouvoir en parler. Par leurs écrits ineptes et dangereux, les tenants de ces deux simplismes offrent à des incompétents la possibilité de donner au grand public des leçons sur la Syrie alors qu’ils ignorent tout d’elle.

C’est toute l’expérience syrienne de l’écriture – rendre plus difficile l’oubli et le meurtre des Syriens, de faire obstacle à ceux qui voudraient faire disparaître le peuple syrien dans la nuit des temps. Défendre cette expérience, c’est un devoir à la fois culturel et politique.

Tout ce qui a été fait jusqu’à présent demeure insuffisant. Ce qu’il faut, c’est refaire des Syriens des êtres humains, qui partagent les valeurs universelles et auxquels celles-ci s’appliquent donc aussi. Cela commence en rendant plus difficile l’écrit contre les Syriens.

Décrire ce que les Syriens subissent, c’est les protéger. L’évocation des crimes, qu’il s’agisse de la torture, des déplacements forcés, des noyades en Méditerranée de demandeurs d’asile syriens qui n’auront donc jamais atteint l’Europe, des «disparitions» chaque jour plus nombreuses, simplement parler de tout cela, c’est en soi un moyen de l’empêcher, c’est en soi un acte de résistance.

Au-delà de la seule expérience de l’écriture, le devoir que ressentent tous les Syriens qui veulent s’exprimer, qu’ils soient écrivains, cinéastes, juristes, militants ou autres, est le même – libérer la parole.

Si l’expérience politique échoue, à tout le moins, que l’expérience culturelle à laquelle se prêtent Yassin Al Haj Saleh et d’autres avec lui demeure vivante et se poursuive. Il est indispensable de lutter contre les absolus et les totalitarismes, contre tous en même temps, l’un n’étant jamais meilleur que l’autre. Lutter, chez les Syriens, c’est incarner la volonté de résister tout à la fois contre la dictature des Assad et contre Daesh, le nouveau monstre, qui veut priver les gens de leurs individualités, qui veut nier la femme et broyer la vie privée.

Yassin Al Haj Saleh a conclu en évoquant le grand nombre de jeunes, ainsi que de moins jeunes, qu’il a vus devoir quitter la Syrie et qui sont autant de gens créatifs grâce auxquels l’on peut dire sans faire preuve d’une ambition excessive que le potentiel pour une révolution culturelle en Syrie existe, qu’il est réellement possible de se réapproprier les outils de l’expression, que c’est en effet l’un des possibles qui s’offrent à la Syrie nouvelle.

“Les hommes qui peuvent tout, surtout pour ce qu’ils croient …”

A l’issue des applaudissements longs et nourris d’un public conquis, Yassin Al Haj Saleh a débattu avec celui-ci sur une importante variété de sujets liés à la Syrie : Palestine, conflit des générations entre Syrien(ne)s, opportunité ou non de comparer la Syrie aux autres pays du «printemps arabe», voire pertinence (ou non, là encore) de voir en Daesh un phénomène religieux. Un débat vivace, toujours dans le respect mutuel et, surtout, pour le plus grand plaisir des personnes posant les questions et qui savaient leur chance de pouvoir s’adresser directement à l’un des intellectuels de premier plan à pied d’œuvre dans le monde arabe, le seul pays qui n’accueille pas les contributions de Yassin Al Haj Saleh n’étant autre, et ce n’est guère surprenant, que le sien propre, la Syrie.

Tout aussi nombreux sinon plus furent celles et ceux qui voulurent par la suite venir dire un mot à Yassin Al Haj Saleh, voire lui être présentés.

Au-delà de la simple promotion d’un livre récemment paru, le témoignage de Yassin Al Haj Saleh est donc bien celui d’un homme qui, embastillé par une monarchie républicaine, n’a jamais laissé sa volonté faiblir et encore moins la prison briser son envie de dire. A l’image du Miguel Ángel Estrella que se partagent Argentine et Liban, il est bien, lui, le Syrien, l’exemple même de cette Syrie qui, selon les mots de la chanson de Daniel Balavoine, «frappe avec sa tête».

Et dans sa chanson, après avoir décrit le martyre de l’écrivain privé de la parole et de l’écriture, Balavoine y énonce un principe qui était ensuite devenu permanent dans son œuvre jusqu’à sa mort, depuis qu’il l’avait chanté sur Loin des yeux de l’Occident :

«On ne se bat pas
Contre les hommes
Qui peuvent tout, surtout pour ce qu’ils croient.»

Non, l’on ne se bat pas contre eux. C’est pourquoi l’on ne se bat pas contre Yassin Al Haj Saleh. En revanche, avoir pu ne serait-ce que l’espace d’une soirée, dans une Salle du Haut Conseil de l’Institut du Monde Arabe sur laquelle était tombée la nuit parisienne et dont les murs brillaient à présent d’une blancheur éclatante, se battre avec lui, pour cette Syrie qu’il veut protéger de la mort que constitue l’oubli, lutter tout simplement en partageant ses mots et, comme il l’a dit, c’est déjà beaucoup, c’est un honneur que l’on n’oubliera pas.

Et qui donne d’autant plus envie de lire ses Récits d’une Syrie oubliée, puisque l’on sait que grâce à lui, et grâce à quiconque le suivra à travers cette porte ouverte sur sa Syrie, «oubliée», celle-ci ne le sera jamais.

* Editions Les Prairies Ordinaires, Collection Traversées.

source : https://myglobalsuburbia.wordpress.com/2015/04/04/yassin-al-haj-saleh-quand-la-syrie-frappe-avec-sa-tete/

date : 04/04/2015