« Qui tue qui » aujourd’hui en Syrie ? – Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 14 août 2011

Comme en Algérie naguère, mais dans un contexte différent dans la mesure où les manifestations syriennes ont pour objectif déclaré non pas d’établir un « état islamique » mais de récupérer des libertés confisquées et de permettre l’éclosion d’un régime démocratique, on ne peut échapper à la question de savoir « qui tue qui » aujourd’hui en Syrie. Cette question s’impose avec une insistance particulière au terme de la première semaine du mois de ramadan, dont le bilan en pertes humaines a été particulièrement lourd, dans les villes de Hama et Deïr al Zor en particulier. Avec plus ou moins de bonne foi, elle est exprimée par une quantité de lecteurs, auditeurs et téléspectateurs ignorant de l’histoire et des spécificités de la Syrie, troublés par le récit contradictoire des exactions commises ou imputées à chacune des parties en présence : le régime syrien d’une part, et, d’autre part, les protestataires et les opposants.

La réponse à cette question est malaisée. Quels que soient leurs efforts d’objectivité et les arguments avancés, en faveur soit du régime, soit de la contestation, ceux qui tentent d’y répondre ne manquent pas d’être accusés de prendre partie. Parallèlement aux manifestations et à la répression, la situation en Syrie est en effet devenue l’objet d’une véritable guerre de l’information… et de la désinformation. Elle se déroule entre deux partenaires acharnés : le pouvoir, détenu depuis 40 ans d’une main de fer par la famille Al Assad et ses associés, qui redoute de devoir faire ses valises en s’engageant dans la voie des négociations, et qui tente donc de remettre en place à tout prix sur la population la chape de peur et de plomb dont celle-ci a commencé à se débarrasser ; des Syriens, avides d’en finir avec un régime politique auquel ils ont fait bon accueil en 1970, mais qui, bientôt détourné et accaparé par une « famille », a pris la forme d’un système mafieux, autoritaire, sanguinaire et prédateur, soucieux de sa pérennité beaucoup plus que d’un développement harmonieux du pays et, surtout, de la satisfaction de la population.

Ce combat est inégal. A l’intérieur, le régime a la haute main, via les services de sécurité devenus au milieu des années 1980 le véritable « parti dirigeant de l’Etat et de la société », sur la totalité des rouages et des moyens de l’Etat. La contestation, provoquée par une révolte soudaine contre « l’humiliation de trop », est dirigée par des meneurs contraints à l’incognito et à la clandestinité. Chacun compte des partisans à l’extérieur. Le pouvoir bénéficie du soutien de ceux qui, donnant la priorité dans leurs explications aux facteurs politiques et économiques internationaux, dénoncent partout l’intervention et les manœuvres de puissances néo-impérialistes et de leurs alliés régionaux. Les manifestants et opposants ont acquis l’appui et l’admiration de ceux qui, souhaitant que les Syriens puissent recouvrer leurs droits et bénéficier comme eux de la démocratie, aussi imparfaite celle-ci soit-elle dans leur propre pays, appellent la communauté internationale à accentuer ses pressions sur le pouvoir en place, à le déclarer illégitime, à lui retirer tout soutien et à rompre avec lui.

Comment les parties en présence se font-elles entendre ?

Les relais médiatiques des adversaires en présence sont radicalement différents.

Le régime détient un monopole sur l’information intérieure…

Le régime syrien bénéficie, en Syrie, d’un monopole de fait sur la diffusion de l’information. Il lui permet de réserver à la publicité de son discours une exclusivité absolue. Il tient en main la totalité des médias écrits ou audio-visuels. Les rares journaux, radios et télévisions qualifiés de « privés », créés au cours des dernières années et autorisés à aborder sous certaines conditions les questions politiques, sont tout sauf « indépendants ». Le quotidien Al Watan appartient à l’homme d’affaires Rami Makhlouf, cousin du chef de l’Etat. L’hebdomadaire Abyad Aswad est publié par Bilal Tourkmani, fils d’un ancien chef d’Etat-major des forces armées syriennes, aujourd’hui en charge à la présidence de la République de la gestion des relations avec la Turquie. La revue Al Azmina est l’une des publications d’un groupe appartenant à Nabil Tomeh, un homme d’affaires acquis aux intérêts de la famille au pouvoir qui mobilise tous ses moyens dans la défense du régime de Bachar Al Assad. La chaîne de télévision Dounia TV est la propriété d’un consortium d’hommes d’affaires, membres dirigeants de la Chambre de Commerce de Damas et proches du régime…

… dont le contrôle est assuré par les services de renseignements

Ces médias « privés » n’échappent pas davantage à la censure du ministère de l’Information et des services de renseignements que les sites Internet syriens implantés en Syrie, qui restent soumis aux directives éditoriales des officiers desmoukhabarat en charge de leur contrôle. La Syrie n’accueille qu’un nombre limité d’agences de presse étrangères, dont elle insiste pour que les correspondants dans le pays soient tous exclusivement des Syriens. Reuters, qui échappait à cette règle, a vu son dernier correspondant à Damas, le Jordanien Khaled Oweis, expulsé de Syrie manu militari au tout début des troubles. Elle ne tolère également qu’un nombre restreint de bureaux de représentation de télévisions étrangères, dont elle insiste, dans les mêmes conditions, pour qu’ils soient dirigés par des journalistes syriens. Ceux qui s’écartent malgré tout de la version officielle des faits ou qui se départissent du silence qui leur est imposé, risquent, comme Al Jazira après la prise de distance du Qatar et son retournement contre la Syrie, d’être la cible de « manifestations populaires spontanées » qui, sans atteindre la violence récemment utilisée contre les ambassades de France et des Etats-Unis, n’en constituent pas moins un chantage menaçant. Le pouvoir ne se prive pas enfin d’interdire au coup par coup ou de manière pérenne l’entrée dans le pays des médias écrits, arabes et étrangers, dont la ligne éditoriale en général, ou tel ou tel article en particulier, se démarque de son discours, ou qui s’abstiennent de reprendre pour qualifier le mouvement de protestation les termes utilisés par le régime.

La contestation a pris l’avantage dans les médias extérieurs…

Privés de relais médiatiques à l’intérieur de la Syrie, les manifestants et les opposants ont recours, depuis le début du mouvement de contestation, aux journaux étrangers et aux chaînes de télévisions non syriennes, sur lesquels le pouvoir en place à Damas ne dispose que d’une emprise limitée. C’est vers eux qu’ils comptent pour diffuser hors des frontières du pays leur version des faits, faire connaître leur point de vue sur la situation et affirmer leurs objectifs. C’est grâce aux témoignages fournis à ces médias par des figures connues et respectées de l’opposition traditionnelle, que les meneurs du mouvement, condamnés à l’anonymat, ont d’abord fait entendre leur voix. Quand la protestation a pris de l’ampleur, certains d’entre eux ont été en mesure d’intervenir directement, quoique de manière toujours anonyme, pour préciser leurs modes d’action et leurs objectifs. Ils sont parvenus à gagner, par leur courage, leur obstination et leur humour, la sympathie de la majorité des opinions publiques occidentales. Ils ont mis en place, avec une débrouillardise et une hardiesse insoupçonnées de la part d’une jeunesse largement apolitique mais non dépourvue de connaissances techniques et d’imagination, une véritable couverture des événements.

… et fait de tout manifestant un journaliste en puissance

Depuis des mois désormais, les détenteurs de téléphones portables font office de journalistes de terrain. A leurs risques et péril, mais avec un professionnalisme croissant, ils captent les scènes auxquelles ils assistent, précisant le jour, la date, l’heure, le lieu et la nature de la manifestation, ou commentant à haute voix l’intervention militaire ou sécuritaire qu’ils enregistrent. Ces images sont récupérées et centralisées par les « coordinations » peu à peu mises en place, au niveau des quartiers, des villes, des régions, et finalement au niveau national. Certaines communautés, comme les Kurdes, disposent aussi de coordinations propres. Via des téléphones satellitaires, dont l’achat est financé par des hommes d’affaires syriens favorables au mouvement en Syrie et à l’étranger, les images sont transmises pour diffusion aux médias sélectionnés en fonction de deux critères : leur crédibilité en occident, puisqu’il est primordial de convaincre les démocrates occidentaux pour obtenir leur soutien, et leur disponibilité en Syrie, puisqu’il s’agit d’encourager leurs compatriotes et de faire sortir de chez eux les Syriens qui hésitent encore. Après les rassemblements, les marches et les défilés aux chandelles, ces reporters de fortune ont transmis au monde extérieur des films montrant l’entrée dans certaines villes des chars et des militaires, la présence de francs-tireurs sur les terrasses, la détresse des femmes et des hommes blessés auxquels les forces de sécurité empêchaient d’accéder et de porter secours, les cadavres d’enfants et d’hommes mutilés, etc. Cette couverture leur a permis d’alerter le monde sur la répression dont les contestataires se disaient victimes derrière le huis clos imposé par les autorités.

Les moukhabarat à la manœuvre

Pour riposter, le régime syrien qui dispose de ressources intérieures et extérieures considérables, comparées à celles dont bénéficie la protestation, ne ménage ni ses efforts, ni ses moyens. Il s’évertue à discréditer les médias qui le dénigrent ou qui véhiculent une image favorable de la protestation. Ainsi, après avoir été bernée par la fausse annonce surprise de la démission de Lamia Chakkour, ambassadrice de Damas à Paris, la chaîne France 24 en arabe, qui s’était fait une place de choix en Syrie depuis le début des troubles, a perdu l’un de ses journalistes les plus engagés dans le soutien aux manifestants syriens. Mis à pied par la direction de la chaîne, il considère avoir été victime d’une cabale menée par des collègues syriens et libanais, membres de divers partis inféodés à la Syrie, qui ont mis en avant certaines erreurs professionnelles pour « avoir sa peau ». Le régime syrien encourage et finance par ailleurs la création de sites Internet et de pages Facebook en langues étrangères, dédiés à la diffusion de la « véritable information » sur les événements en cours, dont le contenu ressemble à s’y méprendre à celui de la très officielle Agence syrienne de presse SANA. Enfin, tout en maintenant hermétiquement closes les portes du pays aux journalistes désireux de se rendre compte par eux-mêmes de la réalité des choses, il autorise l’entrée et la circulation en Syrie d’un nombre restreint de professionnels lui offrant toutes les garanties, dont les articles montrent malheureusement que, s’ils ignoraient tout du pays avant leur départ, ils n’ont toujours pas compris grand-chose à la situation qui y prévaut au moment de leur retour.

La guerre des images et de l’information bat son plein

Au fil des jours, la contestation s’est dotée d’un certain nombre de sites Internet ayant pour vocation de recueillir les informations, les témoignages, les films et les images, de les mettre en forme et d’assurer leur diffusion, soit sous leur propre sigle, soit en les transmettant à des chaînes de télévision étrangères. On peut aujourd’hui avoir une idée de l’actualité des manifestations, vue du côté de la protestation, en visitant les pages Facebook de Syria News Network, d’Ugarit News ou de Flash News Network. On peut aussi se reporter à la page Syrian Revolution News Round-ups, qui diffuse en anglais et en arabe depuis le début du mouvement une lettre quotidienne d’information – elle publiera, le 10 août, sa 150ème livraison – contenant, d’une part, la synthèse des faits saillants de la veille et, d’autre part, les liens permettant de visionner les films tournés dans l’ensemble des lieux concernés le même jour par les manifestations. Un autre site, Local Coordination Committees of Syria, fonctionne comme une agence de presse, mettant en ligne ou adressant à ses abonnés en temps réel les images et les informations en anglais et en arabe dès qu’elles lui parviennent. Conscientes que la crédibilité de la « révolution » est en jeu et que la solidité d’une chaîne, même d’information ou de télévision, est tributaire de son maillon le plus faible, elles se disent attachées à ne pas diffuser de nouvelles ou de séquences filmées dont l’exactitude ne serait pas vérifiée.

Une armée électronique au service du discours officiel syrien

Pour s’opposer à ce qu’il qualifie néanmoins de « propagande », le régime a mis sur pied une « armée électronique » d’experts en informatique qui œuvre à diffuser le discours officiel, à disculper militaires et moukhabarat de toute exaction, et à imputer, si ce n’est aux manifestants en tant que tels, du moins à des « groupes terroristes », les crimes dont sont victimes, selon eux, aussi bien des civils que des membres des forces de l’ordre. Elle travaille également à jeter le discrédit sur tel ou tel média ou site Internet, qu’elle accuse de colporter des rumeurs et des chiffres fantaisistes sur le nombre de manifestants comme sur celui des morts, des blessés et des disparus. Elle s’est récemment attachée à semer le doute dans les esprits sur la crédibilité du site de l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme, trop visité et trop mis en exergue en ce moment à son gout, et sur son directeur, Rami Abdel-Rahman, qu’elle a accusé – horresco referens – d’appartenir à l’Association des Frères Musulmans. L’intéressé a le malheur de vivre à Londres, « QG européen des Frères Musulmans ».

Que dit chacun des acteurs ?

Les discours des acteurs en présence sont inconciliables, qu’il s’agisse de ce que chacun dit de lui-même, de ses intentions et de ses modes d’action, ou de ce qu’il colporte sur l’autre, ses objectifs et ses agissements.

Que dit le régime ?

Par la voix de ses plus hauts responsables, le régime a exposé, dès le début de la protestation, ce qui constitue jusqu’à aujourd’hui son unique grille de lecture de la situation. Selon lui, le pays est victime d’un « complot ». Tramé depuis l’extérieur par des ennemis qui ne supportent pas les positions de résistance et d’obstruction de la Syrie et qui veulent briser l’union sacrée de la population autour d’un chef de l’Etat incarnant ses plus hautes aspirations, ce complot est mis en œuvre, à l’intérieur, par des traîtres, des infiltrés, des éléments armés, des islamistes radicaux… qui se livrent à toutes sortes d’actes terroristes au détriment de la population, des institutions et des infrastructures de l’Etat. Ce dernier doit assumer ses responsabilités vis-à-vis des citoyens. C’est donc à la fois pour répondre aux provocations des agents de l’étranger, contrecarrer les projets des insurgés en armes et porter secours aux populations prises en otages que le pouvoir ordonne aux forces de sécurité et aux forces armées d’intervenir. Il leur demande de chercher par tous les moyens à épargner les vies humaines. C’est ce qu’elles font. En portant secours aux habitants des villes et villages qui subissent les exactions des extrémistes, les forces de l’ordre subissent des pertes considérables. Des centaines de leurs hommes ont été tués, abattus par des francs-tireurs, torturés jusqu’à la mort ou exécutés dans des conditions abominables. Leurs dépouilles ont été jetées ici dans un charnier, là dans un fleuve…

Que dit la contestation ?

De leur côté, les contestataires qui défilent dans les rues affirment depuis le début que leur mouvement est strictement pacifique. Ils rejettent les accusations formulées contre eux par le pouvoir et nient tout recours de leur part aux armes et à la violence. Les seuls moyens d’expression qu’ils s’autorisent sont les regroupements, les marches, les manifestations, les slogans critiquant le régime ou appelant au changement, les chansons tournant en dérision les accusations formulées contre eux par le pouvoir… Ils dédient chaque vendredi à une nouvelle catégorie sociale, ethnique ou religieuse de la population, qu’ils savent effrayée par la perspective de la disparition d’un régime qu’elle n’aime pas nécessairement mais qu’elle préfère à l’inconnu. C’est ainsi, et non en exerçant sur eux un chantage comme le régime le prétend, qu’ils tentent de convaincre leurs compatriotes et les villes encore rétives à rejoindre leur mouvement. Ils espèrent que les pressions politiques et économiques qu’ils maintiennent sur le pouvoir en défilant chaque semaine en nombre croissant, suffiront à convaincre les responsables politiques qu’ils n’ont pas d’autre solution que de répondre à leurs revendications. Celles-ci concernaient au début leur refus de se laisser humilier davantage par les forces de sécurité, policiers ou moukhabarat. Mais, le régime ayant démontré son refus d’entendre et, au lieu de chercher à réfréner la violence ordinaire de ses agents, les ayant encouragés à mettre fin par la force à toute forme de contestation, elles portent désormais sur la chute du régime et le départ du chef de l’Etat. Ils n’entendent pas recourir à d’autres moyens que ceux qui leur ont jusqu’ici réussi, puisque, après avoir fait la sourde oreille, Bachar Al Assad a été contraint de procéder à la mutation de certains officiers particulièrement cruels et maladroits, d’imposer un profil plus bas à ses cousins Rami et Ihab Makhlouf, parangons de la corruption, de promettre aux Kurdes le rétablissement des « étrangers » dans la nationalité syrienne, de proposer à tous un « dialogue national », de promulguer une loi créant enfin le multipartisme, d’évoquer à échéance de quelques mois des élections législatives libres, etc. Il va sans dire que ni les contestataires ni les opposants ne croient un mot de ces promesses. Mais l’aveu de faiblesse qu’elles trahissent de la part du régime leur suffit et les incite à tenir bon sans envisager d’autres modes de protestation.

Qui dit vrai ?

Pour répondre à la question ainsi formulée, qui porte sur des événements en cours, se déroulant entre des acteurs parfois mal identifiés et sur un terrain inaccessible, on peut prendre en compte les éléments suivants.

La crédibilité perdue de Bachar Al Assad

Pour le chef de l’Etat syrien, toute l’affaire se résume à une « conspiration » à laquelle des terroristes apportent leur contribution et à laquelle l’Etat se doit de répondre. Rappelons que, imposé en juillet 2000 à la présidence de la République syrienne par des apparatchiks civils et militaires deux fois plus âgés que lui, peu désireux de se laisser gouverner par une personnalité puissante issue de leurs propres rangs, et à ce titre susceptible de réduire leur autorité et de sanctionner leur corruption, l’héritier de Hafez Al Assad s’est rapidement fixé pour objectif, comme son père avant lui, de se maintenir indéfiniment au pouvoir. Pour éviter de se mettre à dos aussi bien le Parti Baath, dont il ne voyait plus l’utilité une fois parvenu avec son soutien au sommet de l’Etat, que les moukhabarat, seuls véritables garants de sa pérennité, il a aussitôt recouru aux moyens habituels des pouvoirs faibles : la manœuvre, la temporisation et le double langage. Il a tenu le discours de résistance et de défi censé satisfaire sa population, sans prendre jamais le risque d’entrer dans un conflit direct avec quiconque. Il a refusé publiquement de se soumettre aux pressions exercées sur lui-même et sur son pays, tout en veillant à donner discrètement satisfaction à ses amis et ennemis en temps voulu. Il s’est posé en unique garant de l’unité nationale, tout en exacerbant à l’occasion les appartenances ethniques et confessionnelles. Il a offert de l’espoir aux Syriens en parlant de réformes, mais il a surtout mis en œuvre celles dont lui-même, sa parentèle et leurs clients pouvaient tirer profit. Il leur a fait miroiter une ouverture politique contrôlée, tout en justifiant par un contexte hostile et une hiérarchisation des priorités le retard apporté à sa concrétisation. Il a cherché à les rassurer en leur jurant que lumière serait faite sur les multiples attentats et agressions dont la Syrie a été la cible depuis son « élection », mais il n’a jamais transmis aux Syriens la moindre information sur le résultat d’enquêtes sans doute gênantes pour son régime… Bref, l’un des traits dominants de la politique syrienne sous Bachar Al Assad est le fossé qui sépare constamment son discours de la réalité. Si ce décalage a profondément irrité les Syriens que l’on voit aujourd’hui dans les rues, frustrés dans l’espoir de changement suscité par l’installation à la tête de l’Etat d’un homme jeune, dépourvu de légitimité mais présenté comme « moderne », il a toujours été jusqu’ici sans risque : à la différence des démocraties, le chef de l’Etat en Syrie n’a de compte à rendre à personne, du moins parmi la population, et sa perpétuation à sa haute fonction est totalement déconnectée de la réalisation ou non de ses promesses et de ses engagements. En revanche, ce double langage lui a fait perdre toute crédibilité. Et lorsqu’il parle de « terroristes » pour justifier la brutalité des interventions, beaucoup de Syriens, au-delà des manifestants, ne le croient pas.

Le choix de la répression a précédé la contestation

Depuis le début d’une crise qui représente pour lui une menace majeure, Bachar Al Assad n’a rien changé à une manière de faire dont il considère qu’elle lui a jusqu’ici plutôt bien réussi… puisque, tandis que ses principaux « ennemis », les anciens présidents américain George W. Bush et français Jacques Chirac ont depuis longtemps cédé leur siège, lui est toujours en place. Lors de chacune de ses interventions ou interviews, il s’attache donc à la fois à dramatiser la situation, en évoquant la menace d’infiltrés, de terroristes islamistes et de combattants fanatiques, à rassurer les Syriens sur la capacité de son régime à ramener l’ordre dans le pays, et à se donner le beau rôle en ordonnant à la troupe de ne pas tirer sur les manifestants, y compris lorsqu’elle est elle-même menacée. Cette image d’homme de paix ne correspond malheureusement pas à la réalité. Le régime n’est nullement divisé, comme certains le croient, entre un « gentil Bachar Al Assad » et un « méchant Maher Al Assad », sourd aux injonctions et aux incitations à la retenue de son frère aîné. Quoi qu’il en dise, ou plutôt qu’il cherche à en accréditer l’idée, le choix de la répression en Syrie n’est pas le fait de l’homme fort de la 4ème division, mais celui du chef de l’Etat en personne. Qui plus est, ce choix a précédé le déclenchement des manifestations. Alors que les appels à sortir dans les rues ne rencontraient encore qu’un écho timide, au mois de février 2011, le chef de l’Etat a en effet relevé, devant les participants à une réunion restreinte, que son père avait fait 30 000 morts lors de la répression des troubles de Hama, en 1982, et qu’il avait « eu raison » : il avait eu la paix à l’intérieur de la Syrie durant le restant de ses jours. Or, au moment où ces propos menaçants ont été tenus, Bachar Al Assad se flattait encore dans des déclarations à la presse étrangère, de bénéficier du soutien unanime des Syriens. Rien ne permettait donc d’imaginer qu’apparaîtraient opportunément, dans toutes les villes syriennes contestant l’autorité du chef de l’Etat, les groupes de « terroristes » si commodes à mettre en avant chaque fois que le régime syrien a besoin d’un ennemi pour justifier son recours à la plus extrême violence contre sa population.

L’autorité limitée des leaders de la contestation

A la différence des forces armées et des services de sécurité, voire même des voyous connus sous le sobriquet de chabbiha, qui n’interviennent et n’agissent pas sans ordre de leurs supérieurs ou de leurs patrons, les manifestants ne constituent nulle part un groupe homogène, structuré et organisé. Ceux qui sortent dans les rues ne se plient que pour autant qu’ils le choisissent aux mots d’ordre et aux consignes données par les animateurs locaux de la protestation, dont l’autorité est purement morale et qui ne disposent, sur d’éventuels récalcitrants ou excités suicidaires, d’aucun moyen de coercition. Alors que les slogans mis en avant tournent toujours, près de cinq mois après le début de la contestation, autour du caractère pacifique et unitaire du mouvement, il semble établi que certains, refusant de se laisser tuer sans réagir ou estimant de leur devoir de protéger leurs proches et leurs biens contre les agissements des forces du régime, se sont parfois résolus à prendre les armes et à se défendre. C’est sans doute le cas à Tall Kalakh, où l’attaque conjuguée des forces militaires et paramilitaires a donné à penser aux habitants des lieux, sunnites et chrétiens, que l’agression dont ils étaient la cible visait moins à rétablir l’ordre face à la contestation qu’à vider leur village de ses occupants, de manière à établir une « ceinture alaouite », homogène et hermétique, tout au long de la frontière séparant la Syrie du nord Liban… zone de très fructueux trafics entre les deux pays. C’est sans doute le cas aussi dans tel ou tel village des environs de Homs, où des membres de tribus n’ont pas supporté, pour des questions d’honneur, l’idée d’être traités, eux, leurs femmes et leurs enfants, comme l’avaient été les habitants du village d’Al Bayda, près de Banias, quelques semaines plus tôt. Dans tous ces cas, il ne s’est agi que de répliques à des attaques dont l’initiative revenait à la troupe ou aux forces de sécurité. Et les armes, que les meneurs de la contestation n’avaient pu empêcher de sortir, ont disparu aussitôt que les objectifs défensifs ont été atteints.

La contestation n’a aucun intérêt à contribuer au désordre

Ces actions, quelles que soient leurs motivations, n’ont jamais été approuvées, ni même justifiées par les animateurs du mouvement, qui estiment à juste titre que la protestation, pour gagner en popularité à l’intérieur et préserver l’image acquise dans les opinions publiques extérieures, doit rester strictement pacifique et non-violente. Traumatisés par le spectacle de l’anarchie provoquée en Irak par la guerre civile, suite au démembrement de l’armée irakienne et au démantèlement du Parti Baath imposés par les Américains au lendemain du renversement du régime de Saddam Huseïn, les Syriens qui descendent dans les rues refusent de se laisser entraîner dans un affrontement armé. Ils ne veulent surtout pas voir se reproduire dans leur pays les événements du début des années 1980. Ils ont la conviction que leur combat pour la liberté et la dignité a plus de chance d’aboutir en s’exposant les mains nues aux coups de feu des militaires, aux mauvais traitements des agents des services de sécurité et aux exactions des gangs au service de la famille présidentielle, qu’en se rendant eux-mêmes coupables de tels agissements. Ils savent que, s’ils prenaient les armes pour défier le pouvoir, non seulement ils n’auraient aucune chance de l’emporter contre une armée régulière, dotée de toute la panoplie des moyens militaires et disposée à s’en servir, mais ils dissuaderaient de les rejoindre ceux d’entre leurs concitoyens qui souhaitent une alternative au régime actuel, mais qui redoutent aussi l’anarchie et ses conséquences. Il est évident, dans ces conditions, que les francs-tireurs, dont l’unique raison d’être, comme dans tous les conflits, est d’entretenir la terreur et la tension en tirant de manière indiscriminée dans toutes les directions et en faisant des victimes dans les deux camps, ne servent pas la « révolution ». Il n’y aurait pour elle aucun sens à appeler des centaines de milliers de manifestants à descendre dans les rues et à organiser, en même temps, leur assassinat ou leur dissuasion. Elle a besoin, non pas de martyrs permettant de justifier un recours aux armes, mais d’hommes et de femmes vivant, debout, prêts à manifester sans crainte d’être à tout moment victimes de tireurs embusqués… surtout appartenant à leur propre camp.

Les manifestants, cibles privilégiées des groupes terroristes

Les observateurs perspicaces relèvent d’ailleurs avec étonnement que, par un étrange hasard, lesdits groupes terroristes dont les militaires et les moukhabarataffirment vouloir débarrasser les villes « à la demande de leurs habitants », n’apparaissent et ne sévissent au détriment des populations que dans les agglomérations ou dans les quartiers qui connaissent des manifestations hostiles au régime. Alors qu’ils ne manqueraient pas de cibles parmi les participants aux regroupements et marches de soutien au régime, qui se flattent pourtant de réunir des millions de participants, ces terroristes concentrent leurs méfaits sur ceux qui contestent, comme eux, la légitimité du pouvoir. Comprenne qui peut… Les mêmes observateurs constatent aussi que, par un non moins étrange hasard, les habitants qui auraient appelé à la rescousse militaires et moukhabarat se hâtent de prendre la fuite à leur approche, ce qu’ils n’avaient pas fait aussi longtemps qu’ils étaient exposés sans défense aux agissements des prétendus terroristes. Comprenne qui veut… D’autant que, selon le témoignage de nombreux officiers et hommes de troupes envoyés sur les lieux « pour protéger les civils », désormais réfugiés en lieu sûr en Syrie ou à l’étranger, les seuls hommes en armes qu’ils ont trouvés en entrant dans les villes en question ne se trouvaient pas devant eux, mais derrière eux. Il s’agissait des agents des services de sécurité chargés de procéder à leur exécution immédiate, au cas où ils auraient refusé d’ouvrir le feu sur les cibles qui leur étaient désignées, alors même qu’elles étaient désarmées et n’affichaient à leur égard aucune intention hostile.

Les moukhabarat syriens experts en manipulation de groupes islamistes…

Il est possible, comme les autorités syriennes l’affirment, que quelques organisations terroristes armées tentent de profiter de la situation actuelle pour jouer leur propre jeu. Dans tous les pays de la région, dans lesquels le pouvoir a été monopolisé, les libertés confisquées et l’opposition muselée, des mécontents se sont regroupés, sur une base généralement religieuse mais parfois aussi ethnique, en relation ou non avec une organisation mère, comme Al Qaida ou le PKK, pour exprimer leur insatisfaction, promouvoir leur vision de la société ou tenter de punir le régime en place. Mais, s’agissant de la Syrie, on fera montre d’une grande prudence. D’une part, parce que rien ne ressemble plus de loin à un « terroriste islamique » qu’unchabbiha barbu. D’autre part, parce que les années écoulées ont démontré que, quand de tels groupes existaient, ils étaient souvent infiltrés et manipulés par les services de renseignements. Quelques rappels s’imposent. Au moment de la guerre en Irak, un certain cheykh Abou Al Qaaqaa, de son vrai nom Mahmoud Qoul Aghasi, a acquis une réputation considérable à Alep en appelant dans des discours incendiaires, depuis la chaire de sa mosquée, à la guerre sainte contre les Américains. Il n’a pas tardé à apparaître que l’intéressé, qui procédait au recrutement de moujahidin, qui les entraînait et qui facilitait leur acheminement vers la frontière irakienne, coopérait en fait avec les moukhabarat auxquels il fournissait la liste de ces volontaires. Les services syriens en arrêtaient certains, lorsqu’ils tentaient de passer en Irak, pour démontrer leur vigilance et leur bonne volonté aux Américains. Mais ils en laissaient passer la plupart, en espérant qu’ils parviendraient à assassiner des soldats des forces d’occupation avant de se faire eux-mêmes tuer ou capturer. Ils s’emparaient finalement de ceux qui essayaient de revenir dans leur pays, ils les emprisonnaient, les jugeaient et les condamnaient, pour « atteinte aux bonnes relations de la Syrie avec un Etat voisin »… On pourrait rappeler aussi la manipulation des islamistes syriens lors de l’affaire des caricatures du prophète Mohammed. On pourrait encore s’étonner du fait que les dirigeants du Fatah al Islam, rendus célèbres par leur résistance à l’armée libanaise dans le camp de Nahr al Bared, près de Tripoli, au début de l’été 2007, aient tous séjourné au même moment, fait connaissance et noué des liens d’amitié dans la prison syrienne de Sadnaya. Mais on se contentera d’attirer l’attention sur le fait que, alors que les islamistes font généralement montre d’un certain professionnalisme, comme on l’a vu de New York à Londres en passant par Madrid et Paris, les terroristes syriens se caractérisent par une maladresse insigne. Tous leurs attentats échouent misérablement, soit que leurs auteurs se fassent prendre au moment de passer à l’action, soit que leur véhicule piégé se révèle défectueux, etc. Le fin mot de l’histoire a été donné par le général Ali Mamlouk, directeur général de la Sécurité d’Etat syrienne, qui a un jourexpliqué à un haut responsable américain que les moukhabarat, lorsqu’ils repéraient un groupe islamiste, ne le détruisaient pas mais l’infiltraient et l’accompagnaient… jusqu’au moment où ils n’en avaient plus besoin. On peut donc se demander, si terroristes islamiques il y a vraiment dans les événements en cours, qui est leur commanditaire et pour qui ils travaillent. Dans tous les cas, pas pour la révolution qui n’en a que faire et à qui ils portent de facto un tort considérable.

… adeptes de la désinformation…

Il y a quelques jours, le 2 août, les services syriens de renseignements ont offert une démonstration de leur tendance – à défaut toujours de leur habileté – à se livrer à la désinformation. Irrités par la publication, par des oulémas connus et respectés en Syrie, d’une lettre dénonçant le recours à la violence par les forces de sécurité et imputant au régime l’entière responsabilité de la situation, ils ont purement et simplement falsifié le contenu de cette lettre avant d’imposer aux sites Internet syriens de la diffuser dans sa nouvelle version. La supercherie n’a pas tardé à être démasquée puisque, avant même la mise en ligne en Syrie du faux document, la véritable lettre était disponible sur un grand nombre de sites non syriens. Lesmoukhabarat avaient fait preuve d’un professionnalisme aussi douteux, le 12 avril, dans le village d’Al Bayda, près de Banias, où non contents d’arrêter et de maintenir à terre entravés de jeunes manifestants pacifiques, ils s’étaient eux-mêmes filmés en train de leur faire subir toutes sortes d’humiliations, marchant sur les corps étendus faces contre terre, les rossant à coups de bâtons et leur donnant des coups de pieds sur les diverses parties du corps sans discrimination. L’affaire ayant soulevé une vague d’indignation, ils ont tenté de se disculper en prétendant que le film était ancien, qu’il ne concernait pas la Syrie et, pour retourner l’affaire en leur faveur en lui donnant un cachet « nationaliste », que les hommes en armes étaient en réalité despeshmergas (combattants kurdes irakiens), ce qui laissait supposer que leurs victimes étaient des Irakiens arabes. Le témoignage courageux de l’une des victimes de la bastonnade, retournée sur les lieux pour raconter l’affaire en détail, a non seulement instillé un doute définitif sur la crédibilité des médias syriens contrôlés par les moukhabarat, mais a également conduit le chef de l’Etat à mettre à pied le chef de la Sécurité politique dans la région. Ils ont encore été pris en flagrant délit de désinformation lorsqu’ils ont présenté comme « la première photo d’un groupe terroriste » quelques hommes à l’affut, équipés de fusils de chasse et de faucilles, dans les environs de Jisr al Choghour, ou lorsqu’ils ont qualifié de « groupe radical » en opération près de Banias un ensemble d’hommes en armes, dont les uniformes et l’équipement suggéraient une organisation et des moyens davantage à la portée duHizbollah que de quiconque… Ils n’ont pas davantage convaincu lorsqu’ils ont organisé à l’intention des ambassades accréditées en Syrie la visite d’un charnier découvert dans le nord du pays, contenant le corps de présumés policiers ou militaires tués par des terroristes. Les victimes n’étaient malheureusement plus en état de décliner leur véritable identité et leur fonction réelle, et l’inhabituel souci de transparence manifesté à cette occasion par les autorités, qui cherchaient visiblement à répliquer à l’exhumation de cadavres abandonnés dans des champs des environs de Daraa, a conforté les diplomates dans l’idée que le régime était sur la défensive parce qu’il avait quelque chose à cacher.

… et champions toutes catégories de la torture et des mauvais traitements

Si les services de sécurité peinent à convaincre et souffrent d’un défaut de crédibilité lorsqu’ils accusent la contestation de recourir à la violence et d’héberger en son sein des groupes terroristes, c’est aussi parce qu’ils portent un très lourd héritage. Tous les visiteurs de la Syrie se répandent traditionnellement en louanges sur l’accueil et l’hospitalité de la population syrienne, sa gentillesse, sa serviabilité et sa discrétion. Mais, ceux qui ont eu affaire à eux dressent un tableau tout à fait différent desmoukhabarat, intrusifs, brutaux et grossiers, insultant et traitant de haut ceux auxquels ils s’adressent. Ils doivent pourtant se dire que les tracasseries qu’ils ont eu à subir en tant qu’étrangers sont à des lieux de celles imposées à leurs amis syriens. La littérature ne manquant pas sur le sujet et la Syrie étant régulièrement épinglée par les organisations de défense des Droits de l’Homme pour ses atteintes à la dignité humaine, on se contentera de renvoyer les curieux à la lecture de leurs rapports ou, pour ceux qui ont le cœur bien accroché, à La coquille. Prisonnier politique en Syrie (Paris, Actes Sud, 2008), récit romancé mais véridique jusque dans ses détails, des tortures imposées aux détenus du bagne militaire de Palmyre. Tout le monde sait désormais que, si les manifestants sont pour la première fois descendus en nombre dans les rues à Daraa, au milieu du mois de mars 2011, alors que les appels à manifester concernaient surtout les villes de Damas et Alep, c’est en raison des traitements particulièrement odieux imposés à de jeunes enfants par des agents des services de renseignements placés sous les ordres d’un cousin de Bachar Al Assad, Atef Najib. Tout le monde a vu les photos d’un jeune garçon de la ville, Hamzeh Al Khatib, dont le cadavre restitué à sa famille portait les traces de tortures abominables. Selon les associations de défense des Droits de l’Homme, plus de 50 enfants sont morts dans le pays depuis le début des troubles, en détention ou sous la torture, ce qui en Syrie revient souvent au même.

La violence de la répression est sans commune mesure avec la protestation

Il est pour le moins étrange que, sauf à vouloir prendre modèle sur les Américains et les forces de l’Otan en Afghanistan, le régime syrien choisisse d’envoyer l’armée, avec ses chars et leurs canons, pour déloger des villes les terroristes qui s’y dissimulent. Car de deux choses l’une. Ou bien la répression armée à laquelle participent les militaires et les services de renseignements ne vise que quelques hommes en armes. Dans ce cas, ce n’est pas avec des matériels de guerre utilisés contre les quartiers d’habitation avec une violence aveugle que le pouvoir en aura raison, mais plutôt par des opérations de police auxquelles les manifestants pacifiques, premières victimes de ces terroristes avec les forces de l’ordre, seront heureux d’apporter si ce n’est leur soutien, du moins leur caution. Ou bien il s’agit de toute autre chose. Et à observer comment les forces armées agissent présentement à Hama et à Deïr al Zor, après Idlib, Jisr al Choghour, Homs et Daraa, pour ne retenir que ces quelques noms, c’est bien ce que l’on redoute. Les bombardements ne sont absolument pas destinés à supprimer les terroristes réels ou imaginaires qui y séviraient parmi les manifestants et à leur détriment, mais à terroriser la totalité de leur population, afin de la contraindre à rentrer chez elle, à abandonner l’idée de manifester et, surtout, à la dissuader de réclamer comme elle le fait la chute du régime et le départ de Bachar al Assad.

Le huis clos est imposé par le régime et non par la contestation

Si le chef de l’Etat veut enfin être cru lorsque, recourant à la rhétorique à laquelle il s’accroche depuis des mois, il met en avant la présence de terroristes pour justifier le recours à la force des armes contre les populations, il lui suffirait d’ouvrir les portes de son pays aux médias étrangers. Il sait que tous les journalistes ne sont pas acquis à la cause des manifestants. Il sait que certains d’entre eux les considèrent, comme lui, comme des agents volontaires ou involontaires de l’étranger, et comme les complices directes ou indirectes d’un grand complot impérialiste ou néo-impérialiste. Il sait qu’un certain nombre d’autres, pour des motifs divers, à commencer par la crainte de l’installation à Damas d’un « régime islamiste dirigé par les Frères musulmans », un fantasme qui lui sert à refréner les ardeurs de changement de régime des Etats occidentaux mais qui n’existe en réalité que dans leur esprit, seraient plutôt favorables au maintien du pouvoir en place. Mais il sait aussi qu’un certain nombre de compagnons de route du communisme ne se sont jamais remis, jadis, de leur voyage en URSS. Mieux vaut donc tenir à distance amis et ennemis, en essayant de leur faire croire que, de toute manière, ils ne verraient rien d’autre en Syrie que ce que lui-même, ses médias et son « armée électronique » leur en disent.

*****

Si le cordonnier, dit-on, est souvent le plus mal chaussé, il arrive aussi, comme en Syrie aujourd’hui, que l’ophtalmologue soit le moins clairvoyant. Confronté, au milieu du mois de mars 2011, à un défi immense qu’il se refusait publiquement à envisager quelques semaines plus tôt, Bachar Al Assad aurait pu en sortir grandi et entouré d’honneurs, au prix du renoncement à une partie de son pouvoir et à la mise au pas des membres prévaricateurs de sa propre famille. Mais, préférant encore une fois imiter son père, dans des conditions très différentes et avec des qualités aux antipodes des siennes, il a choisi d’écouter ses conseillers, professionnels de la flagornerie ou de la sécurité, et de mettre en œuvre la solution radicale qu’il avait évoquée en privé dès les premiers frémissements de sa population. Pour justifier un recours à la violence que rien ne nécessitait, contre des Syriens dont la revendication initiale portait uniquement sur la reconnaissance de leurs droits de citoyens et qui ne réclamaient pas encore son départ, il a prétexté, avec un manque d’imagination affligeant, l’existence d’un « complot » et mis en avant la présence de prétendus « terroristes islamiques ». Et il a ordonné à ses militaires, à sesmoukhabarat et aux voyous utilisés depuis des décennies par certains de ses cousins pour leurs plus basses besognes, de réduire comme ils l’entendaient, en recourant à tous les moyens, cette rébellion contre son autorité.

A la question « qui tue qui » aujourd’hui en Syrie, la réponse ne fait de doute que pour ceux qui préfèrent fermer les yeux ou qui ont intérêt à un titre ou à un autre à s’aveugler encore sur la réalité. Ce n’est pas parce qu’ils émanent de personnalités chrétiennes que certains témoignages, largement repris dans nos médias, ont plus de valeur et de crédibilité que ceux des jeunes Syriens de toutes confessions qui risquent leur vie dans les rues pour revendiquer les droits que la Constitution de 1973, adoptée sous le règne du Parti Baath, leur reconnaît, mais dont le régime de la famille Al Assad les a peu à peu dépouillés. Il faut le dire sans ambages : pour conserver son pouvoir et les avantages liés à une fonction qui ne lui était pas destinée, Bachar Al Assad est prêt à tout. A organiser un simulacre de « dialogue national ». A concéder à ses sujets la « Loi sur les partis politiques » conforme à ses intérêts. A leur promettre des élections législatives qui ne sont pas leur priorité. A prétexter l’existence de « terroristes islamiques » et éventuellement à en créer. A mentir sur la réalité de la répression qu’il conduit. Et pourquoi pas, le moment venu, à fomenter des attentats ici ou là, hors de ses frontières de préférence, pour contraindre la communauté internationale à détourner les yeux de la Syrie et à céder au chantage.

A ce jour, les organisations syriennes de défense des Droits de l’Homme ont répertorié en Syrie plus de 2 000 morts, dont, pour prévenir l’inévitable querelle des chiffres, elles ont pris soin de noter l’identité, la date et les circonstances du décès, ainsi que les autres informations qui pourront présenter une utilité lorsque sera venue l’heure de rendre des comptes devant une juridiction nationale ou internationale. Elles ont aussi rassemblé les identités de quelque 3 000 « disparus » dont elles redoutent, compte-tenu des procédés expéditifs des services de sécurité, qu’il faille bientôt les compter eux aussi au nombre des victimes. Rappelons les « scores » de son père : entre 20 000 et 30 000 morts au début des années 1980, et de 17 à 18 000 disparus…

Il n’est pas sûr, en dépit de ses efforts, que Bachar Al Assad ait le temps faire mieux. Le comportement de ses forces de sécurité qui, rappelons-le, n’agissent pas sans ordre, commence à lasser singulièrement les meilleurs amis de la Syrie. Après le Qatar, l’Arabie saoudite, le Koweït et le Bahreïn ont rappelé de Damas leurs ambassadeurs. Les ministres des Affaires étrangères brésilien, sud-africain et indien, dont les pays traînent les pieds au Conseil de Sécurité et refusent encore de signer une résolution condamnant la Syrie, sont aujourd’hui à Damas. Ils succèdent à leur collègue turc, Ahmet Davutoglu, auquel Bachar Al Assad a affirmé une nouvelle fois hier que « la Syrie ne fera montre d’aucune faiblesse dans la poursuite des groupes terroristes armés, de manière à protéger la stabilité de la patrie et la sécurité des citoyens ». Il est vrai qu’il n’a aucune raison de changer une politique qui a amplement fait la preuve à ce jour de son caractère judicieux et de son succès…

 

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Les Etats-Unis et la Syrie : comment sanctionner sans rompre ?

Le 2 août dernier, la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, a reçu une délégation de l’opposition syrienne, une première depuis sa prise de fonction. Au cours de cette visite, toute aussi symbolique que celle qu’il avait effectuée à Moscou, il y a un peu plus d’un mois, Radwan Ziadeh, opposant syrien résidant à Washington, a indiqué ce qu’il espérait voir les Etats-Unis entreprendre à l’encontre du régime de Damas : « Nous souhaitons que le Président Obama demande à Bachar al-Assad de se retirer immédiatement […] Nous avons également besoin que les Etats-Unis obtiennent du Conseil de sécurité de l’ONU de nouvelles sanctions et que les crimes contre l’humanité commis en Syrie soient jugés par un tribunal pénal international ». On comprend ces incitations : jusqu’à ces dernières semaines, la position américaine s’est caractérisée, au niveau des déclarations, par une grande retenue . Elles n’ont connu une montée en puissance qu’à la suite des exactions commises contre l’ambassade américaine à Damas. Il semble malgré tout que la prudence vis-à-vis de la Syrie demeure encore la règle.

Mohammed al-Abdallah, Hillary Clinton, Radwan Ziyadeh, Marah al-Biqa’i

Une relation bilatérale en dents de scie

Au cours des dernières décennies, les relations entre Damas et Washington ont conservé un caractère complexe, oscillant entre tentative de coopération, négociation et confrontation verbale. La Syrie, considérée depuis 1979 par le Département d’Etat comme soutenant le terrorisme, a fait l’objet de longues réflexions et de vifs désaccords dans les cercles décisionnels américains. Certains ont prôné son isolement diplomatique tant qu’aucune inflexion politique n’aurait été consentie par Damas, tandis que d’autres en appelaient à la retenue et au dialogue dans le but de parvenir rapidement à une paix avec Israël.

La situation actuelle reflète le balancement entre ces différentes positions. Damas est partie prenante de toute une série d’enjeux capitaux qui pèsent sur le maintien de la paix régionale. Elle est une alliée de l’Iran, elle dispose de relais politiques et sécuritaires au Liban, elle est frontalière de l’Irak, elle soutient des groupes qualifiés de terroristes par les Etats-Unis… Tous ces éléments n’ont pourtant jamais conduit les différentes administrations américaines à mener une politique de continuité vis-à-vis de Damas. Certains présidents se sont dressés contre le pouvoir de nuisance que Damas se flattait de détenir. D’autres ont adopté une attitude plus prudente, cherchant coûte que coûte à conserver avec la Syrie une ligne diplomatique ouverte. Mais aucun n’a jusqu’à présent cédé à l’intimidation, au chantage et à la menace.

Pour mieux comprendre la politique américaine à l’égard de Damas, il est donc nécessaire d’effectuer un petit retour en arrière. Depuis la présidence de George W. Bush, l’approche américaine envers Damas a considérablement évolué, mais les résultats de cette évolution restent peu probants. Au vu de la révolution que mène désormais le peuple syrien, il convient de s’interroger sur la manière dont Washington redéfinit sa diplomatie.

George W. Bush et Bachar al-Assad

De Bush à Obama, la continuité du « je t’aime… moi non plus »

Au lendemain du 11 septembre 2001, le Moyen-Orient, qui n’est pas la priorité de la nouvelle administration américaine, effectue un retour fracassant sur la scène internationale. La guerre déclarée par Georges W. Bush contre le terrorisme offre l’occasion à la Syrie d’offrir son expertise dans la lutte contre l’islam politique radical. Mais les dirigeants syriens déchantent rapidement, voyant en 2003 la guerre s’installer à leur porte. Il n’est plus seulement question de lutte contre le terrorisme mais de « regime change ». Les Syriens comprennent qu’eux-mêmes pourraient faire partie du plan de recomposition du Moyen-Orient voulu par l’administration néoconservatrice américaine. A compter de cette date, la Syrie se retrouve sous la pression des Etats-Unis, et les condamnations internationales pleuvent sur Damas pour plusieurs raisons : non-respect du programme « pétrole contre nourriture » des Nations Unies qui interdit l’achat de pétrole irakien ; vente et transfert d’armes à destination de Bagdad qui impliquent des personnalités syriennes telles que Rami Makhlouf et Firas Tlass, fils de l’ancien ministre de la Défense ; poursuite de l’occupation militaire du Liban ; soupçons entourant le possible développement d’un programme d’armes de destruction massive, chimiques voire nucléaires. Tous ces éléments conduisent les faucons américains à mettre la pression sur Damas, et à rédiger en 2003 le « Syrian Accountability and Lebanese Sovereignty Restoration Act » (SALSRA), qui offre au chef de l’exécutif américain toute une panoplie de sanctions qui ne seront jamais intégralement mises en œuvre. Ce texte prévoit entre autres choses :

  • l’interdiction des exportations à destination de la Syrie, à l’exception de la nourriture et des médicaments,
  • l’interdiction pour les avions syriens de survoler le territoire américain,
  • l’interdiction aux entreprises américaines d’investir en Syrie,
  • la réduction des contacts diplomatiques avec Damas,
  • la limitation des déplacements pour les diplomates syriens aux Etats-Unis dans un rayon de 40 kilomètres autour de Washington,
  • le blocage des transactions avec toutes les entreprises ayant un lien avec le régime syrien.

Cet arsenal de mesure ne modifie pas profondément l’attitude des dirigeants syriens, qui préfèrent s’en tenir à leur habituelle stratégie de nuisance, poursuivre leurs ingérences au Liban et entretenir une porosité volontaire de leur frontière avec l’Irak. Cette réaction n’impressionne pas une administration américaine alors dominée par des éléments bellicistes. Les sanctions se durcissent progressivement et ciblent à chaque fois davantage certains responsables syriens. Damas campe malgré tout sur ses positions jusqu’au 14 février 2005, qui engage les deux pays dans une période de crise ouverte. Suite à l’attentat dont est victime à Beyrouth l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, la Syrie est pointée du doigt, et Margaret Scobey, ambassadrice des Etats-Unis à Damas, est aussitôt rappelée à Washington.

Margaret Scobey

De 2005 à 2009, les relations diplomatiques entre les deux Etats restent au point mort. Des visites se poursuivent, surtout dans le sens Washington Damas, mais aucune véritable discussion n’est possible entre une administration américaine peu ouverte au dialogue et un régime syrien peu disposé à la concession. Seules des provocations verbales animent durant ces années les chancelleries respectives. Les armes parlent à l’occasion, comme lors d’un raid d’hélicoptères américains, le 26 octobre 2008 à Abû Kamâl, sur la frontière syro-irakienne, officiellement destiné à éliminer un commando d’insurgés réfugié en Syrie. Mais la volonté d’isoler politiquement la Syrie domine alors la stratégie néoconservatrice américaine.

Avec la prise de fonction de Barack Obama, en janvier 2009, une nouvelle approche est inaugurée. On considère désormais, à Washington, qu’il faut se réengager diplomatiquement avec Damas, qui joue un rôle essentiel dans la région, notamment au regard du processus de paix israélo-arabe, priorité affichée du début de mandat du nouveau président. L’administration démocrate fraîchement élue est également persuadée qu’en se rapprochant de la Syrie, celle-ci s’éloignera de l’Iran, mais également du Hamas et du Hizbollah. Mais, dès 2010, les Américains se rendent à l’évidence : la stratégie du « donnant-donnant » ne fonctionne pas avec la Syrie. Ainsi malgré les visites de personnalités américaines de premier plan, tel que John Kerry, président du comité des affaires étrangères au Sénat, ou Georges Mitchell, envoyé spécial du président pour le Moyen-Orient, Damas campe sur une attitude de défiance, refuse de collaborer avec l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA), entrave les activités du Tribunal Spécial pour le Liban (TSL), ne montre guère de souplesse dans les pourparlers avec les Israéliens…

Le changement de stratégie de la part des Américains n’entraine donc pas de réaction notable de la part de Damas, les dirigeants syriens s’imaginant en position de force, et interprétant les ouvertures américaines comme des marques de faiblesse de leur part ou comme la reconnaissance par les Etats-Unis qu’ils ne peuvent se passer de la coopération de la Syrie. L’attitude des Etats-Unis aurait pourtant du les inciter à la prudence, car, si la logique du dialogue prédomine à Washington sous la présidence de Barack Obama, y compris vis-à-vis de la Syrie, elle n’exclut pas pour autant le recours aux sanctions. Le SALSRA, bien que non-intégralement appliqué, est ainsi prorogé en mai 2009. Il est toujours en vigueur aujourd’hui. Alors que les Syriens imaginaient accueillir un nouvel ambassadeur américain dès avril 2009, ce qui aurait marqué leur retour en grande pompe sur la scène internationale, Robert Ford n’y arrive qu’en janvier 2011, au terme d’un bras de fer entre Barack Obama et le Congrès, aussi réticent que les Israéliens face à cette nomination. A mi-mandat du président américain, force est de constater que si la nouvelle administration semble plus ouverte au dialogue, sa patience est des plus limitées.

Bachar al-Assad et John Kerry

La relation bilatérale à l’épreuve de la révolution en Syrie

Compte-tenu de ce qu’ont été les relations entre les Etats-Unis et la Syrie aux cours des dernières années, agitées et marquées par de multiples signes de provocation et de défiance, on aurait pu s’attendre à ce que l’administration américaine s’empresse d’appeler à la chute du régime de Bachar al-Assad, une fois les premières manifestations populaires enclenchées. Mais, à l’inverse de ce qui s’est passé avec l’Egypte ou le Yémen, il n’en est rien.

Certains experts américains incitent l’administration à faire preuve de prudence dans le traitement du cas syrien. Bachar al-Assad est en effet plus un adversaire qu’un ennemi pour les Etats-Unis, mais également pour leur allié israélien. L’Etat hébreu en a conscience. Il fait logiquement observer à Washington qu’une chute du régime syrien pourrait avoir pour lui des conséquences sérieuses. Mieux vaut dès lors privilégier un adversaire connu et sur lequel on a une prise – au cours des dernières années, Israël a plusieurs fois survolé le territoire syrien et y a mené une attaque aérienne contre un site de recherche supposée nucléaire, sans que la Syrie ose relever l’affront autrement que par des menaces restées sans suite – que l’inconnu. Plusieurs scénarios pessimistes s’empilent en effet sur la table des stratèges américains, annonçant soit l’arrivée à Damas d’un régime de type islamiste, soit l’éclatement du pays dans un scénario à l’irakienne.

Mais la vision appelant au maintien du statu quo satisfait de moins en moins les décideurs à Washington, comme d’ailleurs à Tel Aviv, ainsi que le montre un récent discours de Shimon Peres. Barack Obama, dont le principal objectif dans la région reste le règlement du conflit israélo-arabe, semble peu à peu acquis à l’idée que l’arrivée d’un nouveau régime en Syrie pourrait être bénéfique à cet égard. Il pense que, occupé par la relance de la vie politique et économique, dans un contexte où les questions intérieures seront prédominantes, le nouveau pouvoir en Syrie aura d’autres choses à faire que reprendre à son compte la stratégie de nuisance et d’obstruction de son prédécesseur. Une transition politique pourrait donc avoir des effets positifs sur la paix régionale. De plus, les quatre mois de manifestation en Syrie ont permis de constater que les Frères Musulmans, éternel épouvantail, n’ont plus l’influence qu’ils détenaient dans les années 1980. S’il est probable que les sunnites, majoritaires dans le pays, seront majoritaires au sein du nouveau pouvoir, rien ne permet de croire que leur Association y occupera une place prépondérante, manifestants et opposants – Frères Musulmans compris – appelant de concert à la mise en place d’un Etat « madani« , laïc modéré. Un autre élément est pris en compte par l’administration américaine : la résistance des protestataires au piège de la guerre civile tendu par le régime. Si l’on excepte la période de la fin des années 1970 et du début des années 1980, au cours de laquelle les torts sont d’ailleurs partagés entre les « islamistes » et le pouvoir, la violence sectaire est toujours restée un phénomène marginal en Syrie. Les manifestants font preuve aujourd’hui d’une maturité politique impressionnante, refusant de faire le jeu du régime, alors même que celui-ci pousse ses miliciens à commettre exaction sur exaction.

« Le peuple syrien est un »

Washington s’interroge donc chaque jour davantage sur l’intérêt de soutenir Bachar al-Assad. Le temps où Barack Obama « déplorait » le recours à la violence des forces de sécurité et où Hillary Clinton appelait le « réformateur » Bachar al-Assad à mettre en œuvre un calendrier de réformes semble dépassé. La période est désormais aux sanctions.

Dés le 29 avril, des mesures à l’encontre de Maher al-Assad, frère du président, ainsi que de son cousin, Atif Najib, ont été décidées par Washington. Elles incluaient également le plus haut responsable du directoire du renseignement syrien. Moins d’un mois après, une nouvelle série de sanctions a été adoptée, contrebalançant les prises de position réservées des dirigeants américains. Bachar al-Assad en a été la principale victime. Le 19 mai, lors de son discours sur la situation au Moyen-Orient, le président américain a lancé une mise en garde à son homologue syrien, le mettant en demeure de « réformer ou partir ». Plusieurs autres hauts responsables syriens ont également été la cible de Washington : Farouq al-Chareh, vice-président ; Adel Safar, Premier ministre ; Mohammad Ibrahim al-Chaar, ministre de l’Intérieur ; Ali Habib Mahmoud, ministre de la Défense ; Abdul Fatah Qoudsiyeh, chef du renseignement militaire ; Mohammad Dib Zeitoun, directeur de la sécurité politique. A cette liste, le Département du Trésor a ultérieurement ajouté Hafez Makhlouf, cousin de Bachar al-Assad et membre des services de renseignements, mais aussi des institutions syriennes en lien avec les forces de sécurité, un grand groupe économique affilié au régime, la Holding Cham, et son président Nabil Rafik al-Kouzbari.

Nabil al-Kouzbari

D’autres initiatives ont été prises par les Américains en soutien aux protestataires syriens. Ainsi, comme les Britanniques l’avaient fait précédemment avec l’ambassadeur Sami Khiami, le Département d’Etat a convoqué le 6 juillet l’ambassadeur Imad Mustapha. Il a été reçu par Eric Boswell, secrétaire-assistant à la sécurité diplomatique au Département d’Etat, qui l’a mis en garde contre la poursuite de la surveillance et le recours à la menace à l’encontre de citoyens syriens et syro-américains résidant sur le territoire américain, ce genre d’action pouvant mener à des poursuites judiciaires.

Le fait le plus médiatisé et le plus significatif s’est toutefois déroulé en Syrie. Les 7 et 8 juillet, l’ambassadeur américain Robert Ford s’est rendu dans la ville de Hama, encerclée et sans doute sur le point d’être attaquée par les forces armées. Il y a rencontré l’opposition locale. Pour les autorités syriennes, cette visite a constitué une « preuve » de la collaboration américaine avec les « saboteurs » et une « incitation à la violence, à la manifestation et au refus du dialogue ». Pour les protestataires, cette visite est au contraire apparue providentielle, les habitants de la ville redoutant la répétition imminente des événements de 1982. La réplique du régime ne se fait pas attendre. Le 10 juillet, une manifestation de menhebbakjis – un terme forgé par les manifestants pour tourner en dérision ceux qui font profession « d’aimer » Bachar al-Assad – est organisée aux alentours de l’ambassade américaine à Damas. Elle dégénère rapidement. En réponse, Robert Ford poste le jour suivant une note sur sa page Facebook, dans lequel il constate avec ironie « le laisser-faire du gouvernement syrien quand il s’agit de manifestations anti-américaines, tandis que les nervis des services de sécurité frappent des manifestants pacifiques ». Dans cette même note, il invite les sceptiques à comparer les dégradations que son ambassade a subies à l’état des locaux du parti Ba’th et du siège de la police à Hama, intacts selon lui.

Robert Ford

C’est dire que, pour les Etats-Unis, le recours à la violence est d’abord et avant tout le fait du régime de Bachar al-Assad. S’il n’a pas été atteint, le point de rupture est désormais proche entre le pouvoir syrien et l’administration américaine. Comme Hillary Clinton le souligne, le 11 juillet, le régime syrien a « soit autorisé, soit incité » les manifestants à s’en prendre aux locaux de la représentation américaine, située dans un quartier ultra-sécurisé dans lequel vivent généraux et membres de la famille al-Assad, le chef de l’Etat compris… La secrétaire d’Etat affirme à cette occasion que Bachar al-Assad a « perdu sa légitimité » et qu’il n’est « pas indispensable.

Washington entre volonté de réengagement et realpolitik

De plus en plus nombreuses, des voix s’élèvent aux Etats-Unis pour appeler à des mesures et des sanctions plus fortes à l’encontre de Damas. Le 5 mai 2011, la congressiste de Floride, Ileana Ros-Lehtinen, et le congressiste Eliot Engel de New York, membres du Comité des Affaires Etrangères, ont ainsi écrit au président Barack Obama pour l’appeler à mettre intégralement en œuvre le SALSRA.

Ileana Ros-Lehtinen

Des opposants syriens appellent également les Etats-Unis à durcir leurs sanctions, notamment dans le domaine économique. A leurs yeux, l’administration américaine a franchi un pas capital en déclarant Bachar al-Assad « illégitime » et en démontrant, lors de la visite de Robert Ford à Hama, le soutien des Etats-Unis aux protestataires. Mais, selon eux, les Etats-Unis doivent aller plus loin et adopter des sanctions unilatérales, toute résolution internationale restant pour le moment menacée de blocage au Conseil de Sécurité par la Russie et la Chine. Le secteur énergétique syrien est une cible actuellement étudiée. Le régime est en effet hautement dépendant de sa production pétrolière qui, bien que peu élevée – moins de 390 000 barils par jours – et de médiocre qualité, lui permet de financer un quart voire un tiers de son budget annuel. L’Etat syrien ne pouvant à l’heure actuelle imposer de charges fiscales supplémentaires à la population, il devra puiser dans les réserves de la Banque centrale. Celles-ci s’élèvent à 17 milliards de dollars, plus des trois quarts de son budget annuel qui tourne en moyenne autour de 21 milliards de dollars. Les Etats-Unis pourraient aussi faire pression sur les pays acheteurs d’hydrocarbures syriens, tel que la France, l’Allemagne, l’Italie ou les Pays-Bas. Des pressions sur des entreprises pétrolières seraient également envisageables afin que celles-ci cessent temporairement leurs activités en Syrie. Au delà du secteur énergétique, Washington étudie également la possibilité d’élargir les sanctions à certaines entreprises liées au régime, de manière à susciter la défection d’élites économiques, jusque là en grande partie encore fidèles au pouvoir.

Si elles sont mises en œuvre, ces mesures n’auront toutefois qu’une efficacité limitée. Les Etats-Unis ont conscience qu’ils n’ont que peu de poids sur le régime syrien, et qu’à eux seuls ils ne peuvent le conduire à modifier son comportement. La Syrie ne dépend pas de ses relations commerciales avec les Etats-Unis, ni de sa technologie, secteur aéronaval exclu. Si des sanctions contre des responsables syriens sont adoptées, elles ne seront pas d’une importance cruciale au vu de la faible quantité des avoirs syriens aux Etats-Unis.

Les Américains connaissent les limites de leur influence. Eux-mêmes s’interrogent sur l’utilité de sanctionner Damas plus que ce n’est déjà le cas. Washington ne tient pas à se substituer aux protestataires dans les pressions exercées sur le régime, par crainte de légitimer le discours du pouvoir sur la « conspiration ». Dans une interview accordée à la revue Foreign Policy, le 14 juillet, Robert Ford a affirmé que Washington pouvait « soutenir » les protestataires pacifiques, mais ne pouvait pas aller plus loin. Aucune autre forme de soutien n’aurait un poids significatif. Pire, elle pourrait à terme s’avérer contre-productive.

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Les Etats-Unis avancent avec prudence. L’administration semble sincère dans ses déclarations et dans les sanctions qu’elle impose à la Syrie. Mais elle n’ose pas s’aventurer dans ce que certains considèrent à Washington comme des eaux troubles. Les responsables américains savent d’ailleurs que ce qu’ils décident n’a que peu d’impact en Syrie. Avec le temps, la mise en oeuvre de sanctions dans le secteur énergétique apparaît probable. Mais elles risquent de rester mesurées et, en tout état de cause, elles ne répondront pas totalement aux attentes des opposants syriens. Bref, à ce jour encore, les Etats-Unis semblent être davantage dans l’expectative que dans l’action, sans doute parce que Washington s’est fait à l’idée que la solution diplomatique à la crise ne proviendra que des pays voisins de la Syrie, au premier rang desquels la Turquie, qui dispose de liens commerciaux – et naguère encore politiques – puissants avec Damas.

Hillary Clinton et Ahmed Davutoglu

Ces éléments expliquent les difficultés éprouvées par les Etats-Unis à s’engager plus concrètement contre le régime de Bachar al-Assad. Tout montre que, à ce stade encore, la solution privilégiée reste diplomatique – l’ambassadeur Robert Ford est encore à son poste, alors qu’en avril un diplomate américain avait été « malmené » et que, en juillet, son ambassade a été la cible d’attaques organisées par le régime – et que la rupture des relations n’interviendra pas à l’initiative de Washington. Même si certains affectent de s’interroger sur l’éventualité ou la faisabilité d’une intervention militaire, tout porte à croire qu’un tel développement n’est nullement à l’ordre du jour. Déjà engagée sur de nombreux fronts, l’OTAN ne tient pas à – et n’est plus en mesure de – s’attaquer à qui que ce soit. De plus, pour les protestataires syriens rien ne serait plus néfaste à leur révolution qu’une intervention militaire extérieure, qui ôterait son caractère populaire et pacifique à leur révolution.

Source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2011/08/10/qui-tue-qui-aujourdhui-en-syrie/
Date :  10/8/2011