La Syrie et les institutions internationales, des possibilités ignorées – Par Monique Chemillier-Gendreau

Article  •  Publié sur Souria Houria le 28 novembre 2012

Je propose, peut-être un peu à contre-courant du débat qui s’est développé jusqu’ici, de quitter l’immédiateté pour voir les choses sur le temps long.

Les Nations unies ne forment pas une communauté politique universelle. Car on n’est pas allé au bout de ce projet. Les Etats ont gardé tous les pouvoirs qui découlent de la souveraineté et cinq d’entre eux, les membres permanents du Conseil de sécurité sont armés du veto. Il en résulte une apparence d’impuissance pour toute action collective. Mais ceux qui le déplorent portent autant de responsabilités que ceux qui jouent à faire fonctionner les blocages.

Je voudrais d’abord insister sur le contexte dans lequel s’inscrit la guerre civile en Syrie. Tous les pays puissants, anciennement puissants ou aujourd’hui émergents, portent la lourde responsabilité d’avoir militarisé le monde et son économie. Une fois les économies orientées prioritairement vers les productions d’armes, il faut les vendre et alors vient toujours l’heure d’en faire usage. Les objectifs de démocratie, de droits de l’homme, de droit humanitaire se délitent devant ce choix.

Alors replaçons la guerre en Syrie dans l’évolution du monde et rappelons inlassavlement la violation continue par tous les Etats, notamment ceux qui siègent ou ont siégé au Conseil de sécurité et plus particulièrement aux membres permanents, des termes de l’article 26 de la Charte. Celui-ci disait en effet que le Conseil de sécurité est chargé d’élaborer des plans en vue d’un système de réglementation des armements qui ne détournerait vers ceux-ci que le minimum des ressources humaines et économiques du mode. Chacun peut mesurer la distance entre ce texte et la réalité.

Il est donc très hypocrite de la part de tous ceux qui ont, pendant des années, livré des armes au régime syrien ou encore qui, dans les conférences internationales, freinent tous les progrès vers la limitation et la réglementation des armements  et de leur commerce, de se lamenter aujourd’hui de l’usage que le régime syrien fait de ses armes. Et quel sens a l’action humanitaire si elle n’est que le service après-vente des ventes d’armes ? Mais cette situation de fait profondément incrustée dans le monde actuel ne changera qu’avec une véritable révolution des institutions internationales et nous n’en sommes pas là. Toutefois, il me paraissait capital de commencer à le dire.

Pour l’instant, c’est le Conseil de sécurité qui est chargé de prendre les décisions obligatoires, mais sur la Syrie, il est bloqué par les vetos de la Russie ou de la Chine. Et nous avons des mesures de sanctions économiques à effet limité parce que prises en dehors de l’ONU par les Etats-Unis, la Ligue arabe et l’Union européenne, cette dernière ayant décidé d’un embargo sur les armes.

Or la situation empire, les rebelles syriens démunis se sentent abandonnés et le risque s’accroît chaque jour un peu plus d’une participation de djihadistes qui ne partagent pas les objectifs de la rébellion. Parallèlement, les hommes de Bachar Al Assad, assurés de leur impunité et ivres de leur supériorité militaire, croient encore pouvoir écraser le mouvement qui les défie politiquement.

Face à cette situation, les gouvernements ont d’autres possibilités que la déploration. Ils ont des moyens qu’ils ont eux-mêmes inventés, mais qu’il négligent de peur d’en arriver à une société mondiale dans laquelle l’action des Etats serait contrôlée. Je signalerai rapidement deux de ces possibilités : la saisine de l’Assemblée générale des Nations unies avec des pouvoirs alternatifs à ceux du Conseil de sécurité et la mise en œuvre de tous les moyens de faire cesser l’impunité des auteurs de violations graves des droits de l’homme.

Il n’est pas vrai que le veto mis à un projet de résolution du Conseil de sécurité bloque toute possibilité de mesures à caractère universel. Ceux qui disent cela sont ceux qui ne veulent prendre aucune mesure.

En effet, dès 1950, devant la paralysie du Conseil de sécurité par l’usage du veto à propos de l’affaire de Corée, les Nations unies trouvèrent une parade. Car si le texte de la charte donne le pouvoir essentiel au Conseil de sécurité dans le maintien de la paix, il reconnaît cependant un rôle à l’Assemblée générale. En 1950, par la résolution 377, il a été décidé que ce rôle n’était pas seulement complémentaire, mais alternatif. Il est désormais admis que si le Conseil est bloqué par un veto, l’Assemblée générale est habilitée à proposer des mesures collectives « […] manque à s’acquitter de sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale, l’Assemblée générale examinera immédiatement la question afin de faire aux membres les recommandations appropriées sur les mesures collectives à prendre. »

Dans l’affaire de la Syrie, l’Assemblée générale pourrait se saisir de sa propre initiative. Elle détiendrait alors le pouvoir de qualifier la situation, d’y voir à l’évidence une menace contre la paix et de décider des mesures collectives à prendre. Ces mesures couvrent toute la gamme des sanctions non militaires et peuvent aller jusqu’à des mesures militaires. Cette procédure a été validée par la Cour internationale de justice dans son avis consultatif du 9 juillet 2004. Si un groupe d’Etats s’engageait dans cette voie, l’Assemblée générale devrait prendre ses responsabilités et décider de la nature des mesures à prendre en Syrie. Il n’y a que dans ce cadre élargi de tous les Etats que ce débat peut avoir lieu sans que prévalent les arrière-pensées politiques et les intérêts mercantiles.

Il y aurait alors la possibilité de mieux cerner la notion, mal précisée de responsabilité de protéger. Par l’expérience libyenne, il a été donné à cette notion un contenu purement militaire, ce qui a rendu l’idée de protection contestable. Il y a de multiples mesures non militaires, qui sont possibles et utiles avant l’intervention militaire elle-même dont on ne peut jamais conjurer les risques négatifs. Il faut aider les Syriens et non pas se substituer à eux. Il faut aussi commencer à envisager un véritable plan Marshall pour la reconstruction du pays. Tout cela, l’Assemblée générale peut le faire.

Pour ce qui est de mettre un terme à l’impunité, les Etats sont là encore confrontés aux limites qu’ils ont choisi de mettre à la justice pénale internationale. D’une part, les conventions de Genève (c’est l’article 149) permettent la compétence universelle pour poursuivre les auteurs des crimes de guerre. Mais peu d’Etats ont mis leur droit pénal en conformité avec cet engagement. La France par exemple n’a pas transposé les conventions. Qu’elle le fasse vaudrait bien des discours politiques. Alors, elle pourrait traduire devant ses juridictions tous les auteurs de crimes de guerre, syriens ou non, qui se trouveraient sur son territoire.

D’autre part, la Cour pénale internationale voit son champ d’action limité aux pays qui ont adhéré à son statut, ce qui n’est pas le cas de la Syrie. Et si elle peut être saisie par un Etat membre ou par le procureur lui-même (Fatou Bensouda), cela ne peut être que pour des actes commis par un Etat partie au statut. Pour les actes commis dans des Etats non parties au statut, seul le Conseil de sécurité peut saisir la Cour, mais alors, nous retrouvons le rôle des membres permanents, donc de la Russie et de la Chine).

Nous devons cesser de nous lamenter sur les limites du système international. Quand la société civile, les opinions publiques s’empareront de ce problème en amont, pour obliger les Etats à mettre en place des procédures qui permettent l’application du droit et de la justice, quand ce sera un sujet de débat dans les campagnes électorales, nous pourrons mettre fin aux exceptions à l’abri desquelles prospèrent les criminels.

Ce texte à était :  “Le silence tue” Forum de solidarité avec la résistance syrienne au CentQuatre