A Alep, l’opposition syrienne joue sa survie – Entretien avec Ziad Majed
Que représente Alep pour le régime ?
Il y a d’abord un effet symbolique. Alep était la capitale économique, la deuxième ville. Pour le régime c’est essentiel de montrer qu’il contrôle tous les grands centres urbains. Damas, Homs, Hama et donc Alep. Alors que l’opposition est de plus en plus isolée dans les zones rurales, encerclée, et que Raqqa est aux mains de Daech. La chute d’Alep serait une grande défaite de l’opposition.
Les autres raisons ?
Elles sont militaires et stratégiques. Prendre Alep signifie placer l’opposition entre trois feux, au nord de la ville : les troupes d’Assad, Daech et les Kurdes. Avec un minuscule accès à la frontière turque. Sans Alep, le rapport de force sera largement en faveur du régime. La troisième raison, c’est la proximité avec la Turquie. Alep apparaissait comme la ville qu’Ankara souhaitait préserver aux mains de l’opposition, pour éloigner le régime, Daech et les Kurdes. Ce serait aussi une défaite pour les Turcs.
Alep, le 2 mai – AFP
Qui aide Assad sur le terrain, outre l’aviation russe ?
On a de plus en plus d’informations sur le déploiement de troupes spéciales iraniennes, de combattants azaras afghans, de membres du Hezbollah libanais. Et plus récemment, la rumeur affirme que les Russes auraient fait appel à une compagnie sécuritaire privée, un peu à l’américaine, avec d’anciens soldats ayant combattu en Tchétchénie. La volonté d’aller jusqu’au bout dans la bataille d’Alep est claire.
Outre ces soutiens extérieurs, sur quoi et sur qui repose le régime aujourd’hui, au sein de la société syrienne ?
Sans l’aide extérieure, Assad n’aurait pas tenu. Ce sont les Russes qui l’ont sauvé en septembre 2015. Concernant la population, celle qui est restée en Syrie, il y a d’abord surtout ce que les Syriens appellent les « gens gris ». Des gens qui ont tout juste peur de la guerre, qui ne soutiennent personne. Ni l’opposition, ni le régime. C’est la population qui a acquis un certain niveau de vie, une certaine bourgeoisie urbaine. Elle n’était pas pro-régime, mais la peur joue beaucoup. Et puis il y a d’autres catégories, souvent divisées, issues de minorités religieuses. Des chrétiens, des druzes, des ismaéliens qui ne souhaitent eux aussi que la fin de la guerre.
Et ceux qui soutiennent le régime ?
Cette partie repose surtout sur la base alaouite, le noyau dur qui soutient Assad, aujourd’hui encore malgré les souffrances. L’armée aurait pourtant perdu depuis 2012 plus de 70 000 soldats, dont beaucoup d’Alaouites. Mais le père Assad avait réussi à souder la communauté, qui représente environ 10% de la population, et le fils a réussi à les convaincre que leurs acquis, leur destin, seraient menacés si Assad tombe.
La grille communautaire joue donc encore ?
Personnellement, je ne suis pas pour appliquer cette lecture de façon systématique, mais c’est un fait qu’on ne peut pas nier. Parmi les Chrétiens, on enregistre ainsi un soutien au régime. Il n’est pas unanime, mais il existe. Beaucoup considèrent qu’Assad les protège d’une montée de l’islam politique et de l’extrémisme. La hiérarchie des églises est assez liée au régime, et la bourgeoisie chrétienne a peur. Et puis il y a une minorité des Sunnites, encore importante dans certaines villes, qui a fait affaire avec le régime ces dernières années lors de la libéralisation économique engagée par Bachar.
Après autant de revers, l’opposition a-t-elle encore un socle dans la population ?
Le problème, c’est qu’il est surtout très fragmenté et aussi à l’étranger. D’importantes parts de la population rurale, à majorité sunnite, reste mobilisée contre le régime. Une partie de la classe moyenne, dans les banlieues des grandes villes, qui a été ciblée durant la répression initiale. On voit la montée de groupes de plus en plus radicalisés. Trouvant refuge dans l’islam, ou une possibilité de brandir une identité contre le régime et ses alliés chiites. Et puis il y a d’anciens opposants laïques. Le problème, c’est le lien entre les oppositions politiques et les combattants sur le terrain. Il y a une fragmentation territoriale, idéologique, politique, militaire, qui a renforcé des chefs de guerre dont les priorités sont locales, sans coordination politique avec l’opposition. Si on ajoute quatre ans de bombardements et de destructions massives.
Cette fragmentation relève d’une stratégie du régime ?
Je pense, oui. Et de ses alliés russes. Rendre la vie ingérable et impossible dans les zones contrôlées par l’opposition. Les infrastructures sanitaires, éducatives, les ponts, les routes, tout a été bombardé pour rendre la vie impossible dans les zones contrôlées par l’opposition. Cela a poussé la population à l’exode, les militants pacifiques à partir. Ceux qui restent sont souvent les plus démunis, des déplacés ou les plus radicaux dans la résistance armée. Pourrir la vie est une stratégie pour que les groupes armés soient les seuls acteurs face au régime. Ce qui use la population civile.
Assad a déjà réussi à sauver sa peau ?
Ce n’est pas sûr. Il a réussi militairement. Et politiquement, il parvient à se maintenir, en profitant des ambiguïtés américaines sur son avenir et de leur accord avec les Russes. En même temps, il a commis quantité de crimes de guerre et contre l’humanité, documentés par Amnesty, Human Rights Watch, des commissions onusiennes. Les enquêteurs travaillent. S’il y a une volonté politique, il peut être rattrapé par tous ces crimes.
La question sunnite reste entière ?
Un narratif de victimisation sunnite est née de cette inaction occidentale. L’idée s’est répandue que le monde ne bouge que pour des minorités, tandis que la majorité sunnite en Syrie est massacrée, avec des millions de réfugiés, et on ne parle que de Daech et des minorités. On oublie le principal responsable de cette tuerie depuis 2011. Cela renforce les extrémistes. Et ce sera pire si on dit aux Syriens que la paix va être faite avec celui qui les a massacrés pendant cinq ans. Sous prétexte qu’on aurait peur des barbus qui ont tué quelques dizaines d’Occidentaux, tandis que celui qui a tué des centaines de milliers de Syriens, on n’aurait pas de problème avec lui. Ce message, très dangereux, est reçu avec colère, un sentiment de frustration. Ce ne sera pas sans conséquence.
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Ziad Majed enseigne à l’Université américaine de Paris. Il est l’auteur de Syrie, la révolution orpheline (Actes Sud 2014)