a guerre contre « Dâ‘esh » a entraîné la chute d’Al-Maliki : qu’adviendra-t-il en Syrie ? par Georges Samaan – – traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 août 2014

Finalement, une campagne « planétaire » a réussi à dégommer Nuri al-Maliki. Mais soyons francs : c’est le « Calife » Abu Bakr al-Baghdadi qui lui a donné le coup de grâce.

Sans l’organisation de l’Etat islamique (Dâ‘esh), notre région n’aurait pas connu un tel « réveil » irakien, régional et mondial. La lutte entre les tenants des deux « projets » [pour l’Irak] a du même coup cessé subitement après une décennie (voire davantage) de gabegie dans la gestion de la région et de sa population, de guerres entre ses composantes, ses communautés, ses cultes, ses ethnies et ses frontières.

L’apparition de l’ainsi nommé Etat islamique sur une vaste portion du territoire syrien n’a certes rien d’un événement banal. Mais elle n’a rien non plus d’une surprise. Ses combattants ne sont pas sortis du néant, ils ne sont pas tombés subitement d’un espace extraterrestre. Ce ne sont pas les Américains qui les auraient inventés dans un laboratoire digne des films de science-fiction d’Hollywood (comme d’aucuns, qui en ont fallacieusement attribué la parenté à Hillary Clinton, semblent le penser). Ce n’est pas non plus l’Iran qui les aurait tirés de dessous son caftan. Ce ne sont pas non plus leurs alliés à Bagdad et à Damas qui les auraient libérés de leurs geôles, pas plus que les Arabes du Golfe ne les avaient mis à l’abri pour les faire sortir comme des génies de quelque lampe à huile. Non, les combattants de Dâ‘esh sont les enfants de tous ceux que nous avons cités. Ils sont venus de tous les coins du monde qui leur ont offert des conditions favorables, les prérequis de leur apparition, des politiques [fermant les yeux sur leurs activités, voire les encourageant], ainsi que l’espace territorial et le terreau favorables.

La mise à l’écart d’Al-Maliki n’a pas été de la tarte. Elle a longtemps semblé impossible et elle a demandé beaucoup de temps. La tentative avait débuté il y a de cela au minimum plus de deux ans, au moment où il avait lancé ses campagnes sur tous les fronts, contre la plupart des forces politiques irakiennes. L’extraction de ce seul homme de son bureau à la présidence du Conseil avait requis de ses adversaires (parfois violemment) opposés entre eux qu’ils fédèrent leurs forces et leurs pressions, usant à la fois de la force et de la douceur !

Combien de temps les habitants de cette région devront-ils attendre avant de renverser à  son tour Abu Bakr al-Baghdadi ?

La balle est désormais dans le camp de Haïdar al-Abbadi, dont la nomination a suscité une vaste vague de satisfaction tant en Irak qu’à l’extérieur de ce pays. Mais le fait d’être accueilli à bras ouverts ne suffit pas, comme arme, pour faire tomber l’Etat islamique (Dâ‘esh). Ni les Etats-Unis, ni l’Iran, ni aucune autre puissance ne se sont jusqu’ici montrés prêts à mourir pour défendre les Irakiens et les Syriens. C’est donc à ceux-ci qu’incombe le fardeau de la grande confrontation. Le président Barack Obama a réussi à fermer les yeux sur les développements en Irak deux mois durant. Lorsqu’il a enfin décidé de dire quelque chose, il a décidé que l’intervention de son pays resterait limitée, comme nous le savons désormais. Il en va de même en ce qui concerne ses objectifs : défendre les Américains résidant à Arbil, protéger le Kurdistan irakien autonome, arrêter la guerre d’extermination qui menace toutes les minorités. Il n’ira pas plus loin, et les Européens partagent sa position. Quant à la responsabilité de la communauté internationale, elle a été exprimée par le Conseil de Sécurité sous la forme d’une résolution relevant du chapitre 7 de la Charte de l’ONU stipulant d’interdire tout financement de « Dâ‘esh » et du Front al-Nuçra et de stopper le déferlement des extrémistes vers les champs de bataille en Syrie. Cela signifie que le recours à la force n’est pas à écarter au cas où la situation s’aggraverait. Par ailleurs, la préoccupation des pays occidentaux de voir revenir chez eux les terroristes ayant participé aux combats en Syrie et en Irak ne cesse de grandir. Quant aux autres habitants du Moyen-Orient qui ont poussé un ouf de soulagement après la nomination du nouveau Premier ministre irakien après qu’ils eurent été horrifiés par l’envahissement barbare de vastes régions tant en Irak qu’en Syrie, ils ne peuvent se payer le luxe d’attendre cependant que le monde s’abstient d’intervenir directement sur le terrain, tout au moins dans le court terme.

Le président américain a très bien su imposer ses conditions à tout le monde face à l’horreur de ce qui s’est produit. Cette fois-ci, il a effectivement tracé une ligne rouge. Il a mis en garde contre toute avancée [de Dâ‘esh] vers le Kurdistan et il a mis ses menaces en application. Désormais, l’Iran n’a plus en Bagdad un allié faible. Et ce pays s’est comporté de manière raisonnable, répondant aux désidératas de ses partenaires des forces chiites. Il a répondu avant toute à ce que souhaitait le grand mollah référent suprême (al-marji‘ al-’a‘lâ) de Najaf. Il a apprécié à sa juste valeur le cadeau que celui-ci lui faisait en sonnant la mobilisation générale pour faire face à l’agression barbare. En plus de tout cela, l’Iran s’est épargné davantage de pertes politiques et militaires qu’aurait pu lui causer l’entêtement du chef du parti de l’« Etat de droit » [Al-Maliki, ndt]. Il a également limité les failles qui avaient commencé à affecter un édifice qu’il avait mis une décennie à édifier et à entretenir. Dans toutes ces considérations, l’Iran a-t-il obtempéré ? Ou bien a-t-il montré de bonne grâce qu’il était prêt à tracer une politique différente traduisant son désir de dialogue et a-t-il décidé de suivre une voie faite de davantage d’équilibre et de modération ?

La réponse est dans la besace du Docteur Abbadi. En effet, l’homme est un proche de Téhéran. Il était un camarade de son prédécesseur [Al-Maliki] – tous deux appartenaient au parti Al-Da‘wa. Mais il a annoncé avec franchise qu’il suivrait une nouvelle politique intérieure et une nouvelle politique extérieure. Il sait quelles sont les causes de la crise. Et il sait précisément quelles sont les préconditions de la politique nouvelle qu’il promet. Ces préconditions doivent trouver urgemment une traduction concrète dans le lancement de la contre-offensive pour faire face à l’ « Etat du califat ». Il faut tout d’abord qu’il quitte le parti Al-Da‘wa afin de devenir le représentant de tous ses concitoyens quels que soient les communautés, les cultes et les forces politiques auxquels appartiennent ceux-ci. Il doit rencontrer très vite les sunnites et leurs forces politiques, ainsi que les membres des tribus qui ont rapidement pris l’initiative d’affronter les terroristes afin de manifester leur bonne volonté. Ceux-ci ont préparé à son intention une liste complète de leurs revendications, qu’il connaît d’ailleurs d’avance depuis qu’elles ont été formulées par le mouvement de protestation qui avait commencé à se manifester il y a de cela environ deux ans dans les départements majoritairement sunnites de l’Irak. Il a ouvert la porte à une réelle réconciliation politique et nationale que traduira un gouvernement équilibré qui n’exclura personne, mais qui, au contraire, associera tout le monde aux décisions décisives et qui instaurera une répartition équitable des ministères régaliens. C’est en cela que réside la pierre de touche essentielle : par exemple, ceux qui ont participé aux mouvements de protestation obtiendront le ministère de l’Intérieur si la coalition chiite ne renonce pas à la Défense et aux autres appareils sécuritaires. A ce propos, il est indispensable de reconstruire les institutions sécuritaires et militaires sur des bases nationales et non plus sur des bases catégorielles. Autrement dit, il est impossible de transformer des milices levées par Al-Maliki et d’autres en une armée de substitution à l’armée irakienne (qui s’est effondrée et qui a pris la fuite devant « Dâ‘esh »). De même, il est indispensable de reconsidérer la Constitution irakienne, en particulier la loi dite d’« éradication du Baath ».

Cette « politique nouvelle et différente » exige à l’évidence la création d’une commission d’enquête chargée d’examiner l’action politique et militaire passée et de définir les responsabilités dans les échecs face au défi de « Dâ‘esh » afin d’en retirer les leçons et de demander des comptes aux responsables (au lieu de se contenter de souligner la générosité de Monsieur Al-Maliki acceptant de faire des concessions et de renoncer à sa revendication du pouvoir et à tous les malheurs que celle-ci a entraînés pour les Irakiens !). Le gouvernement attendu franchira-t-il courageusement le pas dans ce domaine, un pas qui pourrait encourager des Libanais qui ont eux aussi bien besoin d’une telle commission visant à examiner le travail politique et militaire accompli au Liban après l’épreuve subie à Aarsal du fait de « Dâ‘esh ». Parmi les évidences du devoir national, en particulier dans les circonstances actuelles, il y a la nécessité, pour les Libanais, de soutenir leur institution militaire. Mais cette solidarité de principe ne doit pas occulter les questions sur les résultats de ce qui s’est produit à Aarsal. Les Libanais se souviennent, ces jours-ci, des résultats de l’enquête menée par la Commission Vinograd, en Israël, à la suite de la guerre de juillet 2006, dans le contexte de la polémique en cours à Tel-Aviv autour d’une commission d’enquête analogue destinée à examiner ce qui s’est produit et de ce qui continue à se produire dans la guerre actuelle contre la Bande de Gaza. Les événements de Mossoul et de Aarsal ne méritent-ils pas de telles commissions d’examen et d’investigation ?

Bien entendu, l’établissement de la concorde interne en Irak est un pas fondamental. Mais cela ne suffira pas. Il faut en effet un accompagnement régional, et plus précisément un accompagnement arabo-irano-turc. Le Conseil de Sécurité n’interviendra pas de sitôt. Et l’administration américaine ne se laissera pas entraîner en Irak – surtout pas dans l’envoi de forces terrestres. Elle laissera la gestion de la crise aux grandes forces régionales les plus importantes. Cette position est cohérente avec la politique extérieure que le président Obama applique depuis son arrivée à la Maison Blanche, qui consiste à se servir de telles forces régionales pour faire face aux crises. Il avait encore renforcé cette politique lors du tournant stratégique qu’il avait annoncé en 2009. C’est ce qu’a confirmé son ministre des Affaires étrangères John Kerry à la fin de sa dernière tournée dans les pays d’Asie. Celui-ci a répété à ceux qui n’en auraient pas encore été convaincus au Moyen-Orient que « les Etats-Unis sont un pays qui fait partie de l’Asie – qui appartient à l’Océan Pacifique… Nous savons que la sécurité de l’Amérique et que sa prospérité sont liées à cette région du monde d’une manière intime plus que jamais par le passé ». Washington a tourné la page d’une stratégie moyen-orientale désormais révolue, une stratégie qui correspondait aux priorités et aux politiques de beaucoup de gouvernements et de forces politiques arabes. Le fait que Washington s’engage dans un dialogue avec Téhéran n’est que l’une des manifestations les plus évidentes de ce tournant. C’est ce qui a suscité et ne cesse de susciter la méfiance des alliés et des partenaires des Etats-Unis, tout en aggravant les conflits régionaux.

La dernière des manifestations de ce tournant dans la politique extérieure américaine est le silence, pour ne pas dire la « neutralité » qu’a observés l’administration Obama tandis qu’elle assistait au véritable tremblement de terre qui se produisait à Mossoul et à l’expansion de l’« Etat islamique » depuis la frontière irako-iranienne jusqu’à la frontière irako-turque, en passant par la Syrie et jusqu’au cœur de la localité libanaise de Aarsal. Ce faisant, les Etats-Unis contraignaient les autres à reconsidérer leurs calculs et leurs stratégies. Les Etats-Unis ne peuvent pas mener une guerre de grande envergure contre « Dâ‘esh » en Irak tout en ignorant l’existence de cette organisation terroriste et celle du Front d’Al-Nuçra en Syrie. Ils devront élargir leur campagne militaire à ce pays dont de vastes étendues constituent une partie de l’ « Etat du califat d’Abu Bakr al-Baghdadi ». Mais les Etats-Unis savent que les éléments de la crise à Damas diffèrent de ceux de la crise à Bagdad et que les éléments d’un règlement diffèrent eux aussi, par voie de conséquence. De la même manière dont ils se sont comportés face aux événements de Mossoul et dont ils avaient poussé les habitants de la région et la communauté internationale à participer de manière effective à repousser le terrorisme de « Dâ‘esh » en Irak, tous ces partenaires vont pousser à compléter cette mission s’attaquant à son volet syrien. Pour cela, tous devront reconsidérer leurs politiques vis-à-vis de la crise syrienne. Si Al-Maliki a été la première victime sur le terrain irakien – et ne parlons même pas ici des changements probables et des renversements dans les politiques et dans les prises de position -, qui sera la victime suivante sur le terrain syrien ? A moins que ce qui vaut en Irak ne vaille pas ailleurs, ou que la guerre contre « Dâ‘esh », s’arrêtant aux frontières du Kurdistan ou à celles de l’Irak, n’aille pas au-delà ?

Le fait que Téhéran ait laissé tomber Al-Maliki est un indice que nous assistons à un repositionnement dans la région du Moyen-Orient.

On peut ranger dans le même contexte la position violente adoptée par le président (iranien) Hasan Rohani, il y a de cela quelques jours, contre ses adversaires du courant conservateur. Recourant à un inhabituel ton « nejadien », il les a traités d’imbéciles et il leur a rappelé que le peuple iranien en avait assez de la politique extrémiste.

D’autres indices montrent que l’Arabie saoudite s’est lancée dans de vastes initiatives pratiques afin de faire face au terrorisme. Riyad a d’ailleurs chaudement accueilli l’accession au pouvoir en Irak du Docteur Al-Abbadi.

Il s’agit là de premiers messages échangés permettant de construire la confiance. Tant que celle-ci n’aura pas permis d’établir un dialogue constructif, il sera difficile de vaincre l’« Etat islamique ». Le fait que les intérêts des divers acteurs régionaux convergent vers le combat contre un ennemi commun peut contribuer à aider le gouvernement de Bagdad à affronter « Dâ‘esh ». Mais cette conjonction d’intérêts ne suffira pas. L’organisation Dâ’esh subsistera tant qu’il existera des terreaux favorables à son développement dans tous les moindres recoins de la région. L’affrontement généralisé avec le terrorisme exige une transformation radicale dans toutes les politiques qui ont abouti à l’apparition de « Dâ‘esh » et d’« Al-Nuçra ».

Il n’est pas douteux que le règlement de la crise en Irak marquera le début d’une détente régionale, de même qu’une partition du Pays des Deux Affluents (l’Irak, ndt) ne pourrait que donner le signal du départ au train des partitions des pays de l’ensemble du Moyen-Orient.

http://www.alhayat.com/Opinion/George-Samaan/4176331/الحرب-على-«داعش»-أطاحت-المالكي-فماذا-عن-سورية؟

date : 18/08/2014