A qui livrer des armes en Syrie ? Vraie question ou faux casse-tête ? par Ignace Leverrier
Alors que Bachar Al Assad, moins sûr de sa victoire et maître de son destin qu’il tente de le faire croire, redouble de férocité contre l’ensemble des agglomérations échappant en tout ou en partie à son autorité, les « Amis du Peuple syrien » continuent de faire montre de leur indécision habituelle. Malgré les massacres répétés commis par les forces du régime, et en dépit de l’intention avouée du successeur de Hafez Al Assad de faire mieux que son père, en éradiquant autant de Syriens et de Syriennes que l’exige son maintien au pouvoir contre la volonté populaire, ils restent hésitants et partagés.
Ils justifient leur prudence par la nécessité de se prémunir contre une attaque terroriste sur leur territoire national ou contre leurs intérêts à l’étranger. Comparée à cette éventualité, la mort, parfois dans des conditions atroces, de près de 100 000 Syriens en deux ans pèse de peu de poids. Pour se donner bonne conscience, ils promettent donc un jour de répondre – pour s’empresser le lendemain de ne pas répondre… – à l’appel à l’aide qu’une majorité des opposants et des révolutionnaires syriens leur lancent depuis le 2 mars 2012. Il aura en effet fallu près d’un an jour pour jour après le début de leur soulèvement pour que les Syriens aspirant à la liberté et à la dignité se résolvent, faute de voir leurs légitimes revendications entendues par le chef de l’Etat, à demander à ceux qui se prétendent leurs « Amis » : « Armez l’Armée Syrienne Libre ».
Ces « Amis » frileux sont aussi inconséquents. Ils mettent en avant la présence en hausse de jihadistes parmi les combattants qui luttent en Syrie pour renverser le régime. Ils ont raison sur le constat. Mais ils oublient ou refusent de voir que l’affirmation des moujahidin sur le terrain et parmi la population, au cours de l’année 2012, est partiellement imputable à leur indécision. Ils affectent aussi d’ignorer que leur temporisation ne pourra que renforcer davantage ces moujahidinau cours des mois à venir. Dans un entretien avec le journaliste Jean-Pierre Perrin, le chercheur Gilbert Achcar, présenté par un autre journaliste comme « un révolutionnaire arabe actif au Liban et avec Israël […] complétement engagé dans les processus révolutionnaires ayant enflammé l’ensemble des pays arabes », déclarait la semaine dernière :
« En Syrie, il se commet un crime contre l’humanité et les puissances occidentales y ont une grande part de responsabilité. La non-assistance à un peuple en danger est un crime. Certes, une intervention militaire directe en Syrie, à la libyenne, aurait été une catastrophe, mais il ne s’agit pas de cela. En refusant à l’insurrection des livraisons conséquentes d’armes sous divers prétextes, on la prive de la possibilité de se défendre à armes égales. Depuis deux ans, ce n’est pas une guerre entre deux camps ayant des moyens comparables, mais un massacre systématique de la population par des forces armées ayant des moyens largement supérieurs à ceux des groupes locaux, qui agissent, eux, sans véritable centralisation et ne disposent que d’armement léger pour l’essentiel. Par cette attitude, les Etats occidentaux arriveront à des résultats contraires à leurs objectifs avoués : ne pas donner les moyens de se défendre à l’insurrection populaire – dont les Comités Locaux de Coordination qui ont incarné et incarnent toujours, en dépit de tout, une insurrection démocratique et laïque -, c’est permettre aux groupes islamiques les plus fanatiques de progresser du fait que les cercles wahhabites saoudiens leur envoient fonds et armes. Cette attitude criminelle suscite un ressentiment contre l’Occident, en donnant l’impression qu’il laisse détruire la Syrie pour favoriser Israël ».
Au cours de leur dernière réunion, le 20 avril 2013 à Istanbul, les « Amis du Peuple syrien » ont donc une nouvelle fois écouté les revendications de la Coalition Nationale. Le principal regroupement d’opposants, reconnu comme représentant légitime par plus d’une centaine d’Etats, leur a transmis les attentes de l’ASL et de la population. Il les a invités à « intervenir directement via l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne le long des frontières nord et sud du pays ». Il leur a réclamé des “frappes chirurgicales pour empêcher le régime d’utiliser des armes chimiques et des missiles balistiques”. Il leur a demandé l’adoption par le Conseil de sécurité des Nations Unies d’une résolution “condamnant clairement l’usage de ces armes par le régime d’el-Assad”. Mais, une fois encore, il n’a pas été entendu. Excédé par la mollesse de ces « Amis » inconséquents, Ahmed Moazz Al Khatib, son président, a de nouveau présenté sa démission, cette fois-ci ferme et définitive. Son intérim a été confié à l’un de ses vice-présidents, le « chrétien communiste » Georges Sabra, président en exercice du Conseil National Syrien.
Dans le domaine militaire, les Américains ont toutefois indiqué que c’est au Haut Commandement Militaire Unifié que seraient remis les matériels non-létaux, gilets pare-éclats ou lunettes de vision nocturne, qu’ils pourraient bientôt offrir à l’Armée Syrienne Libre. Bukra in châ’ Allah, non pas « demain, si Dieu veut », mais « en tout cas, pas aujourd’hui »… Le paradoxe est que, mis en place à Antalya, le 8 décembre 2012, pour garantir déjà que les armes que pourraient livrer les « Amis du Peuple Syrien » n’aboutiraient pas entre les « mauvaises mains » de combattants radicaux, susceptibles de les retourner pour des opérations terroristes contre leurs fournisseurs, le Haut Commandement Unifié a rapidement été discrédité par les tergiversations de ses parrains. Après avoir veillé à en écarter les combattants par trop « islamistes », ils n’ont pas tardé à trouver un nouveau prétexte, « la division de l’opposition », pour remettre aux calendes grecques ce qu’ils n’avaient guère envie de faire. Ayant contribué de la sorte à affaiblir le général Sélim Idriss, promu avec leur approbation à la tête de l’ASL, ils font à nouveau sur lui reposer leurs espoirs…
Il ne manque pas, au sein de l’ASL, d’unités offrant des garanties suffisantes, faute d’être absolues, sur la bonne utilisation de matériels sensibles. Ces matériels sont nécessaires pour permettre un rééquilibrage des forces en présence, et pour empêcher soldats et officiers ayant vendu leur honneur à la survie d’un tyran sanguinaire de se lancer à l’assaut de nouvelles populations civiles et de commettre de nouveaux massacres. Comme celui de Jdaydet Artouz al Fadl, où plusieurs centaines d’hommes, de femmes et d’enfants ont été assassinés de sang-froid la semaine dernière, égorgés ou brûlés vifs, lors de la prise de la ville par des militaires assistés de chabbiha. Malheureusement, ces unités sont négligées par ceux qui reprennent à leur compte les vaticinations de Bachar Al Assad. Assimilant comme lui tous les combattants à des « terroristes islamistes », ils en gonflent délibérément le nombre pour justifier leur parti pris. Ils devraient lire les études de chercheurs qualifiés qui, tous, comme d’ailleurs la majorité des journalistes ayant visité clandestinement les zones « libérées », affirment à la fois que les jihadistes sont présents en Syrie, mais qu’ils sont loin d’avoir l’importance numérique qu’on leur attribue et que la proportion d’étrangers dans leurs rangs reste mineure.
Ainsi, au début du mois d’avril 2013, Aaron Y. Zelin, dont les travaux et le site internet font autorité, écrivait : « Depuis le début du conflit en Syrie, au début de 2011, nous estimons qu’entre 2 000 et 5 500 combattants étrangers se sont rendus en Syrie pour se battre avec les forces de l’opposition. Sur ce nombre, la part des Européens oscille entre 135 et 590 individus, soit 7 à 11 % de tous les combattants étrangers ». Un peu plus loin, il affirmait : « En superposant le nombre des combattants étrangers tout au long du conflit (5 500 au grand maximum) au nombre des forces rebelles (60 000 au strict minimum), les étrangers représenteraient donc moins de 10 %. Mais en réalité, ils sont sans doute moins que cela ». Tout en faisant preuve de beaucoup de prudence dans leur estimation du nombre des combattants de l’ASL – une prudence telle qu’Elizabeth O’Bagy, auteur d’un travail de référence paru en mars 2013 sur The Free Syrian Army, s’abstient de citer le moindre chiffre – la plupart des chercheurs s’accordent à considérer qu’on peut le situer autour de 120 000 hommes.
Pour éviter que les armes qui pourraient être livrées à l’ASL s’égarent et parviennent à ceux auxquels elles ne sont pas destinées, les responsables de la sécurité de différents pays se sont employés depuis des mois à identifier les unités offrant le maximum de garanties. N’en déplaise à certains, il en existe. A titre d’exemple, mais à titre d’exemple uniquement, on peut mentionner ici les Brigades de l’Unité Nationale (Kata’eb al-Wahda al-Wataniya). Elles se sont constituées à l’automne 2012, à la fois en réaction aux massacres commis par le régime durant l’été précédent sur une base confessionnelle, et pour prévenir des représailles toutes aussi confessionnelles de la part de la résistance armée. Elles sont fortement hiérarchisées et structurées. Elles rassemblent des éléments militaires et civils de la plupart des ethnies et communautés du pays. Activement engagées dans la lutte pour la chute du régime et son remplacement par un Etat civil démocratique, elles n’hésitent pas à recourir à un slogan cher aux Syriens : « La religion est à Dieu et la patrie à tous ». Elles partagent deux convictions fondamentales : le peuple syrien est et doit rester uni ; l’unité du territoire syrien doit être préservée. D’ailleurs, elles s’appuient sur une formation politique, le Courant de l’Unité Nationale, dont les moyens sont évidemment différents, mais dont les objectifs sont semblables.
Les noms choisis par les différents groupes qui constituent les Brigades de l’Unité Nationale confirment ces convictions. Ils n’évoquent pas des personnalités de l’histoire de la conquête musulmane de la Syrie. Mais ils se réfèrent à de grandes figures de l’histoire politique de la Syrie contemporaine, issues de ses diverses communautés : Abdel-Rahman al-Chahbandar, Yousef al-Azmeh, Jules Jamal, Ahmed Maryoud, Mohammed Nassar, Tamer al-Awam… D’autres mettent en exergue la participation des populations des différentes régions du pays à la lutte de libération nationale en cours: Martyrs de la Révolution syrienne, Martyrs de la Liberté, Martyrs de Damas, Martyrs de Bdama, Martyrs de Salamiyé, Martyrs du Jebel Wastani, Martyrs d’al-Janoudiyeh…
Sans doute cet exemple, puisque c’est uniquement de cela qu’il s’agit ici, sera-t-il considéré comme insuffisant par ceux qui font de la sécurité un impératif plus absolu que la solidarité et l’assistance à un peuple en danger. Mais cela signifie aussi que, en ouvrant les yeux et en refusant d’adopter la rhétorique de Bachar Al Assad, qui assimile tous les révolutionnaires à des terroristes pour dissuader les Etats occidentaux d’apporter leur soutien à ceux qui contestent sa légitimité et exigent son départ, il n’est pas difficile de trouver en Syrie des hommes et des femmes dont l’engagement armé reste jusqu’à ce jour au service d’un projet politique démocratique et pluraliste. Ne pas les soutenir équivaut à laisser le champ libre au développement des groupes jihadistes, affiliés ou non à Al Qaïda, qui sont des intrus dans la Révolution et qui contribuent, avec ou sans coordination avec le régime, à prendre en tenaille les Syriens engagés dans la récupération de leur liberté et de leur dignité.