Accès aux soins : l’autre menace de mort pour des milliers de Syriens – par Patrick Vallelian

Article  •  Publié sur Souria Houria le 21 octobre 2012

Un blessé transporté à l’hôpital à Alep, le 10 octobre 2012 (TAUSEEF MUSTAFA/AFP)

Diabétiques, cardiaques ou cancéreux : les malades chroniques syriens sont en danger, avertit Tawfik Chamaa. Ce médecin genevois originaire d’Alep dénonce l’aveuglement de la communauté internationale et appelle à l’aide. Interview.

Ce sont les statistiques de la honte. Des statistiques qui circulent dans les chancelleries occidentales, les agences onusiennes et sur les bureaux de l’Otan. Des statistiques qui annoncent le massacre à venir en Syrie. Celui des cancéreux. Des diabétiques. Des cardiaques. Des femmes enceintes.

« La mort silencieuse va tuer des milliers de personnes dans l’indifférence du monde », tonne Tawfik Chamaa, médecin syrien établi à Genève depuis 33 ans et porte-parole de l’Union des organisations syriennes de secours médicaux (UOSSM), une ONG qui vient en aide aux médecins présents en Syrie en leur apportant des médicaments et du matériel de soins. « Mais rien ne bouge à cause de la peur des islamistes », dénonce ce docteur originaire d’Alep.

L’Hebdo : Vous avez eu accès à des informations alarmantes sur la mort silencieuse de milliers de civils syriens, malades, qui n’ont plus accès à des soins réguliers ou aux médicaments indispensables à leur survie. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Tawfik Chamaa : Pas sur l’origine de ces informations. Je dois protéger mes sources. Tout ce que je peux vous affirmer c’est qu’elles circulent dans les chancelleries occidentales, à l’Otan ou à l’ONU.

Ces informations tirées de statistiques étatiques syriennes, de rapports d’ONG actives sur place avant la guerre et d’un récent travail de terrain sont alarmantes. Mais tout le monde se tait. Comme s’il fallait cacher la catastrophe.

Pourquoi ?

La communauté internationale ferme les yeux sur le drame syrien en justifiant son inaction sous le prétexte qu’il y a peut-être des islamistes qui combattent. Mais que sont 500, 1 000 ou 5 000 extrémistes en comparaison des 23 millions de Syriens dont une majorité combat un régime honni ?

Les femmes et les hommes de la révolution sont des civils, qui en ont assez de Bachar el-Assad. Ce ne sont pas des islamistes. Si on entend les combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) dire « Allah Akbar » (Dieu est grand) quand ils détruisent un char, ce n’est pas parce qu’ils sont d’Al Qaeda et qu’ils réclament une guerre sainte contre l’Europe. C’est simplement dans leur culture religieuse.

Y a-t-il déjà eu des conséquences concrètes sur votre organisation ?

Un des pays occidentaux qui devait nous donner 2 millions de dollars a gelé cette aide. Même la Suisse, qui nous appuie à hauteur de 55 000 francs pour un hôpital de campagne, semble prendre ses distances.

Nous devions organiser une conférence à Genève sur la situation des femmes dans la guerre et Berne devait assurer la logistique. Mais, depuis quelque temps, je n’ai plus de nouvelles. Les Etats ont peur que nous soignions des militaires alors que notre appui va essentiellement aux civils.

Comme si la propagande du régime qui veut faire passer depuis des mois ses opposants pour des terroristes islamistes commençait à porter ses fruits. Et pourtant le temps presse, à vous entendre.

La situation sur le plan humanitaire est catastrophique. Et elle s’aggrave depuis quelques semaines, depuis que l’armée bombarde à l’aveugle les quartiers et détruit des immeubles entiers. C’est la gabegie totale, en particulier à Alep.

Les prix des denrées alimentaires ont été multipliés par dix à cause des pénuries. Le marché noir explose. Et les gens qui ne peuvent plus travailler depuis des mois ont de moins en moins d’argent. Ils se nourrissent mal. L’eau manque au point qu’ils commencent à creuser des puits, surtout à la campagne.

Les poubelles s’amoncellent partout. Les rats ou les chiens errants pullulent. Ils se nourrissent des cadavres des personnes tuées par les bombardements et que personne ne peut ou ne veut aller récupérer. C’est trop dangereux.

Comme si le régime voulait prendre la population en otage ?

Exactement. Elle n’a plus accès aux soins de base. D’une part parce qu’elle a peur de sortir de chez elle à cause des snipers, mais aussi des bombardements, des arrestations arbitraires et des exécutions sommaires aux barrages de sécurité du régime.

D’autre part, parce que le système de santé s’est arrêté. Les usines de médicaments ont fermé leurs portes. Les hôpitaux sont démunis. Les médecins manquent.

Vous affirmez qu’il s’agit là d’une mort silencieuse…

Les diabétiques, les cardiaques, les cancéreux, les dialysés vont mourir en silence. Dans leur coin. Honteusement. Ils n’ont aucune chance s’ils n’ont pas accès à des soins. C’est ça, la mort silencieuse. Celle que personne ne veut voir, mais qui va toucher des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de personnes ces prochains mois.

Et je ne vous parle même pas des dégâts que feront la grippe, le froid, la malnutrition et les maladies qui pourraient se propager à cause des rats ou des mauvaises conditions d’hygiène. Dans de nombreux quartiers, les gens n’ont plus d’eau courante pour se laver. Et les toilettes ne fonctionnent plus.

Nous allons vers une catastrophe. Comme si le régime était en train de dire : « Ah ! vous voulez que je tombe, vous voulez me détruire, eh bien vous mourrez avant. »

C’est un crime de guerre et la Syrie est devenue un énorme camp de concentration à ciel ouvert où Bachar el-Assad et les siens punissent 23 millions de personnes.

Avez-vous des estimations précises ?

Au-delà des 50 000 blessés au combat et des 30 000 morts, nous savons qu’en Syrie il y a, en temps normal, un peu plus de 60 000 morts par an des suites d’un accident ou d’une maladie. Ce nombre ne pourra qu’augmenter. Les statistiques sont claires à ce sujet. Il y a par exemple 5 000 patients qui se trouvent au stade final de l’insuffisance rénale. Et les médecins syriens diagnostiquaient, avant la guerre, 1 500 nouveaux malades. Il y a, aujourd’hui, un peu plus de 70 000 cancéreux en Syrie. On s’attend aussi à ce que le nombre de femmes mortes en couches explose.

Que pouvez-vous faire ?

Notre organisation, qui vient de débloquer un budget conséquent pour acheter des médicaments contre les maladies chroniques, les fait passer en contrebande, même si c’est très dangereux. Les bombardements et les attaques aléatoires de l’aviation rendent tout déplacement très risqué.

Actuellement, nous préparons quatre à six voitures qui partiront de Suisse pour transporter du matériel donné par des médecins et des pharmaciens helvétiques. Nous y ajouterons des habits chauds pour l’hiver.

Ces prochains mois vont être cruciaux. A la différence de l’année dernière, les Syriens n’ont plus rien. Ils manquent de mazout. De nombreuses maisons sont détruites. Les immeubles sont éventrés. Beaucoup vivent sous des tentes, chez des voisins ou dans les couloirs d’autres immeubles. Il est temps que le monde réagisse. Il faut une mobilisation générale. Nos faibles moyens ne suffiront pas à sauver 23 millions de personnes.

Qui vous aide actuellement ?

Essentiellement la diaspora syrienne alors que les ONG occidentales sont focalisées sur la médecine de guerre. Quant à l’ONU, elle s’appuie sur les structures de santé du régime pour aider la population. Une stratégie qui a ses limites. Nous pouvons compter aussi sur la France, le Qatar, qui vient d’envoyer un hôpital de campagne sur place, la Turquie, ou encore la Libye, l’Egypte et la Tunisie, trois pays qui ont connu leur révolution et qui nous appuient concrètement.

Que dites-vous au monde ?

Que le temps presse. La communauté internationale doit, en premier, empêcher que les avions s’attaquent à la population civile en imposant une « no fly zone ». Elle doit condamner Damas pour ses bombardements systématiques et comprendre que, sur le terrain, l’Etat punit les civils. C’est une arme de guerre comme les autres.

On vous sent énervé !

Enervé ? Le mot est faible. Ce que je vois me déchire le cœur. Nous revivons la même situation que lors du génocide rwandais ou des tueries en Bosnie. Tout cela parce que le monde a peur d’un conflit régional, que les sunnites s’en prennent aux minorités ou que des islamistes prennent le pouvoir. Or, c’est justement en ne faisant rien qu’elle va faire le lit des extrémistes en Syrie. Bachar tue la vie dans mon pays et tout le monde s’en moque.

TAWFIK CHAMAA
Etudiant en médecine à l’université d’Alep, Tawfik Chamaa participe en 1979 à des manifestations opprimées dans le sang par le régime. Il s’exile et finit ses études à Genève. En 2011, il crée l’association Les Démocrates syriens, puis s’engage dans l’Union des organisations syriennes de secours médicaux (UOSSM).

source : http://www.rue89.com/2012/10/21/tawfik-chamaa-la-mort-silencieuse-menace-des-milliers-de-syriens-236363

date : 21/10/2012