Alep, de guerre lasse… Récit d’une visite en Syrie – par Ammar Abd Rabbo
Avant même que d’entrer dans le pays, organiser un reportage à Alep, dans le nord, se révèle une épreuve de longue haleine, nécessitant plusieurs semaines de négociations à distance. Surtout quand le journaliste est d’origine syrienne, ce qui est mon cas et ce qui ne facilite pas la prise de contact avec les rebelles. D’abord à cause de la paranoïa ambiante. Ils se méfient en effet des journalistes syriens ou libanais, trop « perméables » selon eux aux pressions des services de renseignements du régime de Bachar al-Assad, et qui pourraient révéler des positions, des noms, et mettre en danger telle ou telle brigade. En revanche, une fois la frontière turque franchie, avec son poste de Bab Assalameh aux couleurs de la Syrie libre, la route vers Alep se révèle alors très courte : moins d’une heure de trajet.
On traverse Azaz, ville martyrisée, aux rues jonchées de tanks brûlés et à la mosquée éventrée par les bombardements. Puis on longe l’académie d’infanterie, lieu d’intenses combats entre loyalistes et insurgés, aux murs désormais couverts de fresques anti-Assad et de sourates du Coran glorifiant la lutte et les martyrs. Ensuite, c’est l’entrée dans la grande agglomération de la capitale économique (trois millions d’habitants), par un immense marché de fruits et légumes : l’irruption de la vie dans ce voyage plutôt sombre jusqu’à présent. L’endroit a une allure normale, mais les gens se pressent quand même : à deux pâtés de maison, il y a trois semaines, un missile Scud est tombé, faisant des dizaines de morts.
En ce mois de mars 2013, cela fait deux ans qu’une partie du pays s’est soulevée et neuf mois que la grande métropole du nord est entrée en rébellion. Alep était restée calme pendant toute la première année de la révolution syrienne, offrant même au régime de Bachar al-Assad ses plus belles manifestations de soutien. Mais, en juillet 2012, les quartiers populaires de la ville ont commencé à résister, lançant la « bataille d’Alep », très vite décrétée « cruciale pour le destin de la Syrie » par le raïsde Damas.
ESPOIR ET SYSTÈME D
En quelques mois, Alep a tout connu : les règlements de comptes, les lynchages et les exécutions sommaires, les charniers, les bombardements aériens, les batailles de rue, les combats de chars, les barils d’explosifs jetés depuis les hélicoptères… Rien n’aura été épargné à l’une des plus vieilles cités au monde – les historiens ont des preuves de son occupation qui remontent à 7 000 ans -, coupée en deux aujourd’hui, et qui apprend à vivre avec une guerre « lente », sans offensive spectaculaire ni grandes avancées. Depuis octobre, deux tiers de la ville sont aux mains de la rébellion et les forces en présence campent sur leurs positions. Dans la partie « libérée », c’est-à-dire débarrassée des moukhabarat, les redoutables services de sécurité de Bachar al-Assad, et de leurs méthodes, la population apprend à vivre sans eau ni électricité, mais avec espoir et système D.
Il a d’abord fallu installer d’urgence des instances « de base », ne serait-ce qu’un service d’état civil pour noter les naissances, les mariages et les décès. Un haut comité légal a donc été formé. Y siègent des magistrats indépendants et des représentants des bataillons (ou katibas) qui ont investi la ville. Il est installé dans les locaux d’un ancien hôpital. C’est aussi ici que l’on juge les affaires courantes, les vols, les disputes… Le comité lance aussi des mandats d’arrêt et a autorité pour emprisonner, voire exécuter, les personnes qu’il a condamnées. Des jeunes révolutionnaires se plaignent de certaines de ses méthodes, qu’ils comparent à celles du régime. Ils rêvent d’une police qui viendrait chercher l’accusé « à l’anglaise », me disent-ils, en respectant ses droits et en lui « parlant bien » ! Un responsable d’une brigade qui connaît ces critiques se défend : « Vous croyez vraiment que si on arrive “gentiment” chez un suspect et qu’on lui demande de nous suivre, il va le faire? Je ne compte plus les arrestations qui se passent mal. Nous sommes en temps de guerre, tout le monde est armé et tout le monde croit que la liberté signifie ne plus se soumettre à aucun ordre! »
LAMPE DE POCHE ET KALACHNIKOV
Le soir venu, Alep « libérée » devient une ville fantôme, on aperçoit quelques ombres se promener lampe de poche à la main et kalachnikov à l’épaule. Les rares commerces ouverts sont ceux qui ont investi dans des groupes électrogènes. Régulièrement, les bombardements plus ou moins lointains viennent troubler le ronronnement des moteurs de ces générateurs électriques installés sur les trottoirs. Cette ville qui a été le grand carrefour commercial de la région depuis des millénaires, aux souks légendaires qui font plusieurs dizaines de kilomètres, est désormais une ville morte, où règne une odeur d’ordures brûlées et de poudre des bombardements…
C’est par ces fameux marchés couverts, inscrits par l’Unesco au patrimoine mondial, et à travers les échoppes de parfum et d’anciennes merceries, qu’il faut passer pour accéder à la Grande Mosquée omeyyade. L’édifice date de plus de mille ans. Il abrite le tombeau du prophète Zacharie. Les combats l’ont sérieusement endommagé. Les rebelles, qui ont pris le contrôle du monument ô combien symbolique il y a quelques semaines, tentent de nettoyer les gravats et de colmater les brèches dans les grosses pierres anciennes. Mais ils restent très prudents : les soldats fidèles au régime se trouvent juste derrière le mur d’enceinte, à une vingtaine de mètres à peine. Certains soirs, les jeunes révolutionnaires parlent avec eux !
À quelques kilomètres de là, dans le quartier de Salaheddine (Saladin), le premier à avoir été libéré, je croise Guevara, une sniper dont j’avais vu des interviews ici ou là. Cette Syrienne originaire de Palestine, formée au maniement des armes, était professeure d’anglais. Elle en a eu assez de voir ses élèves se faire tuer par le régime. En ce jour anniversaire, deux ans de révolution, les jeunes de l’Armée libre, les chabab, sont galvanisés, affirmant qu’ils vont aller chanter et danser sur la ligne de front. À un officier qui leur demande de ne pas faire de provocation et leur rappelle les morts de dizaines de leurs amis dans la même rue ils répondent : « Et alors ? Que vont-ils faire ? Nous tirer dessus ? Nous tuer ? Nous n’avons pas peur ! Maintenant, ce sont eux qui ont peur de nous ! » Les jeunes iront bien manifester et danser, mais dans une rue qui n’est pas exposée aux tirs des snipers.
En ce qui me concerne, c’est la première fois que je vois une ville assiégée, en état de guerre, où les combattants veulent danser et chanter ! Parmi eux, âgé d’environ douze ans, un jeune surnommé Qashoush, en hommage à Ibrahim Qashoush, à qui les hommes de Bachar ont tranché la gorge en juillet 2011. Son crime : avoir chanté contre Assad. Chaque quartier est fier d’avoir son « Qashoush », dont le principal talent consiste à communiquer à la foule une énergie impressionnante! Apprenant que je suis de Damas, les jeunes révolutionnaires entament des chants invitant ma ville natale à imiter Alep et à se débarrasser du régime. Quand la musique se calme, je peux discuter avec eux, leur demander s’ils ont conscience que l’Occident les trouve « trop islamistes ». Ils répondent : « Et alors? Nous sommes pour le moment sous le feu d’un tyran sans pitié et vous nous dites “attention à ne pas voiler vos femmes dans la Syrie de demain”. Vous êtes sérieux ? » Beaucoup sont en effet islamistes, la majorité, et ils en ont tous le look : barbe fournie, bandeau sur la tête, parfois même le qamis, cette chemise longue qui arrive aux genoux… Mais, à part la tenue, ils n’ont rien à voir avec ce que les médias officiels syriens, ou leurs relais en Europe et dans le monde, appellent des « djihadistes ».
Je n’ai pas rencontré un seul combattant étranger pendant que j’étais avec eux. Je n’ai vu que des habitants d’Alep à Alep, des habitants d’Azaz à Azaz, etc. Des chauffeurs, menuisiers, ingénieurs, étudiants, qui ont pris les armes, rejoints par les déserteurs du camp adverse. En revanche, j’ai croisé d’autres hommes venus de l’étranger à la frontière avec la Turquie, six exactement, avec un air un peu perdu, arrivés du Kosovo pour combattre. Il y a aussi des Libyens, des Tchétchènes, des Tunisiens, mais très peu, quelques dizaines : une goutte d’eau sur l’ensemble des combattants. Les jeunes avec qui je discute sont déçus par la communauté internationale. Ils me disent : « Tu fais un reportage ? À quoi bon ? Les gens savent ce qui se passe en Syrie, non ? Depuis deux ans, tout est là, sur YouTube ou ailleurs, tout le monde sait ce qui nous arrive, et pourtant on regarde ailleurs ! Ton reportage, il ne va rien changer ! »
ISLAMISTES IRRÉSISTIBLES
C’est ce sentiment d’abandon qui fait le succès des islamistes. Ils sont en effet irrésistibles quand ils donnent une arme, un salaire (petit), aident la famille du combattant, livrent des aliments, assurent les soins… Mais cela ne signifie pas qu’ils veulent transformer la Syrie en « émirat islamique ». Dans leur vie quotidienne, beaucoup continuent de fumer (alors que c’est rigoureusement interdit par les groupes islamistes), à aller sur internet et chatter avec des filles. Ils veulent rire, travailler, continuer leur vie normalement. Ils ne font même pas toutes les prières qu’on attend d’eux !
Ce même sentiment d’abandon est aussi très palpable dans les hôpitaux de campagne, particulièrement visés par le régime, où les urgentistes travaillent sans relâche. Certains n’en reviennent pas d’être ainsi régulièrement visés par le pouvoir. Mais ils ont encore la force de rire en repensant à la phrase d’un confrère palestinien, qui leur a proposé de faire comme à Gaza : déployer un grand croissant rouge sur le toit de l’hôpital pour le signaler aux avions et éviter ainsi qu’il ne soit bombardé ! « Même les Israéliens respectent les hôpitaux ! Ils n’ont pas tué 100 000 Arabes en soixante-cinq ans de guerre ! » Dans les dispensaires, comme celui géré par l’association Sedk, on traite à la fois les abcès dentaires, les consultations gynécologiques, les vaccinations… Manquant de produits et de médicaments, privée d’eau, l’équipe fait de son mieux. Cependant, de vieilles maladies, d’un autre temps, refont surface : gale, choléra et même quelques cas de peste.
Je quitte Alep le cœur serré. Les Syriens libres avec qui j’ai passé quelques jours seront-ils toujours là quand je reviendrai une prochaine fois ? Tous ont déjà perdu un frère, un père, un fils… Mais aucun ne doute un instant de la fin de Bachar al-Assad. « Il se débat, il bouge encore, mais il est fini », disent-ils. Sur le terrain, loin des conférences et autres initiatives destinées à leur venir en aide, des discussions interminables de l’opposition, on sent que les chabab ont fait le plus difficile : en finir avec la peur. Le dénouement n’est plus qu’une affaire de temps.
source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/04/25/alep-de-guerre-lasse-recit-dune-visite-en-syrie/
date : 25/04/2013
Ammar Abd Rabbo
Journaliste et photographe
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