«Alep vivra», lettre ouverte à François Hollande sur la Syrie
Depuis cinq ans, une guerre est menée par un dictateur contre son propre peuple. Les frappes russes, l’offensive du régime, les attaques du Hezbollah et des milices irakiennes, soutenues par l’Iran, ne visent Daech que de manière très marginale. Des personnalités du monde de la culture interpellent le Président.
Monsieur le président de la République,
Nos générations ont accédé aux responsabilités sous le serment de ne plus laisser commettre dans l’impunité des crimes contre l’humanité. Pourtant, après Srebrenica 1995 ou Grozny 2000, Alep 2016 s’annonce comme un nouveau reniement. Devant les massacres en cours en Syrie et les terribles scènes qui se déroulent dans le nord du pays, nul ne pourra dire : «Nous ne savions pas.» Voici cinq ans que nous sommes les témoins de la guerre menée par un dictateur contre son propre peuple, dont les décomptes macabres dépassent les 260 000 morts, un nombre considérable de blessés et de mutilés, ainsi que des millions de réfugiés et de déplacés.
Chaque jour voit s’accumuler de nouvelles preuves des bombardements aveugles sur les habitations, les écoles et les hôpitaux, des blocus implacables, des arrestations arbitraires, des tortures de masse, de l’extermination des prisonniers et autres pratiques que le régime de Bachar al-Assad a érigées en politique d’Etat. Leur qualification de crimes contre l’humanité est si patente que Moscou et Pékin ont accepté d’y faire référence dans les résolutions 2 254 et 2 258 du Conseil de sécurité de l’ONU, votées en décembre 2015, mais aussitôt bafouées par la Russie, qui a déployé tout le cynisme de sa diplomatie pour couvrir les assassins et toute la puissance de son aviation pour écraser leurs opposants. Au supplice des populations civiles s’ajoute donc l’humiliation des institutions internationales.
Face à cet assaut de barbarie, la France proteste par votre voix, mais l’Europe est absente, l’Otan muette, et la coalition internationale contre Daech détourne le regard comme s’il s’agissait d’un problème secondaire. Après avoir torpillé les négociations de Genève en encourageant Al-Assad à refuser tout préalable d’ordre humanitaire, Moscou prétend, maintenant, avoir un plan pour imposer un cessez- le-feu, auquel le Département d’Etat américain a fait mine de croire à Munich, au risque d’être aussitôt démenti par les faits. En réalité, ce projet est assorti de conditions qui en rendent l’application hautement improbable. La Russie est en train de commettre l’irréparable, et tout porte à penser qu’il s’agit d’une énième manœuvre pour leurrer les Occidentaux le temps que ses armes tranchent le sort de la bataille. Si Vladimir Poutine veut faire croire à un désir de paix, si ténu soit-il, et faire avancer une solution politique, si fragile soit-elle, il lui suffit d’ordonner l’arrêt immédiat des bombardements et de contraindre son protégé à la retenue. Recep Erdogan, qui a pris part à l’escalade en bombardant les combattants kurdes, doit aussi faire taire ses canons.
De nombreuses villes de Syrie sont encerclées, mais le siège d’Alep promet des souffrances et des massacres qui excéderont, en ampleur, les tueries déjà déplorées à Homs ou à Deraa. S’agit-il d’un mal inévitable, de sacrifices nécessaires pour combattre le terrorisme ? Bien au contraire, la stratégie arrêtée entre Moscou, Damas et Téhéran vise, en priorité, les rebelles de l’Armée syrienne libre et leurs associés, les administrations locales qu’ils avaient pu mettre en place dans les zones sous leur contrôle et les civils qui parvenaient, tant bien que mal, à y goûter les rares fruits d’une précaire liberté. Les frappes russes, l’offensive du régime, les attaques du Hezbollah et des milices irakiennes, soutenues par l’Iran, ne visent Daech que de manière très marginale, car ceux qui les mènent ont besoin de cet épouvantail pour déguiser la dictature en recours. Elles favorisent, outrageusement, le Front al-Nusra, la filiale régionale d’Al-Qaeda, qui prend désormais l’avantage sur le terrain. Pire encore, elles assurent aux jihadistes de toutes obédiences la victoire dans les esprits, tant il leur est aisé de dénoncer la complaisance des nations démocratiques envers l’homme fort du Kremlin et le despote de Damas comme une preuve de mépris à l’égard des musulmans sunnites.
Le président Obama veut espérer que les Etats-Unis ne subiront pas sur leur sol les conséquences fâcheuses de leur stratégie de désengagement, mais, depuis le 13 Novembre, nous savons que notre pays y est exposé dans sa chair. Si notre discernement était affaibli au point de nous cantonner dans l’attentisme, notre intérêt vital ne nous commanderait pas moins d’agir. Il est clair, en effet, que les désespérés qui fuient les environs d’Alep aujourd’hui par dizaines – demain par centaines – de milliers ne se contenteront pas de grossir les rangs des réfugiés qui se pressent aux portes de l’Europe. Plutôt que périr sous les bombes ou dépérir dans les camps, beaucoup préféreront troquer l’espoir contre la haine, et retourner celle-ci vers les spectateurs passifs de leur ruine.
L’histoire a donné à la France des responsabilités particulières à l’égard de la Syrie. L’avenir commande à l’Europe de s’en soucier sans tarder davantage. Les experts qui, de tous côtés, pressent nos gouvernements de ne rien faire, au nom d’un réalisme sans mémoire ou d’une complexité sans lumière, évacuent une fois de plus le sort des populations dont les cris ne résonnent guère dans les enceintes feutrées où se négocie leur survie. Il est temps que la France entraîne ses voisins européens, ceux du moins qui se disent encore attachés à la maison commune, dans des initiatives propres à faire cesser le feu.
La saisine du Conseil de sécurité et, à travers celui-ci, de la Cour pénale internationale relève de l’urgence. L’ouverture de la frontière turque et la création d’une large zone d’exclusion aérienne partout où les civils sont en péril doivent être mises à l’ordre du jour dans les discussions avec Ankara. Il faut imposer, sans condition, la levée de tous les sièges et la liberté de circulation pour les convois humanitaires, requises dans les résolutions de l’ONU, et organiser, sans délai, des largages de vivres et de médicaments sur les quartiers affamés. Il convient, enfin, d’associer aux consultations le Haut Comité des négociations représentant l’opposition au régime, sans laquelle le peuple syrien n’aurait pas voix au chapitre. Car, qui d’autre, hormis ces hommes et ces femmes, pourrait regagner le terrain conquis par Daech et ensemencer les terres brûlées par les Al-Assad. Et, qui d’autre, que leurs enfants, saurait dans un futur proche, construire une Syrie libre et pacifique ?
Mais rien de cela ne sera possible si nous abandonnons aux meurtriers les centaines de milliers de personnes qui subsistent dans ce carrefour des cultures et des religions qu’est la grande cité du nord depuis plus de quatre mille ans. Alep vivra.
Premiers signataires : Jack Lang, ancien ministre, président de l’Institut du monde arabe, Jack Ralite, ancien ministre, Anne Alvaro, comédienne, Dominique Blanc, comédienne, Marcel Bozonnet, metteur en scène, Arnaud Desplechin, réalisateur, Maguy Marin, chorégraphe, Ariane Mnouchkine, metteure en scène, directrice du Théâtre du Soleil, Michel Piccoli, comédien, Denis Podalydès, comédien, sociétaire de la Comédie-Française, Emmanuel Wallon, professeur de sociologie politique.
PS :Le président de la République a accordé, samedi 20 février au matin, avant son départ pour le Pacifique sud, à cinq des signataires de notre lettre ouverte, un entretien au cours duquel il nous a assuré partager nos alarmes et nos analyses, et vouloir mettre en œuvre tout ce qui dépendra de la France pour que l’aide humanitaire parvienne aux populations assiégées.
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