Amel Association International : une réponse solidaire à la crise syrienne – par Dr. Kamel Mohanna & Robert M. David
- INTRODUCTION ET PRESENTATION D’AMEL ASSOCIATION INTERNATIONAL
Amel Association International (Amel) est une organisation non gouvernementale (ONG) libanaise non confessionnelle créée en 1979. Amel intervient à travers 24 centres et 6 cliniques mobiles depuis plus de 35 ans dans les régions les plus déshéritées du Liban, de Beyrouth et sa banlieue Sud en passant par le Mont Liban et les plateaux de la Bekaa (à l’Est du Liban) jusqu’au Sud du Liban, et a toujours proposé des services de qualité accessibles à tous dans les domaines médicaux, psychosociaux, de la formation professionnelle, du développement rural, de la protection de l’enfance et de la promotion des droits de l’Homme.
Les objectifs d’Amel sont les suivants :
- Promouvoir les droits sociaux, économiques, civils et culturels des populations défavorisées au Liban
- Contribuer à l’émergence d’un Etat civil fort et engagé dans le but de renforcer l’unité nationale et de promouvoir les valeurs démocratiques
- Mettre en place des actions de sensibilisation et de lobbying pour promouvoir les droits de l’homme et ainsi assurer la justice sociale
- Assister et fournir des services de qualité à chacun (services médicaux, développement rural, formations professionnelles…)
- Promouvoir l’égalité des droits et des opportunités, entre les zones urbaines et rurales, les hommes et les femmes ou encore entre les différentes catégories socio- professionnelles
En avril 2012, Amel a lancé un appel pour une réponse d’urgence à la crise syrienne. Depuis et grâce au soutien de nombreux partenaires et donateurs, Amel a pu offrir plus de 800,000 services aux populations affectées par la crise syrienne dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la protection de l’enfance, de la résilience économique et de la distribution d’items non-alimentaires.
A travers son action, Amel présente une analyse réaliste d’une situation humanitaire catastrophique (II), un état des lieux d’une réponse internationale néo-colonialiste (III) et une vision d’un futur où tous les acteurs travailleront de concert, pour que tous puissent vivre dignement et sans discrimination (IV).
- LA CRISE SYRIENNE AU LIBAN : UNE SITUATION CATASTROPHIQUE ET DRAMATIQUE
Tout d’abord, il est essentiel, avant d’entrer dans le vif du sujet de la crise syrienne, de situer le Liban et son contexte. En effet et depuis plus de 40 ans, ce pays vit dans une situation d’urgence et d’instabilité. Sa population (plus de 4 millions d’habitants) vit une situation inhumaine, entre invasions et occupations, marquée par de fortes tensions internes. La corruption généralisée (que les Libanais appellent d’ailleurs « savoir-faire ») et les structures étatiques défaillantes finissent de compléter le portrait d’une société pour laquelle un avenir meilleur ne peut être que le seul salut. En ce sens, la jeunesse, et plus particulièrement les femmes, s’engagent nombreux et nombreuses dans une action citoyenne, contre la violence conjugale, pour le mariage civil et ce, utilisant les médias sociaux. Ils et elles rejoignent ainsi la pensée positive et l’optimisme permanent qui font partie intégrante de la vision d’Amel.
C’est dans ce cadre incertain que la crise syrienne frappe le Liban de plein fouet depuis 4 ans. En la matière, les chiffres sont éloquents :
- 1,183,327 réfugiés syriens enregistrés auprès du HCR[1]et, selon les estimations de certaines ONGs et instances gouvernementales libanaises, plus de 2,000,000 réfugiés syriens présents sur le territoire libanais ainsi que plus 53,000 réfugiés palestiniens de Syrie (s’ajoutant aux 400,000 Palestiniens d’ores et déjà présents au Liban), selon l’UNRWA[2].
- Selon ces données démographiques, de 25% à 50%de la population vivant au Liban est donc réfugiée, la population libanaise étant estimée à un peu plus de 4,000,000 d’habitants. Ainsi et à l’échelle de la France, cela signifierait 20,000,000 de réfugiés : une éventualité sans aucun doute insoutenable pour un pays ayant expulsé les quelques milliers de Roms vivant sur son territoire.
- Un manque criant de solidarité des « pays du Nord » : La France, par exemple, n’a accueilli que 500 réfugiéssyriens sur son territoire alors que, tel que le mentionne Javier Solana, ancien Secrétaire Général de l’OTAN et Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union Européenne, l’Europe doit se rappeler de son histoire jalonnée par l’accueil de nombreux déplacés et réfugiés[3].
- Une génération perdue avec uniquement 100,000 réfugiés syriens scolarisés sur 400,000 enfantsen âge d’être scolarisés selon les données de l’UNICEF et du Ministère de l’éducation libanais.
Bien plus qu’une énumération sans âme, ces statistiques sont un rappel quotidien qu’une telle situation ne peut continuer plus longtemps.
Pourtant, le peuple libanais a fait preuve d’une générosité qu’il est essentielle de souligner. En effet, à la différence de la Jordanie ou de la Turquie qui ont érigé d’immenses camps de réfugiés, le Liban a intégré ces populations vulnérables. Toutefois, leurs conditions de vie ne sont pas pour autant idéales : logements insalubres, propagation de maladies et autres sont le lot de l’existence de ces réfugiés.
Les impacts de la crise syrienne sont donc conséquents et touchent tous les domaines : hausse du taux de chômage, système de santé dépassé par un afflux de bénéficiaires, etc.
La protection des réfugiés syriens est aussi source de préoccupation alors que le Liban a, depuis janvier 2015, fortement restreint l’entrée sur son territoire pour les réfugiés avec une nouvelle politique reliée à l’obtention des visas[4]. De plus, le Liban a récemment demandé au HCR de suspendre l’enregistrement des réfugiés bien que ces derniers soient toujours considérés comme personnes vulnérables par les différentes agences et ONGs répondant à leurs besoins immédiats.
Par ailleurs, la menace sécuritaire pèse aussi sur le pays et particulièrement sur les zones frontalières avec la Syrie où Daech (« Etat » islamique) est omniprésent alors qu’en Irak et en Syrie, la progression de ce groupe fait craindre le « pire ».
Ces différents éléments pèsent sur la société libanaise et, de plus en plus, la cohésion sociale entre les Libanais et les réfugiés syriens est mise à mal.
A ce titre, une réponse d’urgence et de stabilisation, coordonnée entre tous les acteurs humanitaires et de développement, s’avère impérative. Toutefois, et dans le cadre actuel, ces différents partenariats posent différents problèmes qu’il convient d’exposer.
III. REPONSE A LA CRISE SYRIENNE : LES DERIVES DU NEO-COLONIALISME
Depuis plus de 4 ans, ONGs, agences des Nations Unies, volontaires et composantes de l’Etat libanais s’affairent à tenter de panser les plaies ouvertes de la crise syrienne au Liban. Il est bien entendu que cette action humanitaire n’est qu’une goutte d’eau par rapport aux chiffres cités précédemment et qu’elle ne peut en aucun cas se substituer à une solution politique au conflit armé syrien.
Malgré des moyens qui ne seront jamais à même de répondre à tous les besoins, il n’en demeure pas moins que les interventions actuelles ont un impact certain.
Ainsi, plusieurs des objectifs du “Lebanon Crisis Response Plan (LCRP)[5]”, pour 2015, sont en cours de progression en matière de santé, d’éducation et de protection notamment. Cependant, les financements ne sont pas au rendez-vous : 19% des 1,97 milliards de dollars requis, selon le LCRP, ont été sécurisés jusqu’à maintenant[6]. Aussi, une « fatigue des donateurs » est actuellement constatée avec une baisse considérable des financements.
Dans ce contexte, le « business as usual » du système humanitaire international ne peut plus continuer et l’efficacité doit primer sur la visibilité.
Alors que certains acteurs humanitaires[7] estiment que, sur le plan international, seulement 0.2% des financements seraient directement destinés aux ONGs locales et 20% obtenus à travers des partenaires, leur rôle est pourtant primordial. Connaissance des communautés locales, approche participative : les atouts des ONGs locales ne sont plus à démontrer.
Cependant et trop souvent, les ONGs internationales et agences des Nations Unies considèrent être les tuteurs des ONGs locales et non pas leurs partenaires. Les exemples en la matière sont malheureusement trop nombreux : élaboration de projets et de budgets sans consultation par l’agence internationale de « son » partenaire local, cessation (sans planification ni préavis) des financements octroyés, débauchage des employés des ONGs locales par les acteurs internationaux, duplication des activités dans des zones où les besoins sont déjà couverts par les ONGs locales, frais administratifs exorbitants des acteurs internationaux facturés aux bailleurs alors même que les ONGs locales se voient fortement restreindre voire supprimer le financement de leurs coûts de fonctionnement, etc.
Ainsi, l’ampleur inédite de la crise syrienne a mis en lumière les défauts structurels dont souffre le domaine de l’humanitaire depuis quelques années. Porté par la mondialisation de l’économie de marché, l’affaiblissement de l’Etat et l’industrialisation de l’aide humanitaire, le secteur s’est laissé empoisonner par les dérives de la sur-médiatisation, de l’excès de professionnalisme technique et glisse vers le ”charity business” et les ”Business Oriented NGOs ” (BONGO).
Une nouvelle colonisation est ainsi opérée par ces acteurs internationaux de l’humanitaire. Ils prétendent amener une programmation civilisatrice aux ONGs du Sud alors même que ces dernières ont déjà la connaissance du terrain leur permettant de mener des actions efficaces et durables.
Si Amel et de nombreuses ONGs sont confrontées à ces réalités, il ne faut pas oublier que certains partenariats s’opèrent à contre-courant des réalités décrites précédemment. Ainsi, Amel peut compter sur le soutien de partenaires dans un cadre respectueux et pérenne : Medico, Médecins du Monde et Oxfam font partie de ces ONGs qui supportent le travail d’Amel tout en lui donnant la possibilité de renforcer ses capacités et d’améliorer ses interventions ciblant les populations les plus marginalisées.
Alors que les écarts entre le Nord et le Sud sont grandissants[8], il est donc nécessaire que les ONGs locales et internationales travaillent en partenariat afin que la réponse d’urgence et de stabilisation à la crise syrienne permette à toutes les populations affectées par ce drame de vivre dans la dignité.
- RECOMMENDATIONS
En conclusion, les défis sont nombreux mais, portée par sa conviction qu’une réponse solidaire à la crise syrienne est impérative, Amel Association International se pose en catalyseur, proposant différentes mesures pour une action plus juste et plus humaine.
Nous nous devons donc d’envisager de nouvelles perspectives et c’est en ce sens que les recommandations ci-dessous doivent être considérées, en lien avec la crise syrienne, l’action humanitaire et la solidarité internationale :
1) Supporter le Liban et son gouvernement : Il faut aider le Liban qui aide la Syrie. Les aides apportées en réponse à la crise syrienne doivent bien sûr financer des actions humanitaires en Syrie mais aussi être reliées à ses pays voisins, accueillant un nombre significatif de réfugiés. En ce sens, le gouvernement du Liban doit être directement soutenu financièrement par les donateurs et les agences des Nations Unies. De plus, le gouvernement libanais doit établir lui-même, de concert avec la société civile libanaise, un plan de réponse à la crise syrienne auquel les acteurs internationaux serait associé.
2) Préparer le retour des réfugiés syriens: Bien qu’une sortie de crise ne soit pas à l’ordre du jour actuellement en Syrie, il est des plus pertinent, dès maintenant, de mettre en place un fonds de « rapatriation » qui permettrait aux réfugiés syriens de reconstruire leur pays, le temps venu, lorsque leur protection, dans des « zones sûres », pourra être assurée.
3) Favoriser l’accueil des réfugiés syriens dans des pays tiers : Les Etats membres des Nations Unies doivent accepter d’accueillir des réfugiés syriens afin d’atténuer les impacts sur les pays avoisinant la Syrie. Au moins 10 à 20% des réfugiés devraient ainsi bénéficier de tels programmes qui constitueraient aussi un moyen efficace de lutter contre les nouveaux « boat people » méditerranéens.
4) Adopter une approche durable renforçant le lien entre humanitaire et développement : Les réfugiés syriens, selon les estimations de plusieurs ONGs et autres acteurs internationaux, resteront au Liban pour les 5 prochaines années. Il faut donc planifier les interventions sur le long terme en ne se centrant pas uniquement sur les interventions d’urgence mais aussi sur celles de développement, ayant un impact structurel. Si l’éducation et la santé sont primordiales, les projets générant des revenus pour les populations affectées permettront de renforcer leur résilience et leur dignité.
5) Localiser la réponse d’urgence et de stabilisation : Les acteurs clé de la réponse à la crise syrienne au Liban sont les ONGs locales. Elles doivent être considérées par les Etats, les bailleurs, les ONGs internationales et les agences des Nations Unies comme telles et ce, notamment en termes de financements et de partenariats. Les ONGs locales ont en effet une action pérenne et elle seule pourra assurer la stabilité du Liban dans la période post-crise.
6) Financer des interventions basées sur l’efficacité et non pas la visibilité : Les financements doivent être dirigés en tout premier lieu aux bénéficiaires. Les coûts de visibilité, d’administration et de personnel doivent être réduits au minimum, notamment en prenant en considération les échelles salariales et standards locaux.
7) Donner la priorité aux projets impliquant les jeunes : Il n’y a que très peu de projets qui s’intéressent aux impacts de la crise syrienne sur les jeunes, particulièrement ceux qui ne sont pas ou plus scolarisés. Pourtant ce sont les premières victimes de la radicalisation dont les impacts se font sentir dans notre pays, au sein de notre région mais aussi et de plus en plus dans d’autres pays. Offrir à ces jeunes des perspectives d’avenir, de projets, de renforcement des capacités, leur donnera les outils pour contribuer à la reconstruction de leur pays et non pas à sombrer dans le fanatisme.
8) Recentrer la réponse à la crise syrienne sur une action non-confessionnelle et un partenariat respectueux entre le Nord et le Sud : Plusieurs ONGs sont actives actuellement au Liban dans la réponse d’urgence à la crise syrienne. Toutefois, elles sont très peu nombreuses à être non-confessionnelles et indépendantes de tout parti politique. Afin de s’assurer que nos actions ciblent réellement tous les bénéficiaires, sans discrimination, les ONGs non-confessionnelles et indépendantes doivent être mises en valeur, en termes de financements directs et de partenariats respectueux entre le Nord et le Sud.
9) Répondre de façon juste et équitable au conflit israélo-palestinien : Le respect des droits du peuple palestinien, et notamment la fin du blocus inacceptable actuellement en place, est le seul garant de la stabilité dans notre région. Ignorer cette nécessité ne pourra que perpétuer le cycle perpétuel des conflits qui meurtrissent notre région.
10) Poursuivre et intensifier le plaidoyer et les actions pour une solution politique à la crise syrienne : Le nombre de morts, de blessés et de réfugiés est d’ores et déjà catastrophique mais une poursuite du conflit ne pourra que le faire augmenter dramatiquement. Aussi et en parallèle de l’aide humanitaire, tous les efforts doivent être entrepris pour que les hostilités cessent durablement et que la paix revienne en Syrie.
[1]http://data.unhcr.org/syrianrefugees/country.php?id=122
[2] http://www.unrwa.org/prs-lebanon
[3]http://www.dailystar.com.lb/Opinion/Commentary/2015/Jun-03/300319-europe-gains-by-being-more-like-lebanon-on-refugees.ashx
[4] http://www.general-security.gov.lb
[5] http://data.unhcr.org/lebanon/
[6]http://data.unhcr.org/syrianrefugees/country.php?id=122
[7] Global Forum ALNAP, New York, Juin 2015
[8] Dans le plus récent rapport du PNUD sur le développement humain, on note que : « Notre monde ne peut pas continuer à vivre avec un quart de riche et trois quarts de pauvres, et une moitié démocratique alors que sa deuxième moitié est dotée d’un régime autoritaire, et avec une superficie de développement humain entourée par un large désert de privation.
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source :
Cours « Les conflits depuis le 11 septembre 2001 »
Professeur Robert M. David
Université d’Ottawa
Jeudi 11 juin 2015
http://www.amelassociation.org
Dr Kamel Mohanna,
Président, Amel Association International
Coordinateur Général, Collectif des ONGs au Liban