« Amis du Monde Diplomatique » et « Amis du Peuple syrien » – par Ignace Leverrier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 27 janvier 2013

Les Amis du Monde Diplomatique organisent, mercredi 30 janvier 2013, à la Maison des Associations de Nice, une « grande conférence sur la situation en Syrie ». Deux exposés seront présentés : l’un par Mme Ayssar Midani, l’autre par M. Claude Beaulieu.

Photo de la page annonce de la « grande conférence sur la situation en Syrie »

La photo qui agrémente l’annonce de cette manifestation, sur le site d’Euro-Synergies, « forum des résistants européens », et le choix du drapeau brandi en disent déjà beaucoup. Ils montrent à quelle partie, ou plus exactement à quelle frange de la population syrienne les organisateurs entendent donner la parole. Elle suggère que la « résistance » qu’ils appuient est d’abord celle des privilégiés, des profiteurs et des nantis, qui préfèrent le maintien en place d’un système figé, autoritaire, prédateur et criminel, dont ils n’ont tiré parti qu’en faisant acte de sujétion et en acceptant toutes les compromissions. Elle n’est pas la « résistance » des millions de Syriens qui luttent depuis près de deux ans, au péril de leur vie, pour arracher à un régime édifié sur des bases idéologiques avant d’être transformé en une entreprise familiale, le respect, la dignité et la liberté auxquels tous les hommes ont droit. Si cette photo reçoit l’approbation des « Amis du Monde Diplomatique », les « Amis du Peuple syrien » lui préfèrent celle-là.

« Le peuple syrien ne se laisse pas humilier »

Le profil des deux orateurs ne manque pas d’intérêt.

M. Claude Beaulieu, « militant de sensibilité communiste, est le président du « Comité Valmy« . Ce dernier, organisation pluraliste s’inspirant de la Résistance, a été crée dans une dynamique qui prend ses racines dans le combat contre la ratification du traité de Maastricht. Claude Beaulieu est un connaisseur des problèmes du Moyen-Orient. Il a été un des premiers à se rendre en Syrie en novembre 2011. Avec Ayssar Midani, il est l’un des fondateurs de la Coordination pour la souveraineté de la Syrie et contre l’ingérence étrangère constituée début janvier 2013« . Autrement dit, pour entrer en Syrie et en rapporter des informations dignes de foi, introuvables ailleurs, ce communiste connaisseur des problèmes du Moyen-Orient n’a pas trouvé mieux que de profiter d’un séjour « organisé à l’initiative du Centre catholique, des Chrétiens de la Méditerranée, et tout particulièrement grâce au dynamisme de Mère Agnès-Mariam de la Croix, Higoumène du Monastère Saint Jacques l’Intercis à Qâra, en Syrie« . C’est tout dire…

Mme Ayssar Midani, « franco-syrienne, va très souvent dans ce pays et elle connait très bien la situation. Elle est de formation scientifique, présidente d’une association de scientifiques syriens expatriés, Nosstia, présidente d’une association culturelle euro-syrienne, Afamia, et membre de plusieurs associations de défense de la Palestine. Elle vit et travaille en France comme directeur de projets de systèmes d’information, de réorganisation et conduite du changement. Elle va régulièrement en Syrie, 3 à 4 fois par an, et y organise formations, congrès et workshop scientifiques et techniques. Elle vient d’y passer 4 mois en 2012″. Cela appelle quelques précisions.

Logo de NOSSTIA

NOSSTIA, « Network of Syrian Scientists Technologists and Innovators Abroad« , a été créé au début des années 2000, pour mettre en réseau les scientifiques et les techniciens syriens expatriés ou exilés. Ils souhaitaient faire bénéficier leur pays de leurs compétences et de leur créativité. Ils voulaient apporter leur contribution à son développement et aux réformes administratives et économiques, que Bachar Al Assad, installé à la tête de l’Etat syrien en juillet 2000, affirmait vouloir engager. A peu de choses près, son apparition a coïncidé avec la création, en Syrie, d’un ministère des Emigrés, dont la première titulaire a été Mme Bouthayna Chaaban, une femme de confiance dont la carrière ne s’est pas arrêtée là. Sa première mission était de convaincre les Syriens ayant fait fortune à l’étranger d’investir dans leur pays une partie au moins de leurs avoirs. On ne s’attardera pas ici sur ce sujet, mais on signalera quand même, en passant, qu’un grand nombre de ceux qui ont répondu à cette invitation et fait confiance aux promesses que leur avait faites le chef de l’Etat en personne n’ont pas tardé à s’en mordre les doigts… Pour en revenir à NOSSTIA, après quelques années consacrées à la mise en relation de ses adhérents entre eux et avec leurs collègues en Syrie, grâce à des séminaires et des conférences, le réseau a entamé une nouvelle phase de ses activités en se lançant, au milieu de la dernière décennie, dans la réalisation de projets concrets.

Le régime syrien étant ce qu’il est et la sécurité étant une obsession constante à la tête de l’Etat, NOSSTIA a, depuis le premier moment, travaillé en étroite collaboration avec le pouvoir en place. Il a dû se plier aux conditions d’entrée ou de retour dans le pays imposées à certains de ses membres, qui avaient eu par le passé des activités politiques. Quelques-uns, pour avoir pris les choses à la légère et imaginé que leur engagement dans le réseau serait considéré comme un acte de repentance et qu’il leur assurerait l’impunité, se sont temporairement retrouvés derrière les barreaux. Le réseau n’a donc pu fonctionner qu’en renonçant à toute activité ou intervention dans le champ politique.

C’est dire qu’il mettait les compétences et la générosité désintéressée de ses membres au service d’un projet qui était décidé ailleurs, et que les services qu’il proposait au pouvoir en place n’étaient autorisés que dans la mesure où ils servaient la stratégie de ce pouvoir. Celui-ci voyait dans le développement des procédures et des infrastructures, en particulier dans le domaine des télécommunications où le quasi-monopole de Rami Makhlouf dissimulait la présence de son cousin Bachar Al Assad, l’opportunité à la fois de légitimer sa présence à la tête de l’Etat et de profiter, avant le peuple, des dividendes du progrès. De facto, qu’il le veuille ou non, en se pliant aux conditions qui lui étaient imposées et en renonçant à conditionner ses apports scientifiques et techniques à un simple début d’ouverture politique, NOSSTIA a contribué, au cours des 10 années écoulées, à renforcer le système en place et à accroître la fortune des détenteurs de l’autorité. Certes, le niveau de vie a globalement progressé en Syrie, au cours des années écoulées. Mais le fossé social s’est creusé entre une « élite » économique, dont la soumission au pouvoir politique et au contrôle sécuritaire assurait seule le succès, et la masse de la population, affectée par un chômage croissant, éprouvée par des hausses de prix régulières et insécurisée par la disparition progressive de l’Etat providence. Fin 2010, on estimait que, en Syrie, 5 % de la population détenait 90 % de la richesse nationale…

On peut donc s’étonner de voir poussée sur le devant de la scène, pour intervenir sur une question qui était politique au départ, et qui n’est devenue sécuritaire que par la volonté du régime en place, la représentante d’une organisation qui n’a jamais produit, en appui à ses propositions dans les domaines techniques, la moindre préconisation de réforme politique. D’autant que les relations de NOSSTIA avec certaines hautes personnalités syriennes montrent une collaboration, si ce n’est une imbrication du réseau avec plusieurs structures étatiques. Elles vont de l’enseignement supérieur (le Dr Wa’el Moalla, doyen de l’Université de Damas) à l’économie (le Dr Rateb Challah, président de la Chambre de Commerce de Damas et de l’Union des Chambres de Commerce syriennes), en passant par la défense (le Dr Amr Al Armanazi, directeur général du Centre d’Etudes et de Recherches scientifiques, au sein duquel le régime syrien développe depuis des années des armes non conventionnelles et les vecteurs nécessaires à leur utilisation).

En tant que citoyenne syrienne, Mme Midani a tout à fait le droit de s’exprimer sur son pays. Elle ne s’en prive d’ailleurs pas. Mais il est regrettable qu’elle le fasse en reprenant à son compte la propagande du régime et que, en mettant en avant le principe de « souveraineté », elle réduise son rôle à celui de « bouq » (trompette), comme on dit en Syrie de ceux qui reprennent à grand bruit sans réfléchir les discours de leurs supérieurs.

Elle se conduit ainsi lorsqu’elle ne veut pas reconnaître que la contestation populaire du système en place a débuté en Syrie de manière pacifique – ce que même Bachar Al Assad, dont la perspicacité n’est pas la première qualité, a fini par concéder… – et qu’elle n’a pris une tournure militaire que plusieurs mois plus tard, lorsque ses concitoyens ont considéré qu’ils ne pouvaient plus laisser les forces de l’ordre tirer aveuglément sur les manifestants et tuer délibérément leurs parents et leurs voisins. Au lieu de cela, oubliant ce que disent tous les Arabes dans de pareilles circonstances – al-aïn bi-l-aïn wa-l-sinn bi-l-sinn wal-bâdî azlam – elle s’échine à renvoyer dos-à-dos les deux belligérants.

Elle se comporte ainsi lorsqu’elle refuse d’admettre ou ignore à dessein que les interventions étrangères ont débuté en Syrie bien avant que le Qatar et l’Arabie saoudite se résignent à rompre leurs relations avec Bachar Al Assad. Ils ne sont ni l’un, ni l’autre, comme elle aime à le rappeler, des modèles de démocratie. Mais, d’une part, cela ne confère pas plus de vertus au système syrien, sur la nature duquel Mme Midani évite pudiquement de se prononcer aussi longtemps qu’elle le peut. Et, d’autre part, ce gros déficit de démocratie n’avait jusqu’alors suscité aucun commentaire de sa part. Ni lorsque Doha, usant des « moyens » à sa disposition, avait favorisé le retour de Bachar Al Assad sur la scène internationale, via une visite à Paris et une apparition sur l’estrade du 14 juillet 2008. Ni lorsque Riyad avait pardonné les insultes proférées contre le roi Abdallah, traité de « demi homme » – d’eunuque – par le grand « résistant » Bachar Al Assad, pour avoir osé critiquer l’aventurisme du Hizbollah libanais à l’été 2006. Or, si elle prêtait l’oreille à ce que disent ses concitoyens, elle saurait que ceux-ci sont depuis longtemps et en majorité excédés par un autre interventionnisme, qui n’est pas dans l’intérêt de leur pays mais du régime qui les oppresse. Alors que, ni le Qatar, ni l’Arabie saoudite ne suscitaient encore de la part de Mme Midani le moindre reproche, ils se plaignaient déjà, eux, de l’Iran, qui bénéficie, depuis l’accession au pouvoir de Bachar Al Assad, de toutes les facilités pour imposer sa présence en Syrie dans les secteurs économique, culturel, universitaire, social, religieux, militaire, sécuritaire… et politique.

Pour donner du poids à l’avance à son témoignage, les « Amis du Monde Diplomatique » signalent que Mme Midani se rend régulièrement en Syrie et que, durant la seule année 2012, elle y a passé 4 mois ! Cela atteste au moins d’une chose : sa présence ne dérange guère les autorités syriennes. Il y a dans le monde des dizaines de milliers de Syriens, qui, nés à l’étranger, n’ont jamais obtenu le droit de rentrer dans leurs pays, pour la simple et unique raison que leur père ou un autre de leurs proches avaient eu jadis une activité politique « hostile » au pouvoir en place. Or, de leurs compétences, Bachar Al Assad n’a rien à faire. Ce qui prime en effet, en Syrie, et ce depuis de longues décennies, ce ne sont pas les compétences mais l’allégeance.

Mme Midani a le droit de dire ce qu’elle veut. Mais, sachant à l’avance ce qu’elle va dire, personne n’est obligé de répondre à l’invitation des « Amis du Monde Diplomatique ». Lors de leur rassemblement hebdomadaire de ce samedi sur la place du Chatelet, les Syriens de Paris se demandaient si, lorsqu’ils donnent leur patronage à une telle manifestation, les « Amis du Monde Diplomatique » se considèrent aussi comme des « Amis du Peuple syrien »…

source : http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/01/26/amis-du-monde-diplomatique-et-amis-du-peuple-syrien/

date : 26/01/2013