Assad reçoit Paris Match: comment en sommes-nous arrivés là ? par Marie Peltier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 10 décembre 2014

Indignée par l’interview « exclusive » du dictateur syrien publiée dans Paris Match, la chercheuse et militante Marie Peltier publie une lettre ouverte au magazine. « Assad tue en toute liberté, en toute impunité, parce que nous continuons à lui donner la parole, parce que nous avons démissionné », dénonce-t-elle.

Dans son numéro de cette semaine, Paris Match annonce fièrement en « exclusivité mondiale » un entretien avec Bachar el-Assad, accompagnée d’une vidéo des « coulisses de l’entretien » et d’un lien vers la page Facebook de la présidence syrienne. Ce qui ressemble à s’y méprendre à une opération de communication parfaitement rôdée. Ainsi, un criminel de guerre, responsable direct et indirect de la mort de 200 000 de ses concitoyens, est affiché en « guest-star » dans un media français, au même moment où il bombarde massivement, et impunément, une population civile sans défense. Et il n’y aura sans doute pas grand monde pour s’en indigner.

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Parce que rassurez-vous, chère rédaction de Paris Match, votre démarche ne paraîtra pas incongrue aux yeux de la plupart de vos lecteurs. Dans une époque où la « liberté d’expression » – la nôtre évidemment – est devenue un dogme inquestionnable, beaucoup réagiront en disant qu’il faut « écouter toutes les parties », qu’il ne faut pas « être binaire », qu’après tout, lui aussi à droit à la parole. Les mêmes qui fustigent la plupart du temps « l’unilatéralisme » des media, applaudiront ou consentiront au fait d’entendre celui qui a aussi « le droit de se défendre ».

Mais seulement, voilà. Nous sommes fin 2014. La guerre syrienne dure depuis 3 ans et demi. Et là où certains doutes étaient encore permis en 2011, il n’y a aujourd’hui, sauf à entrer dans une logique de négationnisme et de déni, plus matière à remettre en doute l’étendue des crimes du régime baathiste. L’arrestation, l’emprisonnement, la torture (parfois jusqu’à la mort) des militants pacifistes syriens ont été systématiques, documentés, dénoncés sans relâche par les ONG de défense des droits humains (voir notamment les nombreux rapports de Human Rights Watch et de Amnesty International). Les bombardements aux barils de TNT visant les immeubles d’habitation sont désormais quotidiens – des dizaines de civils ont encore perdu la vie la semaine dernière à Raqqa, dans le Nord du pays. L’utilisation d’armes chimiques – prétendue  » ligne rouge  » de la communauté internationale – a été régulière, jusqu’à aujourd’hui. Le viol comme arme de guerre a fait l’objet de nombreux témoignages et reportages de terrain. Les réfugiés se comptent par millions.

Comment donc en sommes-nous arrivés là ? Comment pouvez-vous « tranquillement » annoncer un entretien « exclusif » avec un criminel de guerre, comme on proposerait les dernières révélations sur l’affaire Nabilla ou le dernier scoop sur les relations douteuses de Sarkozy ? Comment cela peut-il se produire « normalement », sans faire (trop) scandale ?

« Un régime tortionnaire a réussi à nous convaincre que la victime, c’était lui »

Parce que la narration mise en place par le régime Assad et véhiculée, nourrie par ses nombreux soutiens à travers le monde a remporté la bataille médiatique. Parce qu’aujourd’hui, celui qui mène la danse, qui désigne les cibles à combattre, c’est lui, le tyran de Damas.

Cette propagande, qui aujourd’hui est partagée autant par l’extrême droite que par une partie de la gauche radicale, en passant par une large partie de l’opinion publique « mainstream », s’est construite – avec notre large contribution – sur un objet narratif central : nier la dynamique populaire syrienne, effacer des préoccupations les aspirations de la société civile syrienne qui se sont levées en mars 2011, son combat pour la liberté et la dignité après 40 ans d’autoritarisme et de terreur. Substituer cette dynamique à la désignation d’ennemis qui font « sens » dans nos contrées : l’Islam radical pour les uns, l’empire américano-sioniste pour les autres. Et cela a permis de ratisser large. L’essoufflement des printemps arabes, puis la montée en puissance du groupe terroriste Daech ont semblé donner raison à l’entreprise. La boucle était bouclée.

« Assad tue en toute liberté. En toute impunité »

Il n’est plus question aujourd’hui de respect des droits humains, de lutte pour faire tomber la tyrannie, de soutien aux revendications démocratiques. Un régime tortionnaire a réussi à nous convaincre que la victime, c’était lui. Que le soutenir, c’était aussi nous sauver. Des barbares. Et de l’Empire. Les Syriens, au milieu, ont été assassinés.

Chère rédaction de Paris Match, je ne sais pas quelles ont été vos motivations exactes à la publication de cet entretien. Je peux juste vous dire une chose: chaque nuit, des enfants syriens gisent sous les décombres. Chaque nuit, des hélicoptères larguent du ciel des tonneaux d’explosifs qui ne tuent guère d’islamistes et qui ne gênent guère les américains – ni personne d’autre d’ailleurs. Assad tue en toute liberté. En toute impunité. Parce que nous avons choisi de continuer à lui donner la parole, parce que nous avons démissionné. Nous avons refusé la solidarité au peuple syrien, nous avons refusé que nos valeurs sacro-saintes de liberté s’appliquent aussi à eux. Nous avons cru en nos peurs, à nos fantômes. Et que dire encore quand, telle une prophétie auto-réalisatrice, les évènements récents semblent même nous donner raison ?

Que peut-être l’histoire, elle, ne nous oubliera pas.


source : http://www.lexpress.fr/actualite/assad-recoit-paris-match-comment-en-sommes-nous-arrives-la_1628817.html#ZXiW7cW3hsV0MVpo.99

date : 04/12/2014