Attentats : « Les réfugiés syriens en Allemagne ne parlent que de ça » – entretien avec Monis Bukhari – par Jacques Pezet

Article  •  Publié sur Souria Houria le 23 novembre 2015

A Berlin, Monis Bukhari modère le groupe Facebook des Syriens en Allemagne, qui compte près de 100 000 membres. Depuis ce week-end, la communauté n’échange que sur un sujet : les attentats parisiens.

Comme toute communauté expatriée digne de ce nom, les Syriens ont leurs groupes Facebook en Allemagne. Le plus important, البيت السوري (en français, La Maison syrienne en Allemagne) compte plus de 99 000 membres mais n’est géré que par un seul homme : Monis Bukhari, 37 ans, un activiste syrien arrivé à Berlin en 2013 et officiellement réfugié depuis août 2015.

Nous nous sommes donné rendez-vous à l’Ost-West Café, dans le quartier central de Mitte, pour parler de cette gigantesque communauté virtuelle, de son parcours personnel et de son engagement pour aider ses compatriotes à s’intégrer en Allemagne.

Condamné à mort pour espionnage

Avant de quitter la Syrie en juillet 2011, Monis Bukharis vivait à Damas, où il travaillait en tant que journaliste freelance pour de nombreux journaux étrangers, dont le Los Angeles Times. Refusant de publier la propagande du régime Assad, il s’obstine à transmettre les informations telles qu’elles sont réellement à ses employeurs. Il raconte :

« Le gouvernement me détestait à cause de ça, parce que je ne faisais pas ce qu’ils voulaient. Ils m’ont accusé d’espionnage et m’ont condamné à mort par contumace. J’étais au Liban ce jour-là. »

Le jugement est à ses yeux un moyen pour le pouvoir de s’assurer qu’il ne revienne jamais en Syrie. Monis va donc commencer par vivre au Liban puis rejoindre la Jordanie par avion, où il réside pendant deux ans. Là, il lance la Syrian Charter Organisation, une asso d’aide aux journalistes et activistes qui leur apprend à ne pas se faire repérer par le gouvernement. L’ONG comptait « une centaine de membres et un millier de volontaires », dit Monis.

« Nous utilisions beaucoup les réseaux sociaux parce que c’était très difficile de se rencontrer. Nos membres se trouvaient un peu partout en Syrie, en Jordanie, en Turquie ou au Liban. On communiquait par tchat sur Facebook ou en s’appelant sur Skype, on s’échangeait des documents par Dropbox. On ne faisait pas confiance aux e-mails parce qu’on ne peut pas faire confiance aux fournisseurs de ces pays, du coup on utilisait des serveurs VPN. »

Monis Bukhari, à Berlin

Monis Bukhari, à Berlin – Jacques Pezet/Rue89

La Syrian Charter Organisation met également en place la webradio Baladna (Notre Pays, en français) pour « faire entendre les différentes voix de la Syrie ». Son rôle dans la création de cette radio lui vaut d’être repéré par le MiCT, une ONG allemande qui met en œuvre des projets de développement de médias dans les régions en crise. En septembre 2013, il répond à l’invitation de l’Office fédéral allemand pour l’immigration et les réfugiés et obtient un visa de six mois pour travailler avec le MiCT à Berlin. A la fin du contrat, comme prévu, Monis rentre en Jordanie, où il découvre qu’il est persona non grata et est renvoyé par avion en Allemagne.

« J’ai dû me faire à l’idée que j’allais devoir rester en Allemagne. Il fallait que je comprenne le mode de vie des Allemands, ce que je n’avais pas fait pendant mon séjour puisque je pensais rentrer. »

Certains membres vivent en France

Désorienté et sans sa famille, il cherche à nouer des contacts, d’abord avec des Syriens en Allemagne :

« A l’époque, je ne connaissais aucun Syrien à Berlin ou en Allemagne. J’ai donc cherché sur Facebook un groupe pour les Syriens en Allemagne.

J’en ai trouvé beaucoup mais ils étaient tous islamistes et il y en avait aussi beaucoup qui avaient été créés par des gens qui ne vivent pas en Allemagne. Ça ne me plaisait pas, je ne me retrouvais pas dans ces groupes. Du coup, j’ai créé celui-ci. »

Capture d'écran du groupe La Maison syrienne en Allemagne

Capture d’écran du groupe La Maison syrienne en Allemagne – Facebook

Le groupe est lancé en avril 2014. En deux semaines, il réunit 130 personnes ; depuis, le nombre d’inscrits a été multiplié par plus de 700.

« La plupart des membres vivent en Allemagne, une partie vit dans les pays voisins de l’Allemagne, en Autriche, en République Tchèque, en Belgique, en Suède et/ou en France, même s’ils ont leur propre groupe là-bas. Souvent, ils sont confrontés aux mêmes problèmes ou alors ils ont de la famille en Allemagne et veulent savoir comment faire pour se rendre ici. »

« C’est comme si je conduisais un bus »

Monis Bukhari est le seul administrateur du groupe et il est le seul à pouvoir valider la parution d’un post sur le mur du groupe. La règle principale dans La Maison syrienne est la courtoisie : tout message contenant des insultes ou des gros mots est supprimé. Cette modération occupe tout le temps de Monis. Il passe désormais son temps derrière l’écran de son ordinateur portable. Sa méthode pour gérer des milliers de commentateurs :

« C’est très simple, j’autorise tous les messages qui respectent la charte, même si je ne suis pas d’accord avec le contenu. S’il y a une dispute, quelqu’un me tague pour me signaler le problème. Les membres qui se bagarrent sont virés ou bloqués sur le groupe jusqu’à ce qu’ils viennent me parler pour me dire qu’ils sont désolés de s’être battus ou d’avoir dit des gros mots.

C’est comme si je conduisais un bus. Si deux passagers se bagarrent, le chauffeur les ferait sortir tous les deux. Ils règleront leur problème, mais en dehors du bus. Le bus doit pouvoir circuler tranquillement. Le plus important, ce sont les passagers. »

Peur des mouvements antiréfugiés

Si Monis Bukhari consacre autant de temps à ce groupe, c’est parce qu’il souhaite que les Syriens s’intègrent bien dans leur nouveau pays d’accueil. Au-delà des questions sur la vie quotidienne, les réfugiés syriens parlent beaucoup des inquiétudes des Allemands face à l’arrivée des centaines de milliers de demandeurs d’asile, des nombreuses attaques contre les centre d’accueil, des rassemblements xénophobes de Pegida dans le pays :

« Ils pensent que Merkel est la seule responsable et qu’elle décide toute seule de tout ce qui se passe, comme si c’était en Syrie. Du coup, si la décision va à leur encontre, ils la détestent ; si la décision est bonne pour eux, ils l’aiment. Dans La Maison syrienne, on essaie d’apprendre aux Syriens le fonctionnement de la démocratie en Allemagne, de leur expliquer les différences entre le SPD et la CDU ou d’autres partis politiques comme die Linke. »

Ma rencontre avec Monis Bukhari a eu lieu avant les attentats du 13 novembre. Je l’ai rappelé pour savoir quelle avait été la réaction des Syriens réfugiés en Allemagne face à ces événements. Au téléphone, Monis dit :

« Depuis vendredi soir, les réfugiés en Allemagne ne parlent que de ça. »

Il continue son travail de modérateur solitaire : il a dû virer deux membres du groupe pour avoir tenu des propos célébrant les attaques. Il affirme que ce sont des exceptions et qu’ils ont été insultés par tous les autres membres du groupe.

« La nuit du 13 novembre, aucun des Syriens en Allemagne n’a pu dormir. Ils avaient peur que ces attaques ne changent leur vie ici et la tolérance des Européens à leur égard. Ils avaient tous peur et discutaient des différents scénarios si l’attaque avait été faite par un Syrien. Comme la majorité ne parle pas allemand, ils suivaient les informations grâce aux chaînes arabes Al Arabiya et Al Jazeera. »

L’affaire du faux passeport syrien

Parmi les informations diffusées, celle du faux passeport syrien a été largement commentée par les réfugiés en Allemagne :

« Ils ne pouvaient pas croire ce qui a été dit sur le passeport. Ils se demandaient comment la police française a pu croire que le passeport appartenait à un terroriste et pas à une victime. Pour eux, c’est une accusation raciste contre les Syriens. »

Le caractère indestructible du passeport syrien a été tourné en dérision par les membres du groupe qui le comparent à un « passeport magique qui résiste au feu et aux explosions. La Nasa utiliserait même la matériau du passeport comme protection sur la station spatiale ».

Mais ce qui inquiète le plus les réfugiés, ce sont les conséquences sur leur vie en Allemagne. Début novembre, le gouvernement allemand dénombrait plus de 600 attaques contre les réfugiés ou leurs centres d’accueil. Sur Facebook, les membres de La Maison syrienne en Allemagne craignent que ces actes de violence augmentent après les attentats. Selon Monis Bukhari :

« Ils ont l’impression que les Français et les Allemands ont peur d’eux maintenant. Ils cherchent à trouver un moyen pour leur faire comprendre qu’ils ne sont pas dangereux. Le dimanche, beaucoup de ceux qui vivent à Berlin se sont rendus à l’ambassade de France [située devant la porte de Brandebourg, ndlr] pour déposer des bougies ou des fleurs. »

« Ils pensent que Facebook est raciste »

La réaction militariste du gouvernement France, qui dès dimanche soir se targuait d’avoir bombardé « massivement » le groupe Etat islamique, inquiète également les réfugiés qui ont toujours des proches à Raqqa. Monis raconte :

« Ils savent que les civils vont être des victimes collatérales des bombardements. La France a perdu 130 civils. Pour eux, la France n’a pas le droit de tuer 130 civils syriens. Ils reçoivent des informations de leurs familles à Raqqa, qui leur disent que l’EI n’a pas été touché. Quand l’EI a pris le contrôle de Raqqa, ses membres ont peint en noir les bâtiments du gouvernement pour montrer que c’était leur base à présent. Mais personne n’a bombardé ces bâtiments depuis. »

Quant à la polémique du Safety Check, l’avis des Syriens réfugiés en Allemagne n’a toujours pas changé sur la responsabilité du réseau social :

« Les Syriens pensent que Facebook est raciste et ne donne de l’importance qu’aux Blancs. Après avoir découvert que le Safety Check avait été utilisé en France, ils se demandaient dans les commentaires pourquoi Facebook n’a pas fait ça quand il y avait le conflit en Syrie il y a quatre ans. »

Ce qui ne les empêche pas de passer beaucoup de temps sur le réseau social.

Les aider à s’intégrer… à la campagne

Monis est convaincu que l’intégration des Syriens en Allemagne ne devrait pas poser de problème : « Ce sera plus facile que celle des Turcs », puisque la majorité des réfugiés ont moins de 25 ans et qu’ils assimileront vite la langue et la culture allemandes. Néanmoins, il me fait part de la crainte d’une partie de la population :

« Comme les Turcs, beaucoup de Syriens ont peur de l’intégration. Mais contrairement aux Turcs, les Syriens n’ont pas de pays où rentrer pour l’instant, ils sont obligés de s’intégrer. Ils ont peur d’être convertis à l’Allemagne et que leur identité disparaisse. Mais d’après ce que je vois sur Facebook, la situation s’améliore, ils comprennent qu’ils peuvent rester en contact avec d’autres Syriens ici. »

Des personnalités politiques allemandes voient l’arrivée des réfugiés comme une opportunité pour repeupler les villages. Monis Bukhari aussi – « beaucoup de réfugiés syriens viennent de la campagne » –, mais attention à ne pas créer des villages communautaires de Syriens.

Sur Facebook, il appelle ses compatriotes à ne pas venir à Berlin, où les services sociaux sont débordés par les migrants, mais de préférer les petites villes, où l’intégration est beaucoup plus rapide. Monis développe aussi des projets artistiques avec les membres du groupe pour faire découvrir la culture syrienne à la communauté allemande. Avec de la peine, il me dit :

« Beaucoup d’Allemands sont surpris de savoir que nous savons utiliser une fourchette. Ils ne savent pas qu’au début du XXe siècle, Damas était aussi développée que Berlin. Si nous n’avions pas eu les Assad, Damas ressemblerait à Budapest aujourd’hui. »

source : http://rue89.nouvelobs.com/2015/11/20/attentats-les-refugies-syriens-allemagne-parlent-ca-262141

date : 20/11/20105