Avec les résistants syriens au Nord-Liban – Karine Barzegar

Article  •  Publié sur Souria Houria le 7 janvier 2012

Manifestation libanaise contre le régime syrienRéfugiés dans les pays voisins, les opposants au régime d’Assad s’organisent. Ils profitent de la contrebande frontalière. Les trafics prolifèrent. Reportage dans la région de Tripoli.

Rendez-vous à Hamra dans trente minutes. Mohammed ne com­munique que par SMS ou par Skype. « C’est plus sûr, assure-t-il. Le téléphone, on a appris à s’en méfier, on ne sait jamais qui peut écouter… » Veste en jean, baskets et barbe de trois jours, il ressemble à n’importe quel étudiant libanais sauf qu’il est très méfiant. Il ne quitte pas sa casquette ni ses lunettes noires. Il change souvent d’adresse et de numéro de téléphone, et ne se déplace qu’en transport public. En général, il évite Hamra : « L’am­bas­sade syrienne est à deux pas, le siège du Parti socialiste national syrien aussi. C’est le quartier des moukhabarat, les membres des services secrets. »

Tous les opposants syriens réfugiés au Liban vivent dans l’angoisse des enlèvements. Une vingtaine d’entre eux en auraient été victimes. On parle aussi de “disparitions” inexpliquées. Certains, comme les comédiens Ahmad et Mo­hammad Malas, ont préféré quitter le Liban pour s’installer en Égypte ou en Turquie. Mohammed tient à rester à Beyrouth, à deux heures de route de Damas, qu’il a quitté il y a sept mois.

Poète et journaliste sur le Web, il écrivait sous un pseudonyme contre la politique sécuritaire du régime, l’absence de liberté d’expression, la cor­ruption rampante. « En Syrie, tu peux enfreindre n’importe quelle loi, du moment que tu as assez d’argent. Avec deux amis, on s’est mis en tête d’informer les gens, les journalistes. On a créé un compte Facebook. Les premiers jours, en mars, toute l’information venait de nous. »

Ils ont été très vite débusqués : « On a eu cette idée stupide de fuir à Beyrouth pour continuer à nourrir le flot d’informations, mais ici j’ai eu un choc. Les Libanais ont plus peur de la police syrienne que les Syriens eux-mêmes. » Mohammed tente de poursuivre le combat comme il peut : « J’ai com­mencé par aider à faire passer des choses en Syrie, portables, téléphones satellite, caméras, pour couvrir les manifestations. On passe aussi des médicaments ou des gens. »

Plusieurs centaines de dissidents syriens sont réfugiés à Beyrouth et à Tripoli, la deuxième ville du pays, en majorité sunnite, bastion de la Jamaa Islamiya, proche des Frères musulmans, et du Courant du futur de Saad Hariri, deux partis opposés au régime syrien. Place de la Lumière, en centre-ville de Tripoli, Moham­med se détend : « Ici, on respire mieux. On se sent plus en sécurité, plus libre de ses mouvements. »

Rendez-vous dans un appartement meublé qui sert de cache à d’autres cybermilitants. Abdelhakim, Khalil et Muhannad ont entre 24 et 28 ans. Ils vivent au milieu de la panoplie des révolutionnaires des printemps arabes : téléphones cellulaires, ordinateurs por­tables, casques pour Skype. Al-Jazira diffuse en boucle des vidéos amateur des manifestations en Syrie : « On est en contact permanent avec une quinzaine de personnes dans la région de Homs. On communique avec des portables libanais et des téléphones Thuraya », explique Abdelhakim, originaire de la région de Homs, épicentre de la contestation, soumise à la répression des forces syriennes.

En mai, Abdelhakim y filmait les défilés pour poster ses vidéos sur YouTube. Il a été arrêté chez lui par l’armée et les chabiha, les milices du régime. Em­prisonné à Homs puis à Damas, au quartier général des services secrets à Kafar Sousseh, il dit avoir été battu et torturé plusieurs fois à l’électricité. « Je me souviens d’une phrase qu’ils martelaient : “Ce sera Bachar al-Assad ou rien.” » Libéré après vingt jours de détention, ce jeune commerçant dit avoir continué à militer pendant encore deux mois avant de s’enfuir au Liban. « Quatorze de mes amis ont été tués à Homs. »

L’aide décisive des ONG humanitaires sunnites

Tous de confession sunnite, ces jeunes activistes rejettent les accusations de sectarisme religieux portées par Damas. « Dans les manifestations, il y a aussi des chrétiens et des alaouites », assurent-ils. À l’image de l’opposition syrienne, ils restent divisés sur la marche à suivre pour renverser Assad. Pour Ab­del­ha­kim, la révolution réussira « grâce au peuple syrien » et « par les armes ». Khalil rêve d’une intervention de l’Otan, « comme en Libye ». Muhannad appelle à une zone d’interdiction de vol pour aider la résistance à s’organiser : « On est en contact avec des officiers de l’armée. Ils sont prêts à déserter si la no fly zone existe. »

En attendant, ils passent leurs journées devant leurs écrans, en contact permanent avec les comités locaux de coordination au pays. Ils survivent grâce à la charité des associations lo­cales, dont Al-Bachaer, une ONG sun­nite ouvertement opposée au régime syrien. Avec l’aide d’une vingtaine d’au­tres organisations islamiques, Al-Bachaer soutient les familles syriennes réfugiées à Tripoli, 2 549 personnes au dernier décompte, dit le responsable Wassim Bachir. Al-Bachaer offre des vêtements, des médicaments, de l’argent, voire des lo­gements. « La question syrienne nous concerne, nous avons autant souffert de ce régime », confie Bachir.

C’est également Al-Bachaer qui s’occupe des blessés évacués clan­destinement par la frontière li­bano-syrienne, à raison d’une à deux arrivées par jour. Certains, comme Abdelkhader, sont de véritables miraculés. Soigné dans un hôpital privé de Tripoli, ce jeune homme de 25 ans a été blessé d’une balle à la tête lors d’une vague d’arrestations à Homs il y a un mois. Transporté en cachette, il a atteint la frontière au terme d’une fuite de cinq heures, à moitié dans le coma. Pris en charge par la Croix-Rouge, opéré en urgence, il n’a pas encore retrouvé l’usage complet de ses membres.

Interrogé sur ses activités à Homs, Abdelkhader affirme qu’il était étu­diant mais “recherché”. Il n’en dit pas plus. Autour de son lit, ses proches l’écou­tent. Parmi eux, un militant islamiste. Lorsqu’il quitte la chambre, le cousin du blessé s’enhardit : « On vit une révolution et tout le monde sait que c’est une dictature qui massacre les gens. Que fait l’Occident ? Ils attendent qu’Al-Qaïda et des terroristes prennent le contrôle du pays ? Parce qu’on n’en veut pas. On a peur de subir le même sort que les autres, de voir notre révolution prise en otage par les extrémistes… » Ici comme ailleurs, dans les rangs de l’opposition expatriée, on semble redouter la montée en puissance du radicalisme religieux, comme la militarisation du conflit.

De Wadi Khaled, un village libanais niché dans les collines à cinq kilomètres de la Syrie, on voit briller les lumières de Homs. La bourgade vit d’agriculture et de contrebande. D’habitude, on passe de l’essence, du gazole et des produits alimentaires, moins chers du côté syrien. Depuis mars, les cargaisons ont changé. Des réfugiés et des blessés arrivent de Syrie, des médicaments, du matériel et des armes partent du Liban. Le prix des armes (kalachnikovs et fusils de chasse) a explosé. Poussés par l’appât du gain, des trafiquants libanais vendent aux plus offrants. Damas a ren­forcé la frontière avec des mines et des troupes supplémentaires, mais la ligne est poreuse. Le trafic a ralenti mais il continue. Il relève d’initiatives individuelles, mais la crise se poursuit et la tentation de prendre les armes ne cesse de croître. Déjà, dans la région de Homs, la guerre civile a commencé. Arrivée à Wadi Khaled il y a dix jours, Imane décrit une cité en état de siège avec des barrages et des snipers partout : « Ils ont divisé Homs en deux zones – sunnites et alaouites –, avec des chars qui pointent leur canon vers la partie sunnite. »

Des ambulances traversent le village en trombe. Un rassemblement de réfugiés côté libanais, face au poste-frontière syrien, vient de dégénérer. Les manifestants dénonçaient les bombardements à Tall Kalakh. Les soldats ont ouvert le feu. Bilan : une Syrienne et deux Libanais blessés. À Wadi Khaled, ces derniers temps, on n’est plus tout à fait au Liban. Du nord du LibanKarine Barzegar

Photo © AFP

Source : http://www.valeursactuelles.com/actualités/monde/avec-résistants-syriens-au-nord-liban20120105.html
Date : 5/1/2012