Avec Marianne Babut et Nathalie Bontemps, autour de « Récits d’une Syrie oubliée », de Yassin Al Haj Saleh
Avec Marianne Babut et Nathalie Bontemps, autour de « Récits d’une Syrie oubliée », de Yassin Al Haj Saleh
Les traducteurs sont les ponts qui portent solidement le livre d’une culture à une autre. C’est un voyage dans les mots. Il porte l’esprit de l’écriture en voie de changer de bord linguistique. Ils sont aussi des bateaux qui embarquent un texte, le baignent dans une autre langue, le transforment, et lui donnent une autre vie.
Merci à Marianne Babut et Nathalie Bontemps d’avoir accepté de répondre à nos questions.
Rawa Pichetto
Nathalie Bontemps naît en 1977 à Paris. En 1999 elle s’installe à Marseille où elle étudie l’arabe. En 2003, elle s’installe à Damas pour y continuer ses études. Elle y vit jusqu’à la fin de l’année 2011. Elle travaille comme traductrice littéraire depuis 2009, et a également beaucoup enseigné le français à Damas. Actuellement elle continue ses activités de traductrice, et enseigne l’arabe à l’institut des Cultures d’Islam à Paris. Elle est également impliquée dans l’association
ChamS Collectif Syrie, qui soutient des réseaux de solidarité à Damas.
Marianne Babut est née en 1981 à Roubaix. Elle étudie dans un premier temps les sciences politiques, et plus tard l’arabe aux Langues’O à Paris. En 2008, elle s’installe à Damas, où elle enseignera le français, puis, avec le début du soulèvement populaire au printemps 2011, elle travaillera quelques temps comme traductrice pour l’ambassade. Depuis son retour en France début 2012, elle enseigne le français en milieu carcéral et poursuit ses activités de traductrice.
Rawa Pichetto : Comment est né le projet de cette traduction ? Qu’est-ce qui vous a le plus motivées dans ce travail ?
Nathalie Bontemps : En 2012 j’ai acheté le livre à Beyrouth. Il venait de sortir. A la lecture, j’ai tout de suite eu envie de le traduire, car il présente un regard très particulier sur la prison et sur la société syrienne. Ce qui m’a frappée d’abord, c’est que ce livre est l’histoire d’une résilience. L’accent est mis sur la possibilité de se réapproprier une liberté intime, alors même qu’on vit un cauchemar inconcevable : passer toute sa jeunesse en prison. L’auteur va même jusqu’à renverser les choses et dire que sans cette épreuve, il n’aurait pas pu accéder à cette émancipation, et à cette vision du monde qui fait actuellement son identité. L’énergie de résilience est donc très forte, et on ne peut qu’avoir envie de donner ce texte à lire au moment où la Syrie traverse des épreuves aussi terribles.
Un autre aspect du livre m’a aussi beaucoup intéressée, c’est l’effort de l’auteur pour envisager la prison comme cas de société et « expérience civique ». L’incarcération a en effet concerné tant de monde dans sa génération qu’elle est devenue un véritable phénomène de société, que l’auteur tente d’approcher en s’inspirant des méthodes de science sociale.
Il y a donc à la fois la volonté de faire de la prison un sujet d’étude et donc de prendre toute la distance requise avec elle, et en même temps ce témoignage d’émancipation par la lecture qui est extrêmement personnel.
Cela en fait une œuvre très originale, que j’ai tout de suite envie de donner à lire en français. Cela n’a pas été facile. Plusieurs éditeurs ont refusé le projet. Mais deux ans plus tard, Franck Mermier, qui était intéressé par ce livre depuis sa sortie, a pris en charge la collection « Traversée » aux Prairies ordinaires. Et il a décidé d’inaugurer la collection avec ce livre. (Du moins en ce qui concerne les textes traduits de l’arabe. La collection sort en même temps un ouvrage traduit du turc, qui traite du génocide arménien).
Marianne Babut : Ce projet est celui de Nathalie. C’est elle qui l’a porté et s’est « battue » pour qu’il voie le jour. Elle m’a proposé de le partager quand, en septembre 2013, j’ai eu l’occasion de participer à une résidence de traduction organisée par le CITL. Il fallait présenter un projet dans le cadre de cette résidence : on s’est dit qu’en proposant » Bil Khalass Ya Chebab » (Le titre de « Récits d’une Syrie oubliée, dans l’édition arabe), on donnerait peut-être au livre une chance de se faire « remarquer ». Même si la proposition de publication est finalement venue d’ailleurs, l’intuition de Nathalie s’est avérée être bonne ! Etant donné mon attachement à la Syrie et à sa révolution, travailler sur les écrits de Yassin al Haj Saleh, connu pour son courage d’opposant politique de longue date, ne pouvait que m’enthousiasmer a priori. Puis, en découvrant le texte presqu’en même temps que je commençais à le traduire, j’ai progressivement adopté le projet de sa traduction de façon plus personnelle, plus incarnée. Participer à cette traduction m’a procuré par moments le sentiment extrêmement réjouissant de faire quelque chose de juste et de sensé. Car ce livre est précieux à plusieurs égards. D’abord parce qu’il raconte une certaine Syrie, celle, largement méconnue, qui souffrait déjà depuis 40 ans, avant qu’elle ne surgisse aux yeux du monde entier sous les traits les plus dramatiques qui soient. Il raconte combien séquestrer en prison des vies entières, par milliers, dizaines de milliers, était déjà dans les années 1980 une façon normalisée de gouverner pour le régime al-Assad. Il raconte, partant, comment il a fallu, à ces générations séquestrées, apprendre à « banaliser » à leur tour leur absurde condition carcérale. Pour travailler moi-même en prison, je crois savoir que la routinisation- ces petits repères de familiarité avec l’espace et le temps entre quatre murs dont parle tant l’auteur- est absolument nécessaire à tout détenu. Yassin al Haj Saleh en parle avec force et détails, donnant au combat de chacun pour la survie d’un sentiment de soi, d’une dignité, d’un sens, envers et contre toutes conditions, une dimension d’universalité. C’est ce qui m’a le plus plu, dans ce travail : il contribue à rappeler que de nombreux combats menés par les Syriens sont de portée universelle.
R.P. : Comment, en tant que traductrices, avez-vous vécu cette traduction sur le plan linguistique ? Avez-vous rencontré des difficultés particulières relatives à l’écriture de Yassin Al Haj Saleh ?
N.B. : Pas vraiment. Ce texte est écrit dans une langue très fluide qui pose peu de problèmes de traduction.
Nous avons cependant questionné l’auteur concernant les détails de la vie quotidienne en prison, pour rester au plus près de la réalité concrète.
Par contre, le texte « Terre d’oubli », écrit ultérieurement et qui figure dans la traduction française, nous a posé un problème linguistique. L’auteur y utilise un mot de son invention : المنسى (al mansa), qui correspond à une construction familière en langue arabe et qui peut donc être comprise par le lecteur arabophone. Mais c’est intraduisible. Nous avons donc eu recours à des images telles que « terre d’oubli », mais qu’il fallait varier, car le français n’accepte pas la répétition comme l’arabe. Le texte arabe reste sur un seul registre : oublier ou évoquer. Mais en français nous avons essayé de varier les formulations. Une fois « les oubliés », une fois « ceux dont l’existence n’est pas prise en compte » etc.
M.B. : Globalement, non. Comme le dit Nathalie, l’écriture de Yassin est fluide et précise. Je dois avouer, non sans un peu de gêne, qu’il m’est tout de même arrivé parfois d’être en difficulté face à la récurrence de certaines redites, de termes comme d’idées. La langue arabe supporte bien la répétition, la langue (et l’édition !) française beaucoup moins. Parfois donc, à court de synonymes ou de subterfuges syntaxiques, j’ai pu quelque peu bouder le texte…Mais dans ces cas où j’ai manqué de ressources, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même !
R.P. : Techniquement, comment vous vous êtes partagé ce travail à quatre mains ?
N.B. : Nous nous sommes réparties des chapitres à traduire séparément, puis avons homogénéisé le texte lorsque tout l’ouvrage a été traduit.
M.B. : Nous nous sommes réparties les chapitres équitablement. Mais cette question est pour moi l’occasion de dire que je suis, dans ce projet comme dans d’autres, l’élève de Nathalie. Elle a été mon professeur de traduction à Damas, une de mes superviseuses à Arles, l’instigatrice et la correctrice de cette traduction. L’harmonie dont parle Nathalie, trouvée pour assurer l’unité de ce travail… cette harmonie, c’est elle !
R.P. : Pourquoi ce titre « Récits d’une Syrie oubliée » alors que le livre dans sa version d’origine porte le titre « A notre salut les jeunes ! » ?
N.B. : Marianne Babut avait initialement proposé la traduction « A nous la délivrance », qui me plaisait et correspondait à un des axes importants pour moi, celui de la résilience. (Elle avait retiré l’expression « les jeunes » qui est peu compréhensible en français). L’éditeur a souhaité changer de titre. Nous nous sommes donc réunis avec Marianne Babut et Franck Mermier pour réfléchir à une proposition. La version française comporte deux textes inédits : le témoignage de Yassin Al Haj Saleh sur ce qu’il a vécu pendant la révolution syrienne, et « Terre d’oubli » qui est une analyse de l’oubli, ou de l’amnésie, comme geste politique délibéré d’effacer de la conscience publique la souffrance de populations entières. Ces deux textes correspondent au fait que le livre sort en 2015, dans la cinquième année du drame syrien, qui tend à se banaliser de plus en plus. Ce n’est donc plus un livre exclusivement sur la prison. Et l’oubli que l’auteur entendait initialement combattre, et qui concernait les souffrances de générations entières de prisonniers politiques dans les années 80, s’est doublé d’un autre oubli : l’indifférence actuelle au sort des Syriens dans leur pays ou dans l’immense diaspora qu’ils forment aujourd’hui. Nous avons donc essayé de trouver un titre qui rassemble tous ces thèmes. Cela a été « Récits d’une Syrie oubliée , sortir la mémoire des prisons ».
M.B. : J’en parlerais de la même façon que Nathalie
R.P. : Comment percevez-vous ce livre ? Est-il un classique de la littérature carcérale ou se démarque-t-il par une approche plutôt originale qui s’apparente à l’écriture sociologique par exemple ?
N.B. : J’ai répondu à cette question dans la première question.
M.B. : De ce que je connais des deux genres que vous évoquez, je dirais qu’il n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Le livre dit, à son propre propos, qu’il n’appartient pas à la littérature de prison, mais à la littérature « grâce à » la prison. C’est vrai qu’il ne se livre pas à une dénonciation en tirs groupés de la prison, ni de ceux qui y ont le pouvoir, ni des sévices qui s’y vivent. La dénonciation n’est pas son objet. Pas plus que l’introspection douloureuse d’ailleurs. Il ne s’apparente pas non plus, à mon sens, à de l’écriture sociologique, dans la mesure où il ne s’attache pas à « tenir » un propos, ni à interroger de façon systématique une réalité collective. Mais, sans être de nature sociologique, il a, sans aucun doute, un véritable intérêt sociologique. S’il s’agit de définir le genre littéraire de ce livre, peut-être peut-on s’en remettre à ce qu’il dit de lui-même : il n’en a pas.
R.P. : Comment percevez-vous la langue arabe ? Autrement dit, pourriez-vous décrire ou parler de votre rapport à cette langue et comme la vivez-vous en comparaison avec la langue française ?
N.B. : Dans ma vie de tous les jours je parle peut-être presque autant l’arabe que le français, puisque c’est surtout la langue que j’utilise avec mon mari, et avec un certain nombre d’amis syriens qui vivent désormais en France. De plus je l’enseigne, et je m’efforce de l’enseigner comme une langue vivante, comme j’enseignais le français à Damas. De permettre aux étudiants d’être capables de s’exprimer rapidement en arabe dans les situations de la vie courante . Cela me procure une grande satisfaction de voir les étudiants s’approprier cette langue, car moi je l’ai apprise comme du latin, et n’ai pu m’approprier une certaine oralité que quand j’ai commencé à voyager. Il y a aussi la dimension de mon travail de traduction, qui me permet de continuer d’apprendre en permanence. Car je sors de chaque traduction avec une nouvelle mémoire de la langue. Il y a aussi, trop rarement mais non moins plaisant, la lecture de quelques vers de poésie ancienne, qui sont une source intarissable de motivation.
Je ne peux pas comparer le rapport à l’arabe avec le rapport au français. Il me semble qu’ils sont tout à fait enchevêtrés en moi, même si je ne les mélange pas en parlant.
M.B. :Pour moi, il y a plusieurs langues arabes dans ma vie. Il y a celle des études, l’arabe littéraire, que j’ai appris comme une grammaire assez complexe, mais géniale, qu’on nous a enseignée, pour le meilleur et pour le pire, comme une tradition quasi sacrée. Et un vocabulaire, comme un puits sans fond de ressources sémantiques d’une précision infinie, qui disposerait par exemple de dizaines de substantifs pour nommer un chameau (à ce qu’on en dit, mais je ne l’ai jamais personnellement vérifié !). Il y a la langue arabe de mes amies d’enfance, ce mélange de français, kabyle, arabe, de mélodies confuses dans ma mémoire, que j’ai pu retrouver plus tard en Algérie. Et puis il y a l’arabe syrien, qui est devenu l’une des deux langues de ma vie quotidienne, familiale et amicale. La comparer au français ? Spontanément, je ne le fais jamais. Sauf dans la traduction, en fait, où tout est question de trouver la mesure commune entre deux langues…Là apparaissent les immenses richesses respectives de chacune. Mais elles restent à chaque fois, pour moi en tout cas, irréductibles l’une à l’autre, « incomparables ».