Bachar al-Assad se résigne peu à peu à la partition – par Jean-Pierre Perrin
«Fatiguées» et minées par les désertions, les forces du régime syrien ne cherchent même plus à reconquérir leurs positions perdues.
L’érosion du régime syrien que les observateurs occidentaux annonçaient depuis plusieurs mois, Bachar al-Assad, aujourd’hui, la reconnaît publiquement : ses forces armées s’affaiblissent et il leur faut renoncer à défendre des provinces entières pour se retrancher sur la «Syrie utile» (Libérationdu 27 juillet). En revanche, ce que le dictateur syrien tait, c’est que la rébellion, dans un mouvement asymétrique, se trouve dans une situation exactement inverse. Dès lors, si le régime a atteint ses limites, l’insurrection a encore la possibilité de gagner en puissance.
C’est d’abord sur la question de l’armement que l’opposition gagne du terrain. Grâce à l’appui que lui apportent à présent ouvertement l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie, en particulier depuis le réchauffement des relations entre Riyad et Ankara, elle bénéficie d’un équipement qui ne cesse de s’améliorer, en particulier en matière de défense aérienne. En revanche, les forces loyalistes ont déjà utilisé toute la gamme des armes dont elles disposaient – artillerie lourde, bombardiers, missiles Scud B, barils de TNT lancés par hélicoptères, armes chimiques…
Le portrait du président syrien, Bachar al-Assad, à Damas, le 4 mars. (Photo Louai Beshara. AFP)
«Enclaves»
Bachar al-Assad est confronté au même problème quant aux effectifs de son armée, qui est le dernier pilier du régime. Il a ainsi mobilisé tout ce qui était mobilisable et n’a donc plus la possibilité d’élargir sa base sociale. Quant à la communauté alaouite (environ 10 % de la population) dans laquelle il puise ses forces vives, elle est à bout de souffle. «Nous sommes obligés, dans certaines circonstances, d’abandonner certaines régions pour transporter nos troupes vers la région à laquelle nous sommes attachés» , a reconnu le dictateur dimanche dans le discours où il reconnaissait «la fatigue» de son armée.
D’où l’amnistie promise par le président syrien aux déserteurs – ils sont 70 000 à s’être soustraits à leurs obligations militaires, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme – s’ils regagnaient leur affectation. «En fait, souligne un expert de la Syrie travaillant pour un grand think tank américain, l’armée syrienne a cessé d’être une armée nationale, même si elle se conçoit toujours comme telle. Elle est faible dès qu’il s’agit de mettre en œuvre une stratégie. Elle s’accroche aux territoires restés sous son contrôle, mais ne cherche plus à reconquérir ceux qu’elle a perdus au profit de la rébellion, consentant seulement des sacrifices pour maintenir des enclaves [des bases, en général, ndlr] dans les régions perdues.»
L’opposition n’a pas ce problème : ses effectifs progressent sans cesse, en particulier grâce à l’afflux de volontaires étrangers venus faire le jihad. En même temps, les différents groupes de l’opposition armée commencent à mieux se coordonner – hors l’Etat islamique qui fait en général cavalier seul – et à former des coalitions, comme le montre la création de l’Armée de la conquête (lire pages précédentes), qui regroupe les principaux groupes islamistes dans le Nord. La chance du régime, c’est que les formations les plus radicales, comme le Front al-Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaeda et l’un des moteurs de l’Armée de la conquête, ne montrent toujours aucune tolérance à l’égard des groupes modérés ou pro-occidentaux. Dans l’Est, on voit aussi une certaine coordination se faire jour dans les opérations menées par la force créée par les Etats-Unis et la Jordanie.
Or, contrairement à ce que les destructions massives et les vastes mouvements de population peuvent laisser croire, peu de forces sont engagées en Syrie. La guerre qui s’y déroule est en fait un conflit de très basse intensité où quelques centaines de combattants de plus peuvent faire la différence sur le champ de bataille.
Triple impasse
Confronté à une lente usure de ses forces armées, le régime, qui se refuse toujours à envisager la moindre négociation, n’a pas grand choix. Il doit sans cesse reculer. Il ne cache plus désormais que sa priorité est de défendre la Syrie utile, soit la côte méditerranéenne, Damas, et l’axe qui les réunit, via les grandes villes de Homs et Hama. En même temps, il lui faut encore compter davantage sur ses alliés, en particulier le Hezbollah et l’Iran. Le récent discours du président syrien apparaît d’ailleurs comme un appel à l’aide afin qu’ils s’impliquent davantage. Mais la médaille a son revers : «Plus ceux-ci s’engagent aux côtés de Bachar al-Assad, plus ils l’affaiblissent en réalité. Téhéran le tient désormais à bout de bras et se substitue de plus en plus à lui. Conséquence : il y a désormais une ligne de fracture entre le régime qui se croit encore un Etat, et l’Iran qui le considère comme un simple acteur du conflit», poursuit l’expert américain.
Même au sein de la communauté alaouite, qui a pourtant le dos au mur, Téhéran suscite une certaine méfiance, peut-être parce que son appui au régime ne s’est accompagné d’aucune aide humanitaire ni de la moindre empathie en faveur de la population.
De son côté, le Hezbollah apparaît de plus en plus aspiré par la guerre en Syrie qui l’oblige à mobiliser des renforts – ils seraient à présent entre 8 000 et 10 000. Tous ces combattants libanais ne suffisent d’ailleurs plus. D’où la présence dans les forces loyalistes de centaines de volontaires hazaras, une communauté chiite d’Afghanistan, recrutés à vil prix en Iran où ils exercent les métiers les plus pénibles. Ils composent la Brigade des Fatimides et le régiment Baqiyat Allah. A leurs côtés, on trouve des chiites pakistanais et même des Houthis yéménites – le régiment Saada – jusqu’à l’attaque, en mars, du Yémen par Riyad.
Avec des forces loyalistes qui s’affaiblissent, une rébellion qui avance mais est loin d’avoir gagné et reste déchirée, un Etat islamique qui occupe un tiers du pays et gagne aussi du terrain, un président syrien qui refuse d’engager des négociations tant que l’opposition demandera comme préalable son départ, la Syrie s’enfonce dans une triple impasse : militaire, diplomatique et humanitaire. Avec une partition de facto, dont on peut douter qu’elle soit une solution : même en pays alaouite, les sunnites sont nombreux, en particulier dans les villes. Ils seraient même aujourd’hui majoritaires à Lattaquié, la capitale de l’éphémère Etat des alaouites sous mandat français.
date : 30/07/2015