Bilan des victimes : l’impossible comptage – par Hala Kodmani
Cinq ans après le début de la révolte contre Bachar al-Assad, le nombre de victimes du conflit continue de grossir, mais depuis que l’ONU a jeté l’éponge en 2014, le bilan officiel reste bloqué à 260 000 morts. Explications.
Le chiffre de 260 000 morts dans la guerre en Syrie, cité régulièrement par tous les responsables politiques comme par les médias, les organisations internationales ou les ONG, n’a pas varié depuis plus d’un an. Des dizaines de personnes sont pourtant tuées et blessées tous les jours en Syrie. Mais depuis que le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a stoppé, en avril 2014, un mécanisme de collecte et de recoupement des données pourtant rigoureusement élaboré, le comptage est arrêté, victime des contradictions, des grandes divergences et des petites querelles autour du conflit. Dès que les premiers manifestants sont tombés sous les balles du régime d’Al-Assad en mars 2011, les organisations révolutionnaires syriennes, sur le terrain, ont commencé à publier le nombre de victimes, mentionnant le nom et l’âge de chacune, comme la localité et les circonstances de sa mort. Le Conseil général de la révolution syrienne, ou les comités de coordination qui animaient le mouvement de protestation, allaient même souvent jusqu’à exhiber sur leurs pages Facebook les photos des «martyrs».
Sources. Il s’agissait aussi, pour eux, de mener la bataille de l’information contre le régime qui niait la violence de la répression. Leur crédibilité étant remise en cause, y compris par les organisations internationales et les médias, ces mouvements militants se sont employés à documenter toujours davantage leurs informations. Certains ont créé ou fait évoluer leur activité en organisations dédiées à la collecte et à la publication des données sur toutes les atteintes aux droits de l’homme en Syrie. Parmi elles, le Violation Documentation Center (VDC), mis en place notamment par l’avocate Razan Zaitouneh, aux compétences reconnues internationalement, ou le bien plus célèbre Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) qui se distinguait en comptabilisant aussi les victimes du côté du régime et de ses forces armées.
Début 2012, Navi Pillay, la haute commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, décide de confier à Human Rights Data Analysis Group (HRDAG) – une organisation d’experts spécialisée dans le comptage des victimes en temps de conflit – la tâche de compiler les chiffres fournis par différents groupes de la société civile syrienne. Une dizaine de sources sont identifiées dans un premier temps, et leurs données sont comparées et recoupées, notamment pour éviter les doublons. Il faut vérifier, par exemple, que le «Abu Mohammad» de tel quartier de Homs, répertorié parmi les morts selon une des sources, n’est pas le même que le «Hussein Mahmoud» compté dans une autre liste.«Des ONG, qui ont une bonne connaissance du terrain syrien, ont aidé à comprendre les relations entre ces groupes et [à définir] qui se trouve à la source de l’information, pour réduire la liste à sept sources apparemment autonomes», indique Mathieu Routier, chargé du programme Machrek à EuroMed Rights (REMDH), l’une des ONG impliquées. Outre les organisations syriennes spécialisées, les sources du gouvernement syrien sont aussi prises en compte. La méthodologie de comptage est statistique : Patrick Ball, le fondateur du HRDAG, développe un algorithme permettant de croiser les données récoltées sur les morts (données «différenciées», incluant nom, sexe, âge, date du décès, lieu) pour aboutir à une évaluation statistique du nombre de personnes décédées. Trois rapports publiés selon cette méthode établissent les chiffres de 59 648 morts entre mars 2011 et novembre 2012, puis 92 901 jusqu’en avril 2013, et enfin 191 369 en avril 2014, dernier chiffre arrondi à 200 000 par l’ONU.
Ambiguïtés. Pour harmoniser les données récoltées, le HCDHdécide, début 2014, d’organiser une formation de quatre groupes syriens de droits de l’homme à Genève, en partenariat avec des experts (dont le HRDAG et EuroMed Rights). L’atelier se conclut par des recommandations visant à améliorer la crédibilité de la méthodologie, mais ne parvient pas à surmonter les antagonismes entre les groupes et l’OSDH (qui se retire du processus lancé par l’ONU). «J’ai refusé de continuer la collaboration pour deux raisons principales, explique Rami Abde Rahmane, directeur de l’OSDH. D’abord parce que j’ai constaté et mis en évidence que certaines des informations fournies par telle ou telle organisation étaient fausses ou peu crédibles. Deuxièmement parce que l’ONU se transformait en un registre d’état civil ou de documentation, et ne donnait pas de suite politique ou juridique à ses rapports pointant, notamment, les responsabilités du régime.»
D’autres partenaires pensent que c’est l’OSDH qui n’a plus voulu jouer le jeu de l’échange des informations, soupçonnant l’organisation de vouloir se présenter comme la seule source sur le nombre de victimes et sur les autres informations en Syrie. «Nos méthodes rigoureuses s’appuient sur le recoupement des sources de terrain, et nous faisons confirmer les chiffres par trois sources, au moins, avant de les publier», affirme Rami Abdel Rahmane.
Le dernier rapport de l’OSDH donne le chiffre de 271 138 morts identifiés et documentés, dont 123 000 civils et 55 000 hommes des forces du régime. Mais il met en avant une estimation de 370 000 morts s’il faut inclure les 20 000 disparus dans les prisons du régime, les 44 000 combattants des groupes islamiques et jihadistes syriens et non syriens tués, ou encore les membres du Hezbollah et d’autres milices qui combattent au côté des forces du régime.
Dans le même temps, des groupes syriens publient régulièrement des statistiques, avec des méthodes et des estimations différentes. Ainsi, le Syrian Center for Policy Research (SCPR), a avancé le chiffre de 470 000 morts en Syrie depuis mars 2011. «La question du nombre de morts devient de plus en plus complexe, note Mathieu Routier. Aux morts par bombes et sous la torture, il faut ajouter les personnes mortes de faim, de froid, ou pour n’avoir pas pu accéder à des soins médicaux, ainsi que les pathologies liées à la dégradation de la situation humanitaire et sociale dans le pays.»Malgré l’absence de relais à l’ONU, des groupes syriens continuent inlassablement ce travail. Ainsi, le Syrian Network for Human Rights fait état de 1 378 civils tués en février, dont 382 par les attaques russes, tandis que les conseils d’Alep ou de Daraya, dans la banlieue de Damas, recensent quotidiennement les décès survenus chez eux.