Depuis le début des bombardements américains en Syrie, à la fin septembre, l’aviation syrienne se faisait discrète dans le ciel de Rakka, le quartier général de l’Etat islamique (EI). Les pilotes du régime Assad semblaient avoir pour consigne de rester à l’écart des zones promises aux frappes de la coalition internationale, pour éviter toute confrontation avec l’un de ses avions.
Constatant que les raids anti-EI étaient non seulement précis et ne causaient aucun dégât humain – la seule victime des frappes américaines à Rakka est une femme, morte d’un arrêt cardiaque – mais qu’ils dissuadaient aussi le régime d’opérer au-dessus de la ville, une partie des habitants de la ville, qui avaient fui en septembre ou dans les mois précédents, avait commencé à revenir.
Mais, mardi 25 novembre, le « parapluie américain » s’est déchiré. En début d’après midi, l’aviation syrienne a mené une attaque dévastatrice contre le centre-ville, qui a causé la mort d’au moins une centaine de personnes. Les sources locales font état de neuf frappes, dirigées contre des lieux très fréquentés à cette heure-là. L’Observatoire syrien des droits de l’homme, qui est basé à Londres mais dispose d’un réseau d’informateurs sur le terrain, a recensé 95 morts dont 52 civils.
« L’armée syrienne se venge »
Les militants du collectif « Rakka se fait massacrer en silence », une organisation clandestine implantée dans la ville, dressent un bilan nettement plus lourd : 220 morts, tous civils. « C’est comme ça que l’armée syrienne se venge, dit Abou Ward Al-Rakkawi, le pseudonyme d’un des activistes masqués de Rakka, joint par Skype. Ses responsables n’ont pas supporté la vidéo diffusée mi-novembre par Daech [acronyme arabe de l’EI], qui montrait la décapitation de seize soldats, en plus de l’otage américain Peter Kassig. Mais bien sûr, ils ne se sont pas embarrassés à viser les positions de l’EI. Ce sont les civils, comme d’habitude, qui paient le prix. »
Les vidéos filmées peu après les déflagrations montrent des rues recouvertes de gravats, jalonnées de véhicules carbonisés ; des corps désarticulés, qui gisent dans un amas de boue et de ferraille ; des volontaires qui enveloppent les morts à la va-vite dans des bâches de plastique blanc. Dans une autre scène, filmée à l’intérieur de l’hôpital, des blessés sont entassés dans une pièce exiguë, sur des brancards pour les plus chanceux, ou bien directement sur le carrelage, poissé de sang. « Nous manquons d’équipement, de médicaments et même de médecins, vu que beaucoup d’entre eux ont fui depuis que Daech a pris le contrôle de la ville au début de l’année, dit Abou Ward. Nous avons appelé les organisations humanitaires à l’aide à plusieurs reprises, mais personne ne s’intéresse à nous. »
Ce carnage a aussitôt réactivé, dans les cercles anti-Assad, les soupçons d’arrangement secret entre Damas et Washington, qui ont émergé au début des frappes, lorsqu’il est apparu que les Etats-Unis épargneraient les positions de l’armée syrienne. « Comment le régime peut-il envoyer ses avions dans une ville qui est survolée en permanence par l’aviation américaine sans prendre la permission de cette dernière », se demande Jamah Al-Qassem, un militant de l’opposition, basé à Antakya, en Turquie.
Dans un communiqué de presse, le département d’Etat américain s’est dit « horrifié », tout en réitérant qu’« Assad a perdu toute légitimité pour gouverner » et que les Etats-Unis « restent déterminés à soutenir l’opposition syrienne ». A Damas, un haut responsable sécuritaire syrien, joint par l’AFP, a confirmé les raids sur Rakka, tout en soulignant que le pouvoir ne « coordonnait pas » ses opérations avec la coalition.
Mais ni ces dénégations de pure forme, ni le communiqué américain ne convainquent la population sur place. « Les avions américains et syriens se succèdent au-dessus de nos têtes à quelques heures d’intervalle, précise Abou Ward. Mardi après-midi, c’était les Syriens, mardi soir les Américains. On n’orchestre pas un ballet aérien pareil sans coordination. »
Dans l’angoisse du prochain raid
Sans aller jusqu’à accuser la Maison Blanche de collusion avec Damas, la Coalition nationale syrienne (CNS), la vitrine politique de la rébellion, s’est émue, dans un communiqué alambiqué du fait que « beaucoup [d’opposants] semblent convaincus qu’Assad est le principal bénéficiaire »de la campagne de bombardements américains contre l’EI. A Rakka, la population vit dans l’angoisse du prochain raid des Mig syriens. Les habitants savent que les djihadistes ne manqueront pas de venger le massacre de mardi par la décapitation d’un nouveau groupe de soldats et que ces exécutions en place publique déclencheront à leur tour les foudres de Damas. A moins que la proximité troublante des vols américains et des vols syriens sur Rakka n’incite Washington à hausser le ton.
Mercredi, hasard du calendrier, l’OTAN a répété qu’elle n’envisageait pas d’instaurer une zone d’exclusion aérienne dans le nord de la Syrie, contrairement aux suppliques de l’opposition syrienne. Devant l’ordinateur qui lui sert de fenêtre sur le monde, Abou Ward explose : « Nous haïssons le régime, nous haïssons Daech et maintenant nous haïssons presque autant la coalition internationale. »