Ce jeune potache a déclenché sans le savoir un conflit extrêmement sanglant en Syrie par de simples slogans écrits sur les murs de son école
By Ian Birrell
in Daily Mail, 27 Avril 2013
http://www.dailymail.co.uk/news/article-2315888/Revealed-The-boy-prankster-triggered-Syrias-bloody-genocide-slogans-sprayed-schoolyard.html
traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
Pour ces adolescents, c’était un jour comme les autres, avec l’école, suivie d’une partie de foot – aucune différence avec des millions de jeunes garçons dans le monde entier. Après leur partie de foot, ils se sont assis, bavardant et plaisantant, un œil distrait sur les informations diffusées par la télévision sur les révolutions qui s’étaient enflammées en Egypte et en Libye.
Il y avait donc là sept garçons, de bons copains, qui avaient grandi ensemble dans les mêmes rues d’une banlieue de Deraa, une ville agricole prospère du Sud de la Syrie. Ils discutèrent des révoltes qui se multipliaient dans la région et de leur frustration au constat que leur pays, la Syrie, que la famille Assad gouverne d’une main de fer depuis quarante ans, échappait à cette vague de contestation.
Soudain, l’un d’entre eux eut une idée : peindre des graffiti sur les murs de leur école simplement pour embêter les forces de sécurité. Ainsi, les garçons attendirent jusqu’aux prières du soir. Alors, durant cette nuit de février, il y a de cela deux ans, ils se faufilèrent dans la cour de leur école et ils commencèrent à écrire à la bombe à peinture des slogans de protestation.
Bashir Abazed, quinze ans, peignit ainsi en très gros caractères cette phrase : « Ejâk ed-dôr, yâ Doktôr ! » signifiant : « C’est votre tour, Docteur ! » – un message de défi visant le président despotique Bashar al-Assad, qui a reçu une formation d’ophtalmologue à Londres.
Tandis que les autres élèves faisaient le guet, un autre adolescent écrivit un slogan plus simple : « Yasqut Bashshâr al-Assad ! » (A bas Bachar al-Assad !).
Ensuite, très excités, ils rentrèrent chez eux en courant. « Nous riions et nous plaisantions, c’était tellement génial ! », me dit Bashir. « Mais maintenant, nous ne rions plus ».
En effet, ils étaient loin de se douter que leur humour potache allait déclencher une révolution, une révolution qui allait se transformer en la plus terrible des guerres civiles et déchirer leur pays.
Des forces de sécurité déjà sur les nerfs, dirigées localement par un cousin particulièrement brutal d’Assad, Atif Najib, réagirent avec une telle sauvagerie contre ces adolescents que Deraa se souleva pour protester. Des manifestants ayant été délibérément visés et tués, l’insurrection se propagea dans toute la Syrie.
Deux ans plus tard, 70 000 personnes ont été tuées et la sauvagerie et le sectarisme n’ont cessé de devenir de jour en jour plus horribles. Désormais, il existe même des preuves que le régime a utilisé des armes chimiques. Plus d’un million de civils ont fui le carnage et les ondes de choc menacent la stabilité de tout le Moyen-Orient.
Les « Petits gars de Deraa » sont devenus des icônes de la révolution. J’ai entendu parler d’eux tandis que je me trouvais clandestinement en Syrie quatre semaines après le début de l’insurrection, pour enquêter sur ce qu’ils avaient effectivement fait et sur la réplique totalement disproportionnée des autorités pour ce journal.
Maintenant, pour la première fois, l’un d’entre eux a accepté de parler et il a raconté toute cette histoire surprenante de ces collégiens qui ont changé le cours de l’histoire.
« Si nous nous étions doutés que nos slogans auraient causé autant de problèmes, nous ne les aurions pas écrits, cette nuit-là », reconnaît Bashir. « Mais ça n’est pas notre faute. Le problème, c’est la réponse apportée par la sécurité. Le régime et ses services de sécurité ont répliqué (à nos simples mots) avec la torture et les assassinats, pensant qu’ils pourraient étouffer la révolution dans l’œuf. Ils avaient tort ».
J’ai rencontré Bashir à Ar-Ramtha, une ville jordanienne tentaculaire proche de la frontière (jordano-syrienne). Sa famille a fui la Syrie il y a de cela sept semaines. Nous avons discutés, assis sur de minces matelas disposés à-même le sol d’une pièce dépouillée blanchie à la chaux, buvant du thé sucré dans de petits verres.
L’adolescent sympathique (il a aujourd’hui dix-huit ans et porte la barbe) riait parfois, mais il reconnaissait aussi être obsédé par des souvenirs terribles des horreurs qu’il a subies.
A l’époque de son ‘exploit’ dans l’école, il était le plus jeune et le plus débrouillard des quatre fils d’une famille traditionnelle, il était le seul à poursuivre des études, ayant l’ambition de devenir ingénieur en informatique.
Les slogans avaient été découverts le lendemain matin par le directeur du collège, choqué, qui avait immédiatement appelé la police. Des officiers avaient rassemblé tous les élèves, et ils en avaient emmenés dix, sélectionnés au hasard, pour leur faire subir des interrogatoires.
Parmi ceux-ci, il y avait Nayaf, quatorze ans, à l’époque, le meilleur ami de Bashir, qui faisait effectivement partie de la petite bande. Ils ont battu cet enfant qui, terrifié, a rapidement révélé le nom de son ami. Bashir se cacha durant deux jours, mais le père de Nayaf finit par le trouver, et il le supplia d’aller au poste de police, celle-ci ayant promis de relâcher les deux garçons (Nayaf et lui) après leur avoir posé quelques questions.
Des membres de la famille de Bashir l’exhortèrent à ne pas se rendre. « Mais je me sentais coupable, et j’avais une responsabilité vis-à-vis de mon ami – je pensais que si je ne me rendais pas à la police, il pourrait ne jamais être relâché » m’a expliqué Bashir.
Arrivé à l’entrée du commissariat, il a rencontré un groupe de soldats qui lui dirent qu’il aurait dû fuir, quitter la Syrie. « Ils m’ont demandé si je n’étais pas fou. Cela m’a fait comprendre que j’étais en train de faire la bêtise de ma vie ». En quelques minutes, il prit toute la mesure de son erreur. Des officiers lui ont ordonné de se dévêtir, et il a été fouillé au corps. Ensuite, on lui a rendu ses sous-vêtements et sa chemise, et on l’a emmené dans un sous-sol où trois agents de la sécurité ont commencé à le torturer, le battant à coups de câble et lui administrant des chocs électriques. Les autorités redoutaient qu’ils s’agissait là des premières flammèches du Printemps arabe en Syrie, aussi Bashir a-t-il été rapidement transféré dans une unité du renseignement militaire dans la ville de Suwayda, à une heure de voiture à l’est de Deraa. Il a passé les six jours suivants enfermé dans une cellule plus étroite que le matelas pour une personne sur lequel nous étions assis, puis il en fut extrait pour lui faire subir une sauvagerie indescriptible.
Un morceau de tuyau en caoutchouc a été placé sur ses yeux et ses oreilles, tellement tendu qu’il percevait des pulsations constantes dans les oreilles. Il avait les mains menottées dans le dos et il fut entassé, plié en deux, dans un pneu de camion, son dos et ses pieds étant exposés à des coups impitoyables que ses tortionnaires lui infligeaient avec des fouets et des câbles. On lui fouetta aussi les mains à plusieurs reprises pour le punir d’avoir écrit des slogans contre le gouvernement, ce qui lui cassa tous les ongles, qui sont tombés.
« Je pensais que je n’en ressortirais pas vivant » me dit Bashir. « C’était tellement violent. Tout ce que je voulais, c’était mourir pour ne plus souffrir ».
Le chef des bourreaux lui lançait des questions interminables : Qui étaient les autres ? Qui les avait embrigadés ? Etaient-ils des jihadistes ?
Bashir reconnaît qu’il a craqué rapidement, et qu’il leur a avoué les noms de ses camarades. Ses tortionnaires ne croyaient pas à ce qu’il leur disait, ils insistaient : des adultes avaient forcément été dans le coup. Alors il avança les noms de personnes plus âgées que lui, qu’il connaissait, dans l’espoir que cela mettrait un terme à son calvaire. « J’aurais dit n’importe quoi » m’a expliqué Bashir. « Tout ce que je voulais, c’était échapper à ces coups de fouet ».
Mais les services de sécurité ont arrêté les gens qu’il avait cités, parmi lesquels trois de ses cousins. En trois jours, vingt-quatre personnes ont ainsi été capturées. Toutefois, quatre garçons, sur les sept qui avaient écrit les slogans, n’ont jamais été pris.
Durant ses six jours en état d’arrestation, il n’a jamais vu son ami Nayaf, ayant les yeux bandés, mais il a pu apercevoir ses pieds, tandis qu’on l’emmenait à une session de torture.
« J’ai vu qu’il avait les orteils en sang, ses pieds étaient enflés et bleu, rouge et jaune, presque de toutes les couleurs » se souvenait Bashir.
A un certain moment, les geôliers de Bashir lui dirent qu’ils voulaient faire une expérience. Ils lui menottèrent les mains à un tuyau brûlant au-dessus de sa tête, avant de renverser d’un coup de pied la chaise sur laquelle ils l’avaient fait monter ; il se trouva instantanément confronté au choix entre se brûler les mains s’il se retenait au tuyau et avoir les poignets tailladés par les chaînes de ses menottes, s’il ne le faisait pas. Bashir et Nayaf furent transférés ailleurs après avoir « signé » des aveux en y apposant leurs empreintes digitales ensanglantées.
Des soldats en armes les emmenèrent, dans un bus sans éclairage, jusqu’à la capitale, Damas. Ils leur ordonnèrent de garder le silence et de mettre le front sur l’appuie-tête devant eux. Ils sont arrivés au siège de la branche Palestine des services de sécurité, le plus redoutée de toutes. « C’est devenu tout simplement de pire en pire – je n’ai pas tardé à espérer retourner à Suwaïda » m’a expliqué Bashir.
On l’a immédiatement emmené chez le chef, qui lui a demandé ce qu’il avait écrit sur le mur. Après avoir révélé la phrase, Bashir se vit intimer l’ordre de s’approcher du bureau : l’officier lui administra des gifles violentes sur les deux joues.
Son bandeau lui ayant enfin été ôté, Bashir eut la bonne surprise de se retrouver dans une cellule où était aussi enfermé son ami Nayaf, bien qu’il fût choqué de voir ses plaies suppurantes et la maigreur dramatique de celui-ci. « La première chose qu’il m’a dite, c’est qu’il était terriblement désolé d’avoir révélé mon nom. Je lui ai dit de ne pas s’en vouloir, que c’était moi qui m’étais jeté dans la gueule du loup. Après cinq minutes, nous avons éclaté en sanglots. Nous restâmes assis, là, à nous demander ce que nous avions fait de mal, nous disant que notre vie se terminait là ».
Une demi-heure après, on les emmenait vers de nouvelles tortures. On informa alors que Bashir ne serait pas libéré avant ses soixante ans, et qu’il aurait alors les cheveux blancs. Les tortures continuèrent durant vingt-quatre jours, encore plus brutales.
Les services de sécurité avaient aussi arrêté des membres de la famille de Bashir. Son cousin, Nidal, m’a montré l’endroit où il a perdu cinq dents du haut, lors d’une torture. Un autre cousin, Mostafa, m’a dit qu’il a été tellement torturé à l’électricité et battu à coups de barres de métal sur les parties génitales qu’il aurait honte de se marier.
Pendant tout ce temps, leur famille dans l’angoisse, aidée par l’influent imam de la mosquée historique de Deraa, suppliaient les hauts responsables gouvernementaux pour obtenir leur libération.
Une manifestation populaire organisée le 18 mars 2011 exigea le retour de leurs fils. Mais, des slogans hostiles au président Assad ayant été criés, les forces de sécurité toutes de noir vêtues ouvrirent le feu sur la foule, tuant deux personnes. Cela ne fit que jeter de l’huile sur le feu de la protestation, il y eu toujours plus de tués – et la révolution se répandit dans toute la Syrie. Deux jours après la manifestation de masse, on annonça aux collégiens qu’ils bénéficieraient d’une amnistie décidée par le président à l’occasion de la Fête des Mères. Lors de sa libération, Bashir fut surpris de voir autant d’amis et de parents originaires de la même ville que lui, Derra – il n’imaginait pas que toutes ces connaissances avaient été arrêtées.
On leur restitua leurs vêtements, et on leur donna quelques cigarettes. Nayaf récupéra son sac-à-dos, avec ses livres scolaires toujours à l’intérieur. On les ramena à Deraa. Tandis qu’ils approchaient de la ville, ils entendirent les voix de plusieurs dizaines de milliers de manifestants. « On a alors cru que ça y était, que nous allions être exécutés » explique Bashir.
Mais au contraire, les manifestants vinrent chercher les captifs libérés dans le bus, et ils les portèrent en triomphe sur leurs épaules, tandis que les gardes prenaient leurs jambes à leur cou, pour échapper au pire.
Des calicots furent brandis autour d’eux, exhortant d’autres villes à se soulever. Peu à peu, ils commencèrent à comprendre la force sismique des événements dont ils avaient été le détonateur.
Ensuite, durant un mois, Bashir essaya de reprendre ses études. Mais les événements à Deraa, puis dans tout le reste de la Syrie, prirent de l’ampleur et se transformèrent en une véritable guerre, et le pays s’effondra. Il devint trop risqué pour Bashir de retourner à l’école.
Comme tant d’autres, sa famille est aujourd’hui déchirée par la guerre, un frère et un de ses cousins, celui qui avait été arrêté avec lui, ont été tués tandis qu’ils combattaient dans l’Armée Syrienne Libre, et leurs maisons ont été détruites.
Aujourd’hui, les membres survivants de sa famille luttent pour leur survie en Jordanie, où le flot des réfugiés a fait considérablement augmenter les prix des marchandises et le montant des loyers. Nayaf et sa famille vivent tout près.
C’en était trop pour le père de Bashir, qui était âgé, il est mort au mois de mars.
Bashir travaille comme maçon, mais il dit vouloir retourner en Syrie pour rejoindre les rebelles au combat.
Tandis que nous concluons notre longue conversation (peu avant minuit), Bashir me dit qu’il est déçu par l’incapacité de l’Occident à intervenir dans le conflit en Syrie, comme il l’avait (pourtant) fait en Libye.
« Les gamins de Deraa ont déclenché une révolution. Aujourd’hui, nous disons : « Arrêtez cette cascade de sang. Aidez-nous, donnez-nous des armes, ou tout ce qui pourrait nous aider, sinon, vous, les grandes puissances, vous nous aurez trahis ».
Je lui demande ce qu’il ferait si la paix finissait par revenir dans son pays. « Je veux être officier, pour être capable de traiter gentiment et de manière civilisée tous les révolutionnaires dans le futur », me dit-il.
Je revois alors soudain ce collégien un peu naïf dont le tour pendable commis durant une sombre nuit d’hiver a inspiré par inadvertance des événements tellement épiques et extraordinaires ».
Il me sourit, et nous nous disons au-revoir.
Date : 27/4/2013