Ces oligarques syriens qui tiennent à bout de bras le régime Assad – par Benjamin Barthe
En Syrie, les affaires continuent. Malgré l’océan de destructions semées par les forces loyalistes et les sanctions votées par les pays occidentaux, une poignée d’entrepreneurs dans l’orbite du pouvoir engrange toujours des profits. Des témoignages récoltés par Le Monde, auprès de très bons connaisseurs du régime syrien, dévoilent une partie du système occulte et prédateur qui permet au président Bachar al Assad d’entretenir l’allégeance de ses fidèles et de financer sa guerre contre l’opposition.
A quelques jours de la pseudo-présidentielle du 3 juin, qui devrait offrir au chef de l’état son troisième mandat consécutif, la mise en coupe réglée du pays et la dépendance de Damas de ses alliés, notamment l’Iran, n’ont jamais été aussi forte. « Il n’y a presque plus un seul dollar qui entre légalement dans les coffres de l’état », constate un ancien intime du clan Assad.
« Les puits de pétrole sont passés sous le contrôle des rebelles ou des kurdes. Les gens ne paient plus ni leurs impôts, ni leurs factures d’eau ou d’électricité. Tout ce qui reste au régime pour payer les salaires des fonctionnaires, ce sont les magouilles et l’aide directe de l’Iran et de l’Irak ».
En matière de combines, le roi reste Rami Makhlouf. Ce cousin de Bachar al Assad, qui contrôle des pans entiers de l’économie syrienne, comme la téléphonie mobile (Syriatel), a su, de sources convergentes, maintenir sa position dominante. Avec Ayman Jaber et Abdel Kader Sabra, deux hommes d’affaires de la côte, et Samir Hassan, ancien de Nestlé, il a investi dans l’importation de produits alimentaires, notamment le blé, le riz, le sucre et le thé. Un nouveau marché, apparu à la faveur des mauvaises récoltes de l’année 2013 et du basculement de nombreuses zones rurales dans les mains de la rébellion. Contrairement au pétrole, les produits alimentaires échappent à l’embargo européen.
Une multitude de paravents
Autre aubaine créée par la crise, l’importation de pétrole, une activité déléguée au secteur privé depuis que les sites d’extraction de Deir ez-Zor et Hassaké ne sont plus contrôlés par l’état. Ce marché attire d’autant plus les convoitises que Téhéran a accordé à Damas, en août 2013, un crédit de trois milliards six cent millions de dollars (deux milliards six cent millions d’euros), destiné spécifiquement à l’achat de brut et de produits pétroliers. Les heureux élus se fournissent en Iran et en Irak, mais aussi auprès des groupes rebelles qui se sont emparés des puits. Au début de l’année, des chancelleries occidentales affirmaient que des émissaires du régime avaient acheté du pétrole au Front al Nosra, un groupe djihadiste présent à Deir ez-Zor.
« Le conflit a rebattu les cartes d’un point de vue économique », analyse Peter Harling, de l’International Crisis Group. « Il a forcé des grandes familles à s’exiler ou à fermer boutique et a permis à une nouvelle génération d’affairistes d’émerger ». L’un des intermédiaires en vogue sur le marché du blé est la famille Foz, de Lattaquié, qui agit pour le compte du général Dhou al Himma Chalich, cousin de Bachar al Assad et patron de sa garde privée, visé par les sanctions occidentales.
Pour échapper aux sanctions internationales, les profiteurs de guerre s’abritent derrière une multitude de paravents. « Rami Makhlouf a un bureau d’avocats à ses ordres qui passe l’essentiel de son temps à créer des sociétés écrans », assure un membre de l’élite économique damascène. Une partie de ces faux nez a été identifiée par les limiers du trésor américain et de la commission européenne. Un fonds d’investissements aux îles Caïmans et une holding au Luxembourg, Drex Technologies, ont été ajoutés, en 2012, sur la liste noire des sociétés et des entrepreneurs accusés de financer le régime Assad.
Mais selon un homme d’affaires syrien très bien informé, le cousin Rami est parvenu à mettre une bonne partie de sa fortune à l’abri, notamment à Dubaï. L’émirat du Golfe, où vit Bouchra al Assad, la sœur du président syrien, s’enorgueillit du fait qu’il a recueilli, après le début des « printemps arabes », une partie des avoirs des élites du Proche Orient en quête de confidentialité. « Depuis 2011, Dubaï joue dans notre région le même rôle qu’a joué la Suisse durant la seconde guerre mondiale, en Europe », confie la source syrienne.
Par le biais de son père, Mohammed, qui vit entre Damas et Moscou, le PDG de Syriatel dispose aussi de facilités en Russie. C’est d’ailleurs dans ce pays qu’est imprimée la monnaie syrienne, depuis que l’Autriche a dû renoncer à ce contrat, en application des sanctions européennes, décidées à l’automne 2011. En décembre de cette année, le Kremlin, indéfectible protecteur de Damas, avait autorisé la banque centrale syrienne à ouvrir des comptes en roubles dans des banques russes. Un stratagème destiné à contourner les sanctions occidentales, qui interdisent aux syriens de conduire des transactions en dollars.
Des millions de dollars par valises diplomatiques
L’empire Makhlouf dispose aussi de relais en Roumanie, où le beau-père de Rami, Walid Othman, est ambassadeur. « Les activités de ses enfants en Europe, notamment à Vienne et Bucarest, génèrent des millions de dollars de cash, qui sont renvoyés en Syrie par la valise diplomatique », accuse Ayman Abd al Nour, le rédacteur en chef du site d’informations http://www.all4syria.info , un ancien conseiller de Bachar al Assad passé à l’opposition.
Le gang des oligarques syriens comprend aussi Maher al Assad, le frère du président, et ses affidés, Mohammed Hamsho, Samer Debs et Khaled Qadour. Le premier, qui détient le très juteux marché du VOIP (Voice Over Internet Protocol), un système de communications à bas prix de l’étranger vers la Syrie, s’apprête à obtenir du ministère du tourisme une licence pour développer un projet d’île artificielle, près de Tartous.
En contrepartie des prébendes que leur accorde l’état, ces industriels lui reversent une partie de leurs bénéfices. Le magot de Syriatel finance à l’évidence les salaires du service public, voire la solde des chabbiha, les miliciens pro-régime. Selon l’économiste Jihad Yazigi, auteur d’un rapport sur l’économie de guerre syrienne, des compagnies de bus ont mis leur flotte au service de l’armée. Signe de la résilience de cette caste, aucun ou presque des hommes d’affaires inscrits sur la liste noire n’a rallié l’opposition. Quelques personnes ont obtenu que leur nom soit effacé, après avoir plaidé l’erreur d’identité devant les tribunaux américains ou européens.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, pour l’immense majorité des entrepreneurs syriens, le conflit est une calamité.
Les experts de l’ONU ont fait le calcul, même avec une croissance annuelle de cinq pour cent, il faudra trente ans pour que le produit national brut syrien retrouve son niveau d’avant guerre.
date : 30/05/2014