« C’est dans l’unité nationale que naîtra une Syrie post-Assad, mais en aucun cas dans une partition » – interview de Jean-Pierre Filiu par Thomas Renou

Article  •  Publié sur Souria Houria le 13 février 2014

 

Jean-Pierre Filiu, professeur des universités à Sciences Po (Paris) (DR)

L’historien Jean-Pierre Filiu, ancien diplomate en poste en Syrie, a passé l’été à Alep, une ville qu’il connaît bien. Une ville devenue un enfer, déclarée « zone interdite » à la presse internationale, depuis le rapt en juin 2013 de deux journalistes d’Europe 1. Il livre son témoignage dans un ouvrage : Je vous écris d’Alep (Denoël).

Quelle analyse faire du premier round de la conférence de paix sur la Syrie qui s’est achevée vendredi 31 janvier, à Genève ?

La communauté internationale s’est focalisée sur Genève 2, en perdant le sens de l’atroce réalité du terrain, je trouve cela troublant. Loin de régler les problèmes de la Syrie, cela crée un processus de distanciation tout à fait redoutable, dont les résultats, décalés, n’ont absolument aucun impact sur le terrain, positif ou négatif.

Pourquoi ?

Genève 2 est conçu comme si la Syrie était le théâtre d’une guerre par procuration, une négociation de forces extérieures au conflit, qui le couvrent ou cautionnent. Nous sommes dans ce pays face à une révolution qui, certes, a pu ouvrir des possibilités d’interventions extérieures, de la surenchère confessionnelle, des polarisations internationales, mais il faut la traiter comme une révolution. Lors de ce Genève 2, le sort de Bachar el-Assad aurait dû être au cœur de toutes les discussions. Tant que son sort n’est pas tranché, il n’y a malheureusement aucun avenir pour la Syrie.

Ce qui tranche avec Genève 1…

Ce round diplomatique de Genève 1, signé en juin 2012, ne souffre d’aucune ambiguïté, voilà pourquoi il a été rejeté avec constance par le régime de Bachar el-Assad. Il prévoyait une transition politique agréée par les deux parties. À Genève 2, Assad n’a donc pas envoyé des plénipotentiaires politiques, mais des diplomates pour discuter avec des pays étrangers de leur ingérence, et pour contester la légitimité de la délégation révolutionnaire qui leur faisait face. Accepter la légitimité de ces représentants de la révolution, c’était pour ces diplomates courir le risque de subir une punition physique du dictateur syrien. Ce dernier est incapable de faire la moindre concession, car son régime repose sur un pouvoir absolu, animé par une terreur de masse.

Que devrait faire la communauté internationale ?

Pour l’instant, la communauté internationale a parlé pour ne rien faire, ce qui est pire que tout.

C’est-à-dire ?

Déjà, en juin 2011, des révolutionnaires me disaient : « Vous, les Occidentaux, n’allez rien faire, alors taisez-vous ! Si vous parlez, vous allez nous affaiblir face à la propagande de Bachar el-Assad, et vous susciterez des attentes dans la population qui vont être déçues. Vous aggraverez le désespoir et ouvrirez un boulevard aux djihadistes ». C’est exactement ce qui s’est passé. Nous les avons laissés mourir. Aujourd’hui, si l’on ne veut pas s’occuper du responsable de cette crise, Bachar el-Assad, alors nous devons assumer ce renoncement et ses conséquences, comme la naissance de ce sanctuaire djihadiste qui, je le rappelle, n’existait pas au début de la révolution. Ce qui est frappant, c’est l’absence d’autocritique de la communauté internationale sur la politique qui a mené à un tel désastre, résultat de notre complicité passive avec Bachar el-Assad, et de la complicité active de la Russie et de l’Iran.

Tous les pays n’ont pas été passifs, et notamment la France, qui a une longue histoire commune avec la Syrie. Est-ce qu’elle a eu raison de vouloir agir ?

François Hollande est le seul dirigeant occidental à avoir conservé face à la crise syrienne dignité, respect et clairvoyance. J’ai vu dans l’attitude du président de la République des accents mitterandiens : un choix courageux en termes de politique intérieure (cette intervention n’était pas populaire), mais qui correspond aux intérêts à long terme des peuples de la région, et donc à l’intérêt de la France, qui a besoin que ces pays puissent développer leurs droits collectifs. François Hollande est allé le plus loin possible. Il faut se souvenir que le 30 août 2013, alors qu’une intervention militaire ponctuelle était prête, nous avons été lâchés, abandonnés par les États-Unis, ce qui constitue à mon sens un événement très grave dans les relations franco-américaines. Tant que n’est pas restaurée une alliance avec les États-Unis face au pire sujet d’insécurité mondiale, la France est condamnée à l’impuissance, car elle ne peut pas œuvrer seule sur un sujet aussi grave.

Vous avez mis en cause ceux qui misent sur une partition de la Syrie, une erreur tragique selon vous.

Je suis historien. Ce qui anime le mouvement national syrien depuis les origines, depuis plus d’un siècle, c’est l’unité du pays. C’est très frappant de voir les deux drapeaux : celui de Bachar el-Assad a deux étoiles, qui représentent la Syrie et l’Égypte.

C’est le drapeau de la République arabe unie…

Voilà, c’est la nostalgie d’une Syrie qui disparaîtrait dans une entité arabe plus grande. Le drapeau des révolutionnaires a trois étoiles, qui représentent Damas, Alep et Deir ez-Zor. C’est un drapeau qui date de 1932 et qui avait été opposé aux Français, car ceux-ci avaient découpé la Syrie en cinq États différents. C’est dans l’unité nationale que naîtra une Syrie post-Assad, mais en aucun cas dans une partition.

À Alep, comme partout en Syrie, le travail d’information est devenu difficile, comment jugez-vous le traitement médiatique de ce conflit, aujourd’hui ? Vous dites souvent que la propagande d’Assad fonctionne très bien…

Je veux d’abord rendre hommage à tous les journalistes qui ont pris des risques énormes pour continuer de couvrir le conflit syrien, à mes amis Didier François et Nicolas Hénin, ainsi qu’à leurs compagnons Pierre Torrès et Édouard Elias, qui sont toujours retenus en otage. Bachar el-Assad a largement remporté la bataille de la communication. Son discours est extrêmement brutal, il est toujours le même depuis le début, et dans nos sociétés de zapping, un discours brutal répété un million de fois finit par s’imposer. Dès le premier jour de la révolution, il a évoqué un complot international de djihadistes souhaitant déstabiliser la Syrie. C’est devenu l’analyse dominante.

Par ailleurs, selon vous, les Français seraient aveuglés par le prisme libanais…

Le prisme d’interprétation libanais ne fonctionne pas en Syrie. Nous projetons des catégories qui ne sont pas celles de la Syrie. Ce pays est infiniment plus complexe que le Liban, et ses formes d’organisation ne sont pas celles des communautés libanaises.

À Alep, des sunnites affrontent des sunnites…

Et ces sunnites sont arabes et kurdes, sans que cela constitue une différence. La réalité de la Syrie est très différente de celle du Liban, de l’Irak, mais par défaut, nous utilisons des lunettes qui viennent des pays voisins.

Vous dites qu’Alep pourrait constituer le laboratoire d’une transition politique. Comment voyez-vous la situation évoluer ? Que peut-on espérer pour la Syrie ? Qu’espérez-vous personnellement ?

J’étais désespéré, du fait des bombardements quotidiens à Alep – beaucoup de personnes que je connaissais y ont perdu la vie. Ces dernières semaines, les révolutionnaires ont trouvé l’énergie de lancer ce qu’ils appellent leur seconde révolution contre Al-Qaïda, et ils sont en train de la gagner. Ils se battent aujourd’hui sur deux fronts : contre Assad et les djihadistes. Ils se battent sur deux fronts, plus isolés que jamais, et en même temps, avec un moral ?incroyable. Je pense que nous pourrions inverser la dynamique de Genève, non en partant du haut, car nous serions très vite bloqués par les diktats d’Assad, mais en partant de la base – et Alep me semble une base opérationnelle – pour une transition politique à l’échelon local. Alep rassemble deux millions d’habitants : un million à l’Est, sous contrôle révolutionnaire, et un million à l’Ouest sous contrôle d’Assad. Entre eux s’est dressée une frontière artificielle. Il faudrait un cessez-le-feu local, qui permettrait de soulager les souffrances des deux côtés, puis mettre en place des mesures de confiance. On peut rêver ensuite à la mise en place d’une autorité locale mixte. Voilà ce qui constituerait, selon moi, le laboratoire de l’après-Assad.

source : http://www.lhemicycle.com/cest-dans-lunite-nationale-que-naitra-une-syrie-post-assad-mais-en-aucun-cas-dans-une-partition/

date : 11/02/2014