«C’est toujours mieux qu’en Syrie et en Irak»: quand le chaos sert de caution aux régimes conservateurs – par Nadéra Bouazza
«C’est toujours mieux qu’en Syrie et en Irak.» Cette affirmation revient comme une ritournelle sur les réseaux sociaux égyptiens. Si vous critiquez l’indigence de l’actuel gouvernement ou vous plaignez des coupures d’électricité à répétition, il y aura toujours une personne pour vous dire que la situation «est tout de même meilleur qu’en Syrie ou en Irak», et que, au contraire, les Egyptiens doivent s’estimer heureux. Une posture tournée en dérision par les internautes, passés maître dans l’art de détourner à l’infini une phrase ou une photographie.
Le chanteur: «C’est toujours mieux que la Syrie et l’Irak… C’est toujours mieux que la Syrie et l’Irak… C’est toujours mieux que la Syrie et l’Irak»
Un spectateur, excédé: «Mais ça fait un an et demi que tu nous dis ça! Pourquoi ne nous parles-tu pas de Dubaï, du Japon et de l’Allemagne?!»
Près de la place Tahrir, au Caire. REUTERS/Amr Abdallah Dalsh
Au-delà de la plaisanterie, la Syrie et l’Irak sont indiscutablement devenus les épouvantails du monde arabe, voire au-delà. Des modèles à ne pas suivre et dont il faut se prémunir afin d’éviter d’être emportés par la vague dévastatrice de la guerre et de l’extrémisme radical.
Lier les révoltes et la violence
En Egypte, il ne passe pas un jour sans que le nom de l’Etat islamique (EI) soit évoqué dans la presse. Un mélange d’empathie et de peur de la contagion imprègnent les éditos écrits sur le sujet. Le pourrissement de la situation syrienne puis l’avancée éclair de l’EI en Irak ont été très largement documentés. De nombreuses chaînes arabes couvrent quotidiennement –et ce depuis près de quatre années– le chaos syrien: près de 200.000 morts, 3 millions de déplacés et un nombre indéfini de crimes de guerre encore ensevelis sous les gravats.
Cette surenchère de violence suit chronologiquement un autre épisode, celui des révoltes populaires de 2011. Pour certains, les deux sont liés: les aspirations aux changements sont la cause du chaos actuel et de l’émergence d’un groupe comme l’Etat islamique. Cette idée –qui n’est pas nouvelle– a gagné en légitimité ces deux dernières années. Ceux qui se cachaient hier pour l’exprimer l’assument aujourd’hui sans complexe. «Beaucoup de personnes considèrent à tort que Da‘ch [acronyme en arabe de l’Etat islamique en Irak et en Syrie] est l’enfant de la Révolution, analyse Ziad Majed, professeur à l’Université américaine de Paris et auteur de Syrie, la révolution orpheline. Il est au contraire le fils du despotisme arabe, une contre-révolution. Ce n’est pas une coïncidence si Da‘ch s’est installé dans des pays autocratiques comme la Syrie et l’Irak. Les réseaux qui le financent existaient bien avant le printemps arabe et les valeurs qu’il prône sont à l’opposé des slogans pacifiques entendus en 2011.»
En 2014, on observe tout un courant rejeter la révolution à l’aune de l’instabilité politique et des guerres qui ont suivis. Comme si l’enchaînement des crises autorisait une réécriture de l’histoire: en Egypte, la révolution populaire du 25 janvier 2011 est progressivement devenue un complot ourdi par les Frères musulmans et leur allié américain. Pour le chercheur Karim Bitar, il est toutefois important de distinguer les marches pacifiques demandant la chute de régimes autoritaires et la militarisation de la révolution libyenne et syrienne.
Une rhétorique conservatrice confortée
Le discrédit porté aux révolutions, vues comme la matrice du chaos actuel, conforte la rhétorique des Etats conservateurs ou autoritaires. La progression de l’Etat islamique en Syrie et en Irak légitime leur maintien pour faire face à la menace djihadiste. «Cela nous ramène à l’état d’esprit qui régnait avant la Révolution, poursuit Karim Bitar. Les régimes autoritaires avaient convaincu les pays occidentaux qu’ils étaient le meilleur rempart contre le terrorisme ou les flux d’immigrants sur les côtes européennes… Tous ces chantages avaient fonctionné et leurs avaient permis de rester en place.»
Le basculement dans la violence fait le jeu de l’ordre ancien et apparaît comme un ingrédient de stabilité à court terme. En Egypte, à ce chaos lointain, s’ajoute une menace terroriste intérieure, le groupe djihadiste Ansar Beit al-Maqdis (les Partisans de Jérusalem), dont les liens avec l’Etat islamique demeurent encore hypothétiques. C’est ainsi au nom de la guerre contre le terrorisme que les autorités égyptiennes ont justifié la violente répression contre les partisans des Frères musulmans. C’est encore au nom de cette menace que des activistes ont été arrêtés pour avoir manifesté sans autorisation. «Je ne veux pas que mon pays prenne le chemin de la Syrie, me confiait une sexagénaire, à la sortie d’un bureau de vote, en mai dernier. L’Egypte a besoin d’un Etat fort dirigé par un militaire.»
En Syrie, la menace djihadiste et la montée de l’Etat islamique semblent, momentanément, conforter le régime syrien. «La progression de l’EI renforce le discours du régime syrien, qui affirmait dès 2011 que les mouvements de contestations étaient des groupes terroristes, affirme Karim Bitar. Une prophétie auto-réalisatrice. Elle permet également à Bachar al-Assad de redevenir un interlocuteur pour les Occidentaux, un moindre mal.»Pour Ziad Majed, ce qui vaut pour d’autres régimes autoritaires ne vaut cependant pas forcément pour la Syrie:
«La plupart des capitales savent qu’Assad a été à la source du problème, il ne peut pas faire partie de la solution.»
«Pas prête pour la vraie démocratie»
Une caricature publiée fin août dans le quotidien saoudien tiré à Londres al-Sharq al-Awsat résume l’air du temps. La démocratie, incarnée par une mariée, un mélange de sorcière et de marâtre aux traits difformes, est huée par l’assemblée (sauf par l’Oncle Sam) et suivie par des «terroristes d’honneur». Le chaos actuel serait la preuve que le monde arabe ne serait pas prêt pour la démocratie. L’Egypte ne sera «pas prête pour la vraie démocratie avant 20 ou 25 ans», avait d’ailleurs déclaré sans vergogne l’ex-maréchal Abdel Fatah al-Sissi à la veille de son élection à la présidence de la République, en mai 2014.
Mais le chaos actuel et la montée de l’État islamique n’auraient-ils pas pu être limités par une position plus ferme de la communauté internationale en Syrie? «Le manque d’armes de l’armée syrienne libre a profité aux combattants djihadistes de l’Etat islamique,poursuit Ziad Majed. Le pourrissement de la crise syrienne a constitué une aubaine pour les combattants de l’Etat islamique basés en Irak.»
Si la menace djihadiste semble offrir un sursis aux régimes conservateurs de la région, elle met déjà en péril la survie des Etats et de leurs populations.