Cette révolution citoyenne qui survit en Syrie – par Angélique Mounier-Kuhn
Depuis longtemps, le monde ne prête plus l’oreille qu’au fracas de la guerre. Pourtant, à l’intérieur et à l’étranger, les partisans pacifiques du soulèvement n’ont jamais cessé de s’activer. Rien ne leur fera renoncer aux idéaux de la première heure
Fadi Dayoub parle de ses activités comme d’un emploi à plein-temps, qui ne connaît pas de vacances ou de jours fériés. Cultiver les idéaux de la révolution syrienne, même depuis Paris, requiert une assiduité de tous les instants. Partisan de la première heure du soulèvement, au sein de la diaspora, il n’a jamais renoncé aux aspirations pacifiques, cette soif de liberté et ce rêve de dignité qui entraînèrent les foules au printemps 2011. Ni la brutalité du régime, ni le basculement dans la guerre civile, ni la férocité des groupes djihadistes, rien, de la réalité crue, n’aura raison de ses convictions. Pas même l’indolence de la communauté internationale. La flamme a vacillé une fois, admet-il. C’était l’an passé, après l’attaque chimique de la Ghouta, le 21 août. Puis il s’est ressaisi.
Utopiste, ce Franco-Syrien de 43 ans, au sourire franc et au bouc discret? «Je suis un réaliste, rétorque-t-il. Il serait honteux de ne pas agir. Il y a des gens dont la survie dépend de ce que nous devons faire.» Il cite aussi cette réflexion gravée sur un mur de Zabadani, une petite ville assiégée dans la région de Qalamoun: «Oh que c’est dur, mais que c’est bon de sentir la liberté.»
Fadi Dayoub est un représentant à Paris des Comités locaux de coordination (LCC), ces cellules citoyennes qui ont émergé aux quatre coins de la Syrie en avril 2011 pour organiser les manifestations, avant de s’imposer comme un relais de l’aide humanitaire convoyée de l’étranger. Il est aussi le contact en France du Bureau de développement économique (Local Development and Small Project Support, LDSPS), un projet pilote de revitalisation économique et sociale qui s’est mis en œuvre à l’automne passé à Douma, une ville la Ghouta, la banlieue ouest de Damas échappant au contrôle du régime mais où les islamistes sont très présents.
Il appartient à cette communauté de petites mains de la société civile qui n’ont jamais cessé de résister, sans bruit, sans armes, et en dépit des menaces d’arrestation, aux deux ennemis des Syriens: le régime assassin et les intégristes forcenés. Dans un récent discours à New York, Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations Unies, leur a rendu un hommage appuyé en rappelant «les efforts importants de la société civile syrienne pour préserver le tissu social et maintenir ouverts les canaux de la communication et de la solidarité».
Pour mener toutes ses tâches, Fadi Dayoub n’a pas de bureau dédié. Il travaille autant dans le bus, qu’au café ou sur la table basse de son salon, les mêmes outils toujours à portée de main, deux téléphones mobiles, l’un pour Skype, l’autre pour Viber, dont l’usage se répand en Syrie, une tablette et son ordinateur. Ses journées se déclinent comme celle d’un cadre surbooké. Rester informé, d’abord, en balayant les nouvelles du terrain sur Tahrir Souria (Edition syrienne), une sorte d’agence de presse sur Facebook alimentée par les journalistes citoyens qui relaient les derniers affrontements. Maintenir le contact aussi avec ses interlocuteurs réguliers de l’intérieur pour faire remonter les besoins. Il en appelle pas moins d’une vingtaine tous les jours. «J’ai eu l’occasion d’en rencontrer quelques-uns en Turquie. A chaque fois j’ai été étonné de leur jeunesse. Ce sont d’eux que me viennent la force et l’espoir.»
Avec eux, Fadi Dayoub documente l’état d’avancement des projets, rédige des rapports qu’il transmettra aux bailleurs de fonds. Il achemine aussi des fonds à ses contacts civils de Damas au moyen de réseaux de confiance dorénavant bien rodés. Ce jour-là, Fadi Dayoub est furieux, la banque dont son association est cliente impose la fermeture du compte. C’est la deuxième fois que l’association est mise à la porte: «Tout cela parce qu’il y a Syrie dans le nom de l’association. En dépit du discours officiel, en France, les banques multiplient les embêtements», tempête l’activiste.
Un problème de plus à régler, qui s’ajoute à la quête inlassable de financements, auprès des institutions et des ONG. Du côté de la diaspora les dons ont fini par se tarir: «Le peu d’argent qu’il leur reste, les Syriens d’ici le consacrent à leurs familles», explique-t-il. Fadi Dayoub a appris à frapper à toutes les portes. Dans le cadre de l’appui humanitaire qu’elle apporte depuis 2012 aux LCC, la Division sécurité humaine du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) assure la prise en charge d’une partie de ses frais de fonctionnement.
Originaire de Tartous et issu d’une famille qu’il dit «classifiée alaouite» alors que lui-même se revendique laïc, il a posé les pieds pour la première fois en France en 1991. Muni d’une bourse, il venait y faire des études d’ingénieur. Il jette l’ancre dans son pays d’adoption jusqu’à ce qu’un frémissement de réformes en Syrie lui donne envie d’y tenter l’aventure, en 2003. Sa déception sera cuisante. Sur le plan politique, le régime ne lâche rien, et, malgré les promesses de libéralisation, il maintient ses griffes sur l’appareil économique.
En 2006, Fadi Dayoub refait donc ses valises et revient en France. Il n’est retourné en Syrie qu’une fois, en décembre 2011, pour prendre part à des manifestations la peur au ventre. C’était plus fort que lui. «J’avais décidé que je n’étais plus Syrien. Je le suis redevenu en 2011. Ce pays qui luttait pour la liberté portait des valeurs… Au sein de la diaspora, nous sommes beaucoup à avoir retrouvé ce souffle en nous.»
A Paris, ce souffle s’est emparé du «Bistro syrien», le restaurant du boulevard de Bonne-Nouvelle, dans le Xe arrondissement, où Fadi Dayoub travaille et fixe ses rendez-vous. L’endroit, bondé à l’heure des repas, s’appelait autrefois «Agathe». Il a été rebaptisé en 2012, par le maître des lieux, Ahmed, lorsque le soulèvement lui a rendu, à lui aussi, sa fierté d’être Syrien. Depuis, les murs de sa salle exiguë s’égayent des fresques d’artistes en exil, et s’offrent à des expositions photo. Souvent, jusque tard dans la nuit, tout ce que Paris compte de partisans d’une Syrie affranchie, pacifiée et laïque y débattent en dégustant des assiettes préparées dans la plus pure tradition de leurs origines.
Fadi Dayoub ne fait pas de politique. Il y est «allergique» et ne s’intéresse qu’au tangible. Pour lui, la Coalition de l’opposition a de longue date perdu la bataille médiatique. «Son mandat aurait dû être strictement diplomatique, ses représentants devaient endosser le rôle d’ambassadeurs de la révolution vis-à-vis du reste du monde. Nous ne sommes pas dans un processus politique, et cette opposition n’est pas le reflet de ce qui se passe sur le terrain», commente-t-il.
l y a un an, le quadragénaire aux yeux bruns a décidé de passer à la vitesse supérieure. Il a quitté son poste à la tête de la société de conseil en management qu’il avait cofondée; s’occuper d’aide humanitaire ne lui suffisait plus. «Je me suis rendu compte que nous avions changé de phase. Il fallait travailler sur la nouvelle Syrie. Cela ne pouvait plus attendre.»
Dans son pays, près d’un tiers de la population vit en état d’autonomie, dans les pans de territoire qui échappent à Damas. «Plus de régime, cela veut dire plus de services publics. Le conflit pourrait continuer encore pendant dix ans. Et on fait quoi pendant ce temps? On abandonne les gens?» En pro du management, il a classé tous leurs besoins sur une pyramide de Maslow, qu’il montre sur sa tablette. A la base, ceux qui ont trait à la survie, santé ou nourriture. Puis les services de police, l’éducation. Et tout en haut, la liberté politique et le respect des droits de l’homme. Sa tablette regorge d’autres graphiques, il a la manie des calculs: le nombre de morts tués par barils d’explosifs; les besoins en milliards de dollars des zones libérées ramenés à l’aide internationale débloquée…
En s’inspirant des expériences yougoslave et rwandaise, Fadi Dayoub réfléchit au printemps 2013 à la manière de préserver le vivre ensemble qui se délite dans le conflit. «Le morcellement du pays est une réalité. Mais il faut garder la cohérence entre les différentes zones. Or la société civile est le seul garant de l’unité. Tous les autres acteurs soit n’y ont pas intérêt, soit s’en moquent.» L’idée lui vient alors de former une trentaine «d’aimants sociaux», «des gens qui ont un poids dans la société civile, qui travaillent en réseau, échangent leurs expériences».
Il en parle à Razan Zaitouneh, une activiste renommée en Syrie, cofondatrice en 2011 des LCC (LT du 10.6.14), qui souhaite régénérer la société civile de Douma. Leurs projets coïncident: avant qu’elle ne soit kidnappée il y a six mois, Fadi Dayoub jette, avec elle et d’autres, les bases du LDSPS, le bureau de développement. «C’était du concret, j’ai été pris dans l’engrenage.» A Douma, le LDSPS soutient notamment le conseil exécutif de la ville, 21 technocrates élus pour faire rempart à l’influence islamiste, et dont il faut assurer les salaires. Il réfléchit aussi au développement d’énergies alternatives. «En ce moment, le principal problème là-bas, c’est le fioul. Avec le siège de la ville, il a atteint 12 dollars le litre. C’est pour cela que nous nous intéressons au solaire et à la production de gaz avec des déchets organiques.»
Fadi Dayoub jongle constamment avec de nouvelles priorités. A la Ghouta, les combats se sont plus ou moins tus et un groupe d’activistes dont il fait partie a reçu il y a quelques jours un appel d’anciens combattants. «Ils nous ont demandé des conseils pour organiser une séance de réflexion sur la manière de reprendre leurs activités civiles, comme au début du soulèvement. Il ne faut pas imaginer que tous ceux qui ont porté les armes sont des barbus fous. Beaucoup n’aspirent qu’à une chose, que ça s’arrête.»
Bientôt, il remettra le cap sur Gaziantep, cette ville du sud de la Turquie, non loin de la frontière syrienne, qui fourmille de réfugiés et d’activistes et vit déjà, selon lui, à l’heure de la «nouvelle Syrie». Fadi Dayoub s’y rend tous les mois. «Là-bas, c’est comme si j’étais chez moi.»
date : 27/06/2014