Charif RIFAI – Damas, Mars 2011: 3. Le complot

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 mai 2011

13-04-2011

J’esquisse les réactions sociales de ces divers groupes
devant l’épreuve de la désintégration. (…) Des tendances
psychiques discordantes, qui existent presque toujours à
l’état latent dans la nature humaine, trouvent à présent
libre cours. Les hommes perdent le nord, se jettent dans
des voies sans issue dans l’espoir de fuir. Les plus grandes
âmes se détachent de la vie ; des âmes plus grandes
encore s’efforcent de transformer la vie en quelque chose
de plus élevé que la simple vie que nous connaissons ici-bas
et sèment les grains d’un nouveau progrès spirituel.

Arnold Toynbee

« L’Histoire »

 

     Dans son excellent film « je suis celle qui porte les fleurs sur sa tombe » la réalisatrice syrienne Hala Abdallah dialogue avec un  artiste spécialisé dans la restauration de vieilles Icônes. Elle lui explique son idée en disant qu’une Icône, et après avoir subi les aléas du temps, la corrosion, l’humidité et la pourriture, doit être restaurée couche après couche et  elle a l’impression- poursuit Hala- que les gens aussi peuvent avoir besoin qu’on décape, couche après couche, ce qu’ils ont subi et qui les a dénaturé. C’est une sorte de crasse, d’oxydation  de l’âme qu’il faut restaurer et soulager.

     On était loin, à l’époque, de se  douter qu’à l’aube de l’année 2011 notre univers allait connaitre plus qu’un bouleversement. Des populations entières se remettent à rêver et à œuvrer pour ce rêve. Des populations entières se remettent à décaper  des couches d’humiliation, d’injustice et de peur. Cela s’appelle tout simplement l’Histoire, et elle s’est remise en marche dans une région longtemps qualifiée de somnolente, soupçonnée d’abriter les pires cauchemars pour l’humanité : Intégrisme, terrorisme, violences… Et voilà que ce monde arabe surprend par une jeunesse consciente d’elle-même, de son rôle et faisant preuve d’une maturité  exemplaire  traduisant ses aspirations par des slogans simples et avec un courage forçant le respect. Ce mouvement s’est enraciné dans les esprits, il a démontré, preuve à l’appui, qu’un autre horizon est possible, qu’il est nécessaire,  primordial de croire et de rêver.

     Ce mouvement dans plusieurs pays arabes  est  grandiose, irréversible. Il émane d’en bas et couvre par son élan toutes les hésitations, les faux calculs, il balaie les craintes, les idées trop reçues, les mesquineries. On a découvert comme par surprise que ces peuples tiennent à leur unité, qu’ils avaient une formidable capacité à accepter l’autre, qu’ils n’avaient pas manifesté par haine ni par rancœur. Par leurs demandes de justice, de liberté,   ils ont instauré une règle face à leurs gouvernements : Ce qui est possible aujourd’hui ne le sera plus demain. Les demandes grimpent  en crescendo de plus en plus harmonieux.

     Face à toute cette énergie qui emplit les cieux,  le pouvoir syrien s’est focalisé sur le concept du complot sensé œuvrer contre les intérêts du pays. Les demandes du peuple sont ainsi légitimes mais rien ne presse, les choses prendront leur cours d’antan, car le moment est grave et les comploteurs sont nombreux, ils veulent déstabiliser le pays et empêcher les citoyens de vivre en paix et sérénité.

     Complot dites- vous ? Mais quand ce pays, cette région, n’en ont pas fait l’objet ? La révolution arabe du début du siècle dernier contre les Ottomans a débouché après tant de sacrifices sur la déclaration Balfour et les accords Sykes- Picot. Les guerres d’indépendance avec leurs cortèges de morts ont porté au pouvoir des dictatures militaires ou des monarchies corrompues complotant les unes contre les autres.

     Complot dites- vous ? N’y avait-il pas un complot lorsqu’en 2003 l’armée américaine a envahi l’Irak et s’est retrouvée aux portes de la Syrie ? Le nouveau Proche- Orient cher à Bush ne devait-il pas s’étendre jusqu’en Syrie ?

     En 2005, n’y avait-il pas un complot visant à déstabiliser le pouvoir après l’assassinat de Rafic Hariri et le retrait de l’armée syrienne du Liban ?

     Face à la vérité officielle du pouvoir, il y avait la vérité populaire. A l’époque en 2003 et 2005, les deux marchaient de chœurs. Aucune manifestation, aucun soulèvement populaire n’a été enregistré en Syrie. Le peuple avait dit son mot : Non à l’armée de Bush, non à la déstabilisation de la Syrie avec des Khaddams et des Rifa’at Al Assad.

     Pourquoi alors, ce même peuple qui a assuré les arrières du pouvoir – face à des complots- au détriment de son confort et de ses droits a changé  de cap aujourd’hui? Pourquoi la vérité officielle n’est plus compatible avec la vérité populaire ? Pourquoi la thèse du complot, en dehors du fait qu’elle soit véridique ou non, ne convainc plus personne y compris à l’intérieur du pouvoir ? Telle est la question que le pouvoir syrien doit se poser aujourd’hui.  Cela l’obligerait à élargir son angle de vue, à sortir du sécuritaire pour  s’engager dans le politique. En a-t-il les moyens ou la volonté ou le temps ?

     Entre la restauration couche après couche –  à l’instar des vieilles icônes- de l’Âme Syrienne,  et l’éruption volcanique de la révolution, le peuple syrien trace son chemin, celui-comme à  l’extérieur, le débat reste ouvert. Chaque jour qui passe oblige les uns et les autres à trancher plus nettement leurs choix.

     Samedi dernier à Paris, on a vu deux manifestations, une de soutien au président Bachar, l’autre  pataugeant entre soutien du peuple et  exigence de la  chute de régime. Les uns et les autres échangent les accusations : comploteurs et agent de l’étranger pour les uns,  opportunistes et Moukhabarat (service de sécurité) pour les autres. Ce clivage s’étend sur les réseaux sociaux, sur les chaînes satellites  et traverse les syriens jusqu’à l’intérieur du pays.

     Dans ce débat, le rôle des intellectuels  syriens est primordial. Ils doivent dessiner les contours de l’avenir,  être en mesure d’anticiper  et surtout d’accompagner le peuple dans ses aspirations non le devancer en mettant la barre  trop haut. L’Histoire du monde arabe, et celle de la Syrie démontre  combien la noblesse des peuples, leurs aspirations et leurs sacrifices peuvent déboucher sur des récupérations politiciennes et mercantiles.

     Il serait catastrophique, à l’aube de ce printemps arabe épatant par sa force et inquiétant par sa fragilité, que les espoirs et les aspirations ne deviennent pas les réalités de demain.

Charif RIFAI