Charif RIFAI – Damas, Printemps 2011: 5. L’impasse

Article  •  Publié sur Souria Houria le 6 mai 2011

23-04-2011

Meurs mon ami ! Je te promets des pleurs et des nuits de veille sur ta dépouille.
Meurs mon ami ! Je te promets les fleurs des martyrs, les mots les plus jolis, les déclarations  enthousiastes, les condamnations les plus dures. Je te promets ma tristesse, éphémère.
Je ne mourrais pas à ta place, mais puisque c’est ton choix, allons y, de toutes les façons, il y a un prix pour que les choses changent, et puisque tu t’es précipité pour régler la note à ma place, alors vas-y, la générosité a toujours été tienne, va donc vers ta mort douce ou barbare, accélère l’allure, le monde est pressé.

     Guevara disait que dans une révolution, il ne s’agit pas de gagner ou perdre, il s’agit avant tout de  vouloir partager  le sort de ceux qui la vivent, ceux pour qui cette révolution s’est déclenchée. Mais on est bien d’accord toi et moi qu’avec des idées pareilles, on ne peut pas vivre longtemps. C’est pour cela que je ne vivrai pas ta révolution comme tu la vis. Entre nous il y a une distance, celle de la géographie et bien d’autres choses.

     Comment d’ailleurs ce Guevara à l’état pur, a-t-il fait sans caméra ni facebook, sans déclarations télévisées, et sans soutien par écrans interposés ? En avait-il vraiment besoin ? Je me le demande en suivant d’un œil blasé ces commentateurs, ces  apprenti- révolutionnaires de la télé- réalité, ces nervis du pouvoir et ces anti- nervis du pouvoir… Ils se succèdent tous en danse macabre, en cris assourdissants, en idéologues clairvoyants… Le peuple veut, le peuple doit, le peuple a droit à… L’un d’eux, sur Al-jazera, avait la barbe négligée tellement la révolution fatigue, presque ivre tellement la révolution enivre, le tout dans la belle Londres, un abri souterrain de tous les révolutionnaires de la parole. Poussons les détails jusqu’à l’infime, le complot et la réfutation du complot, les salafistes et la négation de leurs présence, l’argument de taille face à la taille de l’argument,  les deux usent du même langage désuet, gentillesse pour gentillesse, insultes pour insultes.

     Ralentissons le temps un peu. Une relecture de Moby Dik de l’Excellent Melville s’impose à tous. Achab sur sa jambe en bois à la poursuite de la Baleine blanche, gigantesque, malveillante. Jouons aux devinettes, qui est Achab et qui est la Baleine dans ce printemps arabe à fleurs blanches ? A qui appartient la vengeance finale?

     Entre les deux, le peuple, les peuples qui se ressemblent tous, emplissant l’espace, peinant sous la pratique difficile du quotidien parsemé de trop de quotidien, d’agent de sécurité, de prisons et de peur. Le peuple a oublié l’usage de la parole, la nécessité de la parole. On ne peut pas faire les deux choses à la fois : être dans la rue et sur un plateau de télévision, à vous donc la rue, et aux autres la télé jusqu’à ce qu’on vous confisque à nouveaux les deux!

     Quelques fois, je me dis que je ferai mieux de ne pas te soutenir. Ton image serait plus nette, tes contours plus purs.

     Qu’a fait de nous notre exil ? Frustrés, creux, loin de toute réalité. Qu’a fait de nous ce régime ? Hésitants, peureux, inefficaces dans l’audace, lents dans l’action, toujours perturbés, prêts à se battre pour les détails, ruminants, récalcitrants.

     Nous avons soutenu des causes et des révolutions, l’exil c’est aussi cela : l’apprentissage de la rue, sauf que  la nôtre à Paris et Londres n’a pas de balles. Mais le moment syrien ne ressemble à rien d’autres pour le Syrien. Ce sont les entrailles, les trippes, tout ce qui nous a formulé et nous a fait et refait ainsi. C’est la Syrie bon dieu, c’est nos villages et nos villes,  nos gens, nos simples gens, bons, méchants, gentils, féroces.

     Où se positionner dans l’image colossale ?

     Unis contre la dictature, unis pour la liberté, unis pour l’unité nationale, unis dans la désolation et les larmes, mais divers dans le timing, dans l’ordre des priorités, dans la méthode. Comment inciter les autres, les nôtres, à marcher vers une mort certaine et prétendre avoir la conscience tranquille ?

     La conscience de l’exilé est en fragmentation. Entre la théorie et la pratique, il y a un cortège funèbre, un parcours de combattant dans lesquels nous ne marcherons pas. Comment l’accepter et comment s’y consentir et surtout comment s’y opposer?

     « Ici Londres, les français parlent aux français » sauf qu’il n’y a plus de général visionnaire de presque deux mètres de haut, et l’armée de l’ombre est celle d’un moi qui se déchire.

Laissons place aux messages de l’intérieur :

  • · L’ami m’écrit avec l’économie du chat : Je suis triste, plus rien à perdre et plus rien à gagner. Prends soin de toi, finit-il. Damas vendredi saint
  • · L’autre ami encore plus économe : Pas la peine de te faire un dessin, le chaos est en marche. Seul Dieu en connait le dénouement.Damas, samedi 23 avril
  • · Le troisième sur skype : Machi el hal (Ca va) Mon fils (17 ans) est triste. Son amie a perdu son frère de 15 ans hier. Une balle perdue. Il faut deviner seul l’ambiance et tout le reste  par les traits des visages crispés et la tension transmise par internet.
  • ·Le quatrième : J’ai une réponse claire pour toi. Ma femme et mes enfants sont déjà partis, moi je pars demain. Damas, samedi 23 avril

 

* * * * * *

 

Pourtant, il nous faut une boussole. Une feuille de route.

–          Le régime est dans une impasse. Rentré dans le jeu des balles et du sang, il perd de plus en plus sa légitimité. Il sait qu’il n’y aura pas de solution sécuritaire.

–          L’opposition est dans une impasse. En 30 ans, et puisqu’elle a inscrit l’ensemble de son discours en opposition au régime, elle était incapable d’établir son programme propre, et elle se trouve aussi surprise que le régime par l’ampleur des événements.

     Entre les deux, le peuple trace une voie dans l’incertitude et manque de repère.

     Seul un dialogue national à grande échelle est capable d’éviter à la Syrie la poursuite du cauchemar. Est-il encore temps ?

     Aujourd’hui même, deux députés de l’assemblée nationale ont présenté respectivement leurs démissions. Pour l’expliquer ils ont évoqué leur incapacité à protéger les citoyens qui les ont portés à cette fonction et qu’ils étaient sensé les défendre. Inutile de rajouter que ces députés viennent de la même assemblée qui a très récemment applaudi et récité des poèmes dans un moment sensé être celui d’un deuil national.

Charif RIFAI