Charlie le Syrien – par Charif Rifai

Article  •  Publié sur Souria Houria le 12 janvier 2015

Dans l’une de ses caricatures, Wolinski écrit :  » Rien ne sera plus jamais comme avant »

C’était en l’an 1968, et des horizons nouveaux de liberté et d’épanouissement humains devaient s’ouvrir.  Un grand soleil remplissait l’espace et tous les espoirs étaient permis.

L’époque a bien changé, et à la place du soleil, une noirceur a gagné le large. Pourtant, le mot de Wolinski reste aujourd’hui cyniquement vrai: Rien ne sera plus jamais comme avant. Quant aux espoirs permis, l’avenir dira s’ils le seront ou non.

Vivre de sa plume est déjà un héroïsme louable. Ordinaire presque. Inaperçu souvent. La brandir telle une épée est une prouesse de Don Quichotte, noble, nécessaire et quelquefois vaine. Peu importe, ceux qui dégainent avec le mot le savent bien: Ils ne sont jamais à l’abri de ceux qui dégainent avec les balles.

Mourir de sa plume, pour elle, au nom de ce qu’elle exprime, est, en l’occurrence,  un héroïsme ancestral. Notre siècle nous a donné l’impression que nous pourrions nous en passer, non seulement ici, dans la France de Charlie Hebdo, mais partout où la plume est traquée, emprisonnée, assassinée.

Un seul regard sur la carte du monde suffit pour démontrer l’illusion, les Oasis de liberté risquent le sort d’une peau de chagrin: Rétrécir!

 

L’assassin, lui, est formaté. Sa main ne tremble pas, il a le geste précis, calme. Il planifie, exécute sans panique. Il a, dit-on, acquis de l’expérience sur une autre terre, une Arabie heureuse devenue un Yémen mystérieux; ou  une certaine Mésopotamie transformée -par un coup de ciseau de l’histoire- en un Irak et une Syrie qui, à leurs tour, sont en cours d’ensevelissement sous la botte des dictatures et  de l’obscurantisme des nouveaux Khalifes.

 

 Combien d’anonymes sont passés sous les balles des deux frères et leur complices avant d’acquérir une telle maîtrise de l’outil de la mort, de jouir d’un tel sang froid en commettant l’horreur à Charlie Hebdo? Lesquels « Anonymes » n’ont droit à aucun égard particulier, aucun élan de solidarité, aucun « Nous sommes tous… »

En Syrie, le compte des Anonymes tués par leurs propre régime et par les nouveaux inquisiteurs de l’Islam, s’est arrêté sur seulement deux cent mille en quatre années. Depuis, la mort continue, mais le compteur est en panne. En Irak et ailleurs, inutile d’inventorier, cela risque de nous renvoyer loin.

Et dire que le combat pour la liberté, pour la dignité est le même partout!  Peu importe encore une fois. Les Anonymes ont la faculté de l’interminable attente, revenons à l’horreur d’ici.

« Je suis Charlie » et je le suis davantage de jour en jour. Comment ne pas l’être?  Pour parler de l’inacceptable, tournez vous vers moi, l’inacceptable est mon voisin, nous avons été élevé ensemble, côte à côte. Il a accompagné mon enfance, ma jeunesse, il partage mon pain et dicte mon destin.

Je viens de cette Syrie, meurtrie. Je viens de ces prisons remplies, de ces espaces bafoués, de ces dignités perdues. Je suis les camps des réfugiés sous la neige, les bateaux chavirés des nouveaux marchands d’esclaves. Je suis le Citoyen matraqué, spolié, assassiné par sa dictature, et aujourd’hui par la déferlante  terreur djihadiste. Je suis la révolution volée, déçue, désespérée, oubliée de ses faux amis. Et  je prétend, malgré tout,  que désormais, les libertés, les droits de l’homme, la dignité, passent aussi par mon cauchemar… Et je suis Charlie.

La condamnation est totale. Elle n’est pas celle du Musulman livré à l’amalgame, encore moins du Syrien souffrant de son propre désastre, elle est celle de l’Etre Humain dans sa splendeur. Elle  n’est point liée à d’autres tragédies, refuse la comparaison entre une grande horreur et une moindre. Ce qui s’est passé le 7 et le 8 janvier 2015 à Paris et  s’est soldé par la mort de 17 personnes et des 3 meurtriers, n’est ni excusable ni justifiable.

Ne répétons pas les clichés sur la faillite du politique, sa lâcheté, ses faux calculs et ses erreurs. Tout cela est vrai, hier, aujourd’hui et demain. Evitons d’augmenter la ligne de fracture car elle est là, inutile de le nier. Il faut la traiter.

Le malaise social est profond des deux côtés du miroir.

L’islam est malade[i]. Il est malade dans les sociétés où il est majoritaire ou minoritaire, et les musulmans doivent être les premiers à le reconnaitre. Le fait de le dire n’occulte pas les raisons profondes de sa maladie, n’inclut aucune responsabilité collective des musulmans dans la violence des extrémistes que ce soit ici ou dans n’importe quel autre pays. C’est aux musulmans eux même de trouver la voie de la guérison, mais ils n’y arriveront pas seuls ni dans un climat d’islamophobie grandissant.

Frappé par une vague de transformation capitale, le monde arabe ne manque pas de libéraux, de démocrates et de laïcs. Le Printemps Arabe dans ses débuts en a donné la preuve. Il a été récupéré, instrumentalisé et très peu aidé. Il ne s’agit pas d’en débattre ici, mais disons que les démocrates arabes se sentent marginalisés, isolés et trahis. Pourtant, ce sont eux le rempart contre l’extrémisme. leurs combat est double: Le despotisme et l’obscurantisme. Ils l’ont souvent payé de leurs liberté et avec leurs sang.

 Dans ce combat, il vaut mieux prendre pour référence, plus un Mohamed Arkoun qu’un Houellebecq, un Alain Grech ou un Edwy Plenel plutôt qu’un Eric Zemmour ou un n BHL. Il faut un peu plus de Jacques Berque, de Henri Laurence, et de ceux qui ont établi des ponts. Le drame qu’on vient tous de subir avec l’attaque meurtrière à Charlie Hebdo tend, dans l’une de ses facettes, à rompre ces ponts en espérant récupérer les égarés de l’humiliation tout en dressant ceux qui risquent d’être égarés par la peur et l’incompréhension. Ce double objectif ne devrait pas passer. C’est un hommage nécessaire à Charlie Hebdo et à la prophétie de Wolinski pour que « rien ne soit plus jamais comme avant »



[i] l’expression est de l’Intellectuel et Militant Syrien Yassin El Haj Saleh

Date : 11/01/2015