Chirurgien à Alep : « On devient complétement inutiles »

Article  •  Publié sur Souria Houria le 16 janvier 2013

Issam, chirurgien syrien qui a opéré des mois sous les bombes, a fui le chaos après avoir été arrêté et torturé. Il témoigne, pour la deuxième fois sur Rue89.

Pour avoir embrassé la révolution, la population d’Alep reçoit une punition collective de la part du régime. Les coupures d’eau et d’électricité en font partie.

A l’hôpital, on s’est retrouvé en train d’opérer sur des batteries puis, lorsqu’elles étaient déchargées, à prendre trois ou quatre téléphones portables munis de torches et à se mettre à gonfler l’air à la main pour oxygéner le patient. On arrêtait d’opérer jusqu’à ce que l’électricité revienne.

Mes collègues mènent donc à présent une politique de sélection des cas. Ils ne soignent plus qu’une personne sur trois. Ils choisissent les malades qui ont le plus de chance de survivre. Ces gens-là sont opérés. Les autres non.

Ils disent à leur famille de les amener dans un autre hôpital. Les plus chanceux, ceux qui ont de l’argent, trouvent encore un hôpital privé devenu très cher ou sont emmenés en Turquie.

Hôpitaux bombardés, transformés en camps

Aujourd’hui, ce n’est même plus possible de soigner les gens en Syrie. Je suis médecin et je me sens impuissant. On devient complètement inutiles.

Après plusieurs mois à Alep, j’ai donc décidé de rentrer en France où j’ai étudié.

En Syrie, je travaillais dans sept hôpitaux différents : le Centre hospitalier universitaire (CHU) d’Alep et six autres établissements privés.

Aujourd’hui, seul l’un d’eux fonctionne encore.

Les autres ont été bombardés ou transformés en camps militaires par le régime. Ils accueillent aussi des réfugiés qui n’ont plus de maisons.

Mes collègues ont reçu des cas de peste

Les coupures d’eau sont elles aussi un désastre. Avec les poubelles qui ne sont plus ramassées et la pluie, cela fait un mélange horrible, idéal pour les épidémies.

Mes collègues médecins internes ont reçu pas mal de cas de peste. Tout le monde s’est donc mis à prendre de la pénicilline qui est encore disponible et l’épidémie a été vite endiguée.

Certains quartiers de la ville n’ont pas vu l’eau depuis quinze jours. Même les zones dites pro-régime ont des coupures de quatre ou cinq jours. Les habitants achètent des citernes d’eau entières. Deux mille litres coûtent environ 400 euros. C’est énorme et cela ne permet de tenir que quelques jours.

Une dispute avec un soldat : l’arrestation

Finalement, j’ai été arrêté. On m’a amené aux « moukhabarats » de l’armée de l’air, réputée comme la pire branche des services de renseignement. En Syrie on appelle ça « derrière le soleil » car bien souvent on n’en revient jamais.

Tout à commencé avec un jeune homme amené au CHU d’Alep avec des plaies partout. Un interne est venu me voir pour m’annoncer que ce patient avait été tellement torturé par le soldat censé le surveiller qu’une de ses blessures s’était transformée en fracture ouverte.

Les deux bouts de l’os lui avaient déchiré les muscles et la peau. Sachant que le jeune homme risquait une inflammation de l’os et des muscles voire une amputation, je n’ai pas tenu. Je me suis disputé avec le soldat. On encaisse beaucoup, on voit beaucoup de patients torturés, mais forcément on craque un jour.

Sur le coup il n’a rien dit, mais le lendemain on est venu me chercher à 6 heures du matin chez moi. J’ai été menotté, on m’a mis un sac noir sur la tête, on m’a insulté. Je n’ai pas été trop frappé car je suis mi-sunnite, mi-alaouite et cette moitié alaouite ne mettait pas mes bourreaux très à l’aise [Bachar el-Assad, président syrien, est alaouite, ndlr]. Puis j’ai été détenu.

La torture de la « chaise allemande »

Au départ, il y a une « procédure d’accueil ». Pendant une semaine environ, parfois plus, des personnes de la sécurité torturent, pratiquent leur sadisme jusqu’à ce que les officiers se rendent compte qu’une personne est emprisonnée et commencent une investigation sur elle.

On m’a donc mis sur la « chaise allemande ». C’est un énorme siège métallique dont le dos est en demi-cercle. On m’a attaché par les mains, qu’on tire vers l’arrière et le bas. Il y a donc une hyperextension de la colonne vertébrale. J’ai eu très mal.

J’en rajoutais, je criais qu’ils allaient le regretter, qu’un de mes parents était alaouite. J’essayais d’imiter l’accent de cette communauté, leur favori. Au bout de deux jours, quelqu’un s’est dit que j’avais peut-être raison. A la surprise de tout le monde dans la cellule où j’étais enfermé, j’ai été amené chez les enquêteurs.

Là, un des officiers m’a demandé pourquoi j’avais été arrêté. En fait, c’est le chaos total ! Il n’y a pas de chef d’accusation, rien de concret. Juste des détenus sur qui on a collé l’étiquette de terroriste ou de révolutionnaire. Les officiers ont même eu du mal à trouver mon nom sur les listes des prisonniers !

Invité dans le bureau des officiers

J’ai eu beaucoup de chance. Un enquêteur est passé par hasard dans le bureau. J’étais en bretelles et en culotte, ce qui ne donne pas l’image d’un chirurgien en chef, mais mon visage lui disait quelque chose. Quand il m’a reconnu, il a dit :

« Ah mais c’est vous docteur, vous m’avez soigné à l’hôpital ! Je vous reconnais !

– Ben oui c’est moi. »

Les chirurgiens sont souvent réquisitionnés pour soigner des membres du régime blessés contre l’ASL [Armée syrienne libre, ndlr]. J’avais en effet soigné ce responsable auparavant.

Il a dit aux autres de me libérer, que j’étais l’un des leurs. J’étais le prisonnier torturé, accusé de trahison suprême, de révolution. Cinq minutes plus tard, j’étais transformé en quelqu’un de loyal, de patriotique, de parfait.

Je me suis retrouvé en bretelles à boire du maté avec les officiers. C’est hallucinant, personne ne réfléchit !

source: http://www.rue89.com/2013/01/05/chirurgien-alep-devient-completement-inutiles-238318