Chroniques du délitement. 10 / Hafez Makhlouf victime d’une querelle de chefs avec Maher al-Assad
En dépit des promesses qu’il réitère à intervalles réguliers à l’intention de ses men-hebbakjis – ses adorateurs – et de ses chabbiha – les voyous au service des intérêts mafieux des membres de sa famille –, Bachar al-Assad confirme jour après jour qu’il ne dispose pas des moyens d’emporter la partie et que la victoire qu’il fait miroiter à ses partisans ne lui tend pas les bras. Au contraire, lentement mais sûrement, les choses se gâtent pour lui. Il aurait été emporté depuis longtemps par la vague de violence qu’il a volontairement initiée sans l’aide de ses amis russes et iraniens, et sans l’afflux en Syrie de milliers de mercenaires chiites aussi sectaires et sanguinaires que les « terroristes » sunnites qui lui servent d’épouvantails face aux Occidentaux.
Pour reculer l’échéance et prévenir la débandade, il veille donc à dissimuler les failles et les faiblesses de son régime. Ce sont elles qui font l’objet de ces chroniques. Elles sont destinées à rendre courage aux Syriens qui perdent patience et à montrer à ceux qui s’interrogent que Bachar al-Assad, contesté dans sa propre famille et dans sa communauté, n’est pas dans une situation meilleure que l’opposition et qu’il n’y a donc aucun intérêt à le considérer comme un partenaire. Certes, il continuera à manœuvrer, à mentir et à tuer, puisque c’est ce qu’il sait faire. Mais il ne pourra rétablir avec l’ensemble des Syriens les relations qu’il n’aurait jamais perdues s’il avait accepté d’entendre les cris des jeunes, des femmes et des hommes qui sont sortis dans les rues, en mars 2011, pour réclamer le respect, la justice et la liberté auxquels ils avaient droit, mais dont ils avaient été privés par son père et lui-même durant près de 50 ans.
Objet d’une inquiétude croissante parmi les supporteurs du régime syrien et sujet d’un mécontentement avoué au sein même de la communauté alaouite, « base captive » pour le pouvoir en place et vivier des forces militaires et paramilitaires qui lui permettent de survivre, la gestion de la crise vient de faire une victime parmi les membres de la famille Al-Assad en la personne du colonel Hafez Makhlouf. Officier des Renseignements généraux, il disposait, en raison de son appartenance à la famille présidentielle, d’une autorité qui s’étendait au-delà de sa fonction officielle.
Né le 2 avril 1971, ingénieur civil avant de s’engager dans l’armée, Hafez Makhlouf est le fils cadet de Mohammed Makhlouf et de Ghada Mohanna. Son père est aujourd’hui installé à Moscou, où il gère en silence son énorme fortune et tente de se mettre à l’abri des sanctions. Il a en effet profité de la présence à la tête de l’Etat syrien durant 30 ans de son beau-frère Hafez al-Assad, époux de sa sœur Anisa Makhlouf, pour faire main basse en toute impunité sur les secteurs les plus rentables de l’économie du pays, passant de la direction de la Régie des Tabacs à celle du Crédit immobilier… qu’il aura laissées toutes les deux aussi exsangues l’une que l’autre. Surtout, en collaboration avec Ghassan Mohanna, frère de sa femme, et de Nizar al-Asaad, auquel il est également apparenté, il a veillé durant la même période à ce que les revenus du pétrole syrien n’aboutissent pas dans les caisses de l’Etat mais dans les coffres ouverts à son nom dans des banques de pays étrangers. Au total, ses vols et détournements lui auraient permis d’engranger quelque huit milliards de dollars.
Diplômé non sans mal de l’Ecole de Guerre de Homs, grâce aux interventions de son père, le lieutenant Hafez Makhlouf a été affecté au Liban. Il y a été utilisé par son cousin Bachar al-Assad, dépositaire du dossier libanais retiré en 1998 au vice-président Abdel-Halim Khaddam, pour transmettre des messages et de l’argent à de hautes personnalités libanaises sans passer par le proconsul syrien au pays du cèdre, le général Ghazi Kanaan, suspecté d’entretenir de « trop bonnes relations » avec Rafiq al-Hariri. Après le rappel en Syrie des militaires syriens au Liban au printemps 2005, Hafez Makhlouf, devenu colonel, est passé de l’armée aux services de renseignements. Affecté à la Sécurité d’Etat, autrement dit aux Renseignements généraux, il a été chargé de la branche de Jisr al-Abyad de ce service, dont les prérogatives s’étendent en réalité à l’ensemble de la ville de Damas.
Nerveux et impulsif, agressif et méprisant pour ses adjoints comme pour ses supérieurs, certain de bénéficier d’une protection inconditionnelle de ses cousins Bachar et Maher al-Assad, Hafez Makhlouf s’est immédiatement rendu insupportable et odieux en intervenant, avec leur complicité ou leur tacite approbation, dans une multitude d’affaires et de dossiers n’entrant dans le champ ni de ses compétences, ni de ses attributions. On ne s’étonnera pas de la similitude de son comportement avec celui d’un autre de ses cousins, qui a beaucoup contribué par son arrogance, sa sauvagerie et sa grossièreté à jeter les habitants de Daraa dans les rues au mois de mars 2011, entraînant bientôt derrière eux des Syriens de toutes les régions du pays. On aura reconnu dans ce tableau le général Atef Najib, chef de la Sécurité politique dans le grand gouvernorat du sud du pays, dont la mère, Fatima Makhlouf est une sœur à la fois de Mohammed Makhlouf, dit Abou Rami, père de l’homme d’affaires – ou plutôt de l’homme des « affaires » – Rami Makhlouf, et d’Aniseh Makhlouf, mère de Bouchra, Basel, Bachar, Majd et Maher al-Assad.
Le sentiment de puissance et d’invulnérabilité de Hafez Makhlouf a été accru par le fait que c’est à lui et non à son grand rival, le général Asef Chawkat, époux de Bouchra al-Assad et chef des Renseignements militaires, que Bachar a fait appel pour enquêter sur trois affaires d’une extrême gravité intervenues en l’espace de dix mois, qui avaient démontré la porosité et le manque d’efficacité des services syriens de sécurité… à moins que ce ne soit de leur connivence avec les services israéliens. Il s’agit, on s’en souvient, de la destruction d’un réacteur nucléaire en construction sur la rive septentrionale de l’Euphrate en amont de Deïr al-Zor en septembre 2007, de l’attentat mortel contre le chef militaire et sécuritaire du Hizbollah Imad Moughniyeh intervenu au cœur du secteur le plus sécurisé de la ville de Damas en février 2008, et de la liquidation du général Mohammed Sleiman, conseiller militaire et sécuritaire privé du chef de l’Etat, tué sur la terrasse de sa villa de la plage de Tartous au début du mois d’août 2008. Il va sans dire que le résultat de ses enquêtes, qui intéressaient et concernaient au plus haut point l’ensemble des Syriens, n’a jamais été rendu public…
C’est précisément la tendance irrépressible de Hafez Makhlouf, devenu général, à mettre son nez partout et à forcer les gens et les choses à aller dans le sens voulu par lui qui vient de provoquer sa perte. Et c’est la ville de Daraya, symbole s’il en est de la résistance armée aux forces du régime, après avoir été celui de la résistance non violente aux exactions et aux méfaits de ses partisans, qui en a été le cadre. Alors que Maher al-Assad s’employait, par l’entremise de son bras droit et chef de cabinet, le général Ghassan Blal, à conclure une trêve avec le Conseil local de la ville, de manière à pouvoir retirer de sa périphérie les soldats qui n’avaient pu y pénétrer au cours des deux années de siège et à les redéployer sur d’autres fronts, Hafez Makhlouf s’efforçait de contrecarrer ce projet, d’attiser les hostilités et d’entretenir la confrontation. Maher s’étant plaint auprès de son frère des manœuvres de leur cousin, dont la logique sécuritaire provocatrice s’opposait à sa propre logique militaire temporisatrice, Bachar al-Assad a pris deux mesures. Il a d’abord ordonné le transfert de Hafez Makhlouf de son poste sur le terrain à un poste administratif, qui aboutissait à lui retirer une influence directe sur le cours des choses et à le priver de toute capacité d’intervention. Il a ensuite rappelé à l’ensemble des officiers, dans l’armée comme dans les services, qu’ils se devaient de respecter la voie hiérarchique et qu’ils ne devaient en aucun cas obéir aux ordres n’émanant pas d’un supérieur.
Hafez Makhlouf, qui était parvenu à ses fins en obtenant la marginalisation puis la suppression de son rival Asef Chawkat, tué le 18 juillet 2012 dans « l’attentat » contre le Bureau de la Sécurité nationale, a mal évalué l’entreprise dans laquelle il s’était lancé ou a présumé de ses forces face à un adversaire trop puissant pour lui. A moins qu’il n’ait finalement été abandonné par celui-là même qui lui avait donné pour consigne d’empêcher le bon aboutissement des trêves… que son frère Maher avait pour mission de conclure. Une telle manière de faire n’est pas pour surprendre de la part du régime syrien : ancien haut responsable de la police au ministère de l’Intérieur, le général Ahmed Tlass a naguère expliqué comment, depuis le Palais présidentiel, une cellule constituée et réunie autour de Bachar al-Assad dès le printemps 2011 était chargée de jouer partout la provocation et d’exacerber les tensions entre les parties en présence, de manière à pousser les Syriens à recourir aux armes et à ne laisser place à aucune autre solution de la crise que militaire et sécuritaire.
Quoi qu’il en soit, Hafez Makhlouf a tiré les conséquences de sa défaite et de sa disgrâce. Dans un premier temps, il a quitté Damas pour dissimuler son humiliation, à moins que ce ne soit pour chercher un abri discret dans la zone côtière. Mais, considérant que la levée de la protection dont il bénéficiait de la part de Bachar al-Assad pouvait inspirer des désirs de vengeance à des adversaires, à des concurrents ou à des proches de ses anciennes victimes, il a ultérieurement sollicité un visa de la Russie. S’étant heurté à un refus, il a finalement quitté la Syrie pour la Biélorussie, un pays dont le système politique lui donnera l’impression d’être en terrain connu…
On relèvera qu’il est accompagné dans son exode de l’un de ses frères puinés, l’homme d’affaires Ihab Makhlouf, mais pas du jumeau de ce dernier, l’officier Iyad Makhlouf, membre comme son aîné de la Sécurité d’Etat. On ignore encore la raison de sa fuite. Mais Ihab pourrait avoir estimé judicieux de se mettre lui aussi à l’abri, l’absence de son père et l’affaiblissement de son frère le laissant désormais largement démuni face à son cousin Maher. Il n’a pas oublié que celui-ci, au début du mois de mars dernier, avait fait confisquer par des hommes de son unité, la 4ème Division, un chargement de onze conteneurs entrés en Syrie en provenance du Liban sans avoir acquitté les taxes en vigueur… auxquelles échappaient jusqu’alors sans susciter la moindre réaction tous les biens appartenant ou destinés à des membres de la famille présidentielle.
Après avoir pris la fuite, Hafez et Ihab auraient tous les deux supprimé de leur profil Facebook la photo de Bachar al-Assad. D’aucuns ont immédiatement déduit de ce coup de pied de l’âne que la coupure entre les cousins était définitive… Mais on peut tout aussi bien supposer que ce crime de lèse-majesté n’est destiné qu’à crédibiliser le récit de cette fuite et à pousser ou attirer vers le fugitif, que ce seul geste de révolte suffirait à dédouaner de l’ensemble de ses crimes, ceux qui se laisseront prendre à un si grossier stratagème.
Précédemment mis en ligne :
– Syrie. Chroniques du délitement du régime
– 1 / La famille Al Assad entame son auto-nettoyage
– 2 / Règlement de comptes à Qardaha, antre de la famille Al Assad
– 3 / L’armée syrienne, colosse aux pieds d’argile
– 4 / Dans la famille Al Assad, après la fille, la mère…
– 5 / Damas réplique à une agression israélienne… en bombardant un car en Syrie
– 6 / Bachar Al Assad en appelle au jihad
– 7 / Une religieuse pour convaincre Israël de ne pas lâcher le régime en Syrie
– 8 / Des Alaouites appellent leur communauté à rejoindre la Révolution
– 9 / Le régime syrien en quête de chair à canon, en Syrie et à l’extérieur