Comité Syrie-Europe, Après Alep Syrie – Bulletin d’information n° 1
Le Comité Syrie-Europe, après Alep, hébergé par la revue Esprit, a le plaisir de vous présenter son premier bulletin d’information sur la situation en Syrie (janvier 2018).
1) 2017 : Les conséquences des bombardements
En s’appuyant sur les statistiques du Violation Documentation Center (VDC) créé par Razan Zaitouneh et ses amis, des chercheurs de l’université catholique de Louvain ont analysé les données liées à plus de 140 000 morts violentes, de 2011 à 2016, dans les zones attaquées par le régime de Bachar Al-Assad. « L’extrême disparité constatée entre le nombre de morts de civils par rapport à celui des combattants par les bombes barils […] constituerait une violation du droit international humanitaire et pourrait constituer un crime de guerre. » (lire l’article)
Les conclusions, très éloquentes, ont été publiées le 6 décembre 2017 dans The Lancet. Elles attestent del’efficacité militaire très limitée des bombardements aériens contre les combattants de l’opposition et de l’impact disproportionné sur les civils, et particulièrement les enfants.
Pour connaître les statistiques sur les victimes du conflit par année et catégories, consulter le site de l’ONG Syrian Network for Human Rights, basée à Londres, qui fournit un travail de recension et de documentation reconnu par les instances internationales.
2) Vers une transition politique ?
a) Les perspectives incertaines de la transition politique
Une analyse importante du chercheur syrien Sinan Hatahet, basé à Istanbul, dans AlSharq Forum, de la situation sur le terrain dans la perspective de la transition politique et des dynamiques civiles et militaires, souligne que :
– les Conseils locaux élus présentent une alternative pour les pays donateurs. Le vide laissé par le retrait de l’État a permis aux activistes d’établir une gouvernance locale, avec des mécanismes de responsabilité et la participation des habitants, sans l’intervention de militants armés.
– les groupes d’opposition armés – sous les auspices des accords de « désescalade » – ont acquis une reconnaissance tacite de Moscou, Damas et Téhéran, statut qui sera éventuellement menacé par la légitimité que les Conseils locaux ont obtenue par des élections ou un consensus public. En février 2016, la Russie a installé le centre de réconciliation à Hmeimim. Comme son nom l’indique, le centre a été chargé de négocier 2 301 trêves locales avec 234 groupes d’opposition armés. Il convient de noter que l’Iran mène un processus parallèle de préservation et d’institutionnalisation des milices loyalistes qu’elle a établies en Syrie, en faisant pression sur Damas pour qu’il adopte une loi semblable à celle qui régit les forces de mobilisation populaire (PMF) d’obédience chiite en Irak. Ces groupes ne sont pas exclusivement militaires ; ils comprennent aussi les fonctionnaires et les travailleurs humanitaires.
Ainsi Assad pourrait regagner un meilleur contrôle du terrain en acquérant une force de dissuasion relativement plus forte (fournie par les Russes) et en imposant un nouveau cadre de collaboration et de subordination (à rechercher à Sotchi).
Concernant la reconstruction, il n’y a aucun espoir qu’un régime corrompu puisse pratiquer une bonne gouvernance. Néanmoins, il existe des sujets fondamentaux que les experts continuent de ne pas prendre en considération lorsqu’ils analysent les besoins du régime syrien en fonds étrangers. Premièrement, les besoins de Damas visent en priorité à financer sa campagne militaire. Deuxièmement, Assad est obligé de compter désormais avec une communauté d’hommes d’affaires impliqués dans le commerce et l’économie de la guerre. Troisièmement, la croissance de l’axe régional antirévolutionnaire est agressive. Assad est assez pragmatique pour donner des gages à l’extérieur sans contrer efficacement l’influence iranienne en Syrie.
Enfin, l’auteur met en garde contre les bienfaits attendus d’une décentralisation accrue. Pour que la décentralisation atteigne son plein potentiel, les acteurs locaux doivent le négocier dans un cadre de coopération global. L’installation d’une structure décentralisée dans un contexte d’après-guerre ne ferait qu’entraîner une fragmentation accrue de la société et l’autonomisation des usagers locaux corrompus.
En conclusion, il existe de nombreuses raisons de croire que la Syrie ne serait pas restée intacte si l’opposition avait réussi à renverser Assad, mais cela aurait été un choix soutenu et approuvé par un large segment représentatif du peuple syrien. La période de transition aurait encore nécessité l’assistance et même l’intervention de la communauté internationale, mais elle aurait bénéficié d’une adhésion et d’une participation populaire plus importante. Le changement auquel le peuple syrien a aspiré aurait pu être accompli en quelques années.
Au lieu de cela, offrir une victoire à Assad a transformé ce souffle révolutionnaire en une transition générationnelle, dans le meilleur des cas. La communauté internationale reconnaît l’incapacité de Damas à imposer le même niveau de centralisation qu’avant le soulèvement de 2011. Les communautés locales se sont adaptées au retrait des institutions étatiques et à leur échec, et ont depuis établi leurs propres formes communautaires de gouvernance. La décentralisation administrative et politique a le potentiel de réparer le modèle d’Etat-nation en décomposition dont souffre la région depuis les indépendances.
b) L’influence de la Russie
Dans deux articles récents, parus dans The National, l’analyste Hassan Hassan, originaire de Deir Ezzor, souligne qu’il y a de plus en plus de signes que la Russie ne parviendra pas à imposer une solution politique en Syrie.
Dans le premier, Hassan explique que, si les États-Unis (et l’Occident) veulent trouver une solution en Syrie, ils devraient affaiblir la mainmise de la Russie sur le processus politique et ainsi parvenir à infléchir la direction du conflit en agissant selon deux axes complémentaires. Premier axe : influencer le processus politique, indépendamment de la stagnation à Genève, tout comme Moscou l’a fait au cours des deux dernières années. Les Etats-Unis pourraient revitaliser le rôle de ses alliés régionaux pour prendre progressivement le contrôle du processus en Syrie. Second axe : utiliser comme levier l’alliance nouée par la Russie et la Turquie, qui représente l’avantage stratégique le plus important que la Russie a tiré de son engagement en Syrie après avoir assuré la survie du régime. Les États-Unis (les Occidentaux) doivent accorder une priorité à la prise en compte des intérêts turcs en Syrie.
Dans le second, il montre que la nouvelle offensive contre Idlib, l’attaque verbale d’Erdogan contre Assad et le rejet par l’opposition des pourparlers de Sotchi sont des signaux inquiétants pour l’année 2018.
c) Unanimité des groupes de la société civile contre la conférence de Sotchi
La conférence de Sotchi menace le processus de paix, déclarent dans un communiqué commun 133 groupes appartenant à la société civile (cf. le compte Twitter @workingforsyria). Des dizaines de groupes de la société civile syrienne ont averti qu’une conférence organisée par la Russie vise à contourner le processus de paix sous l’égide des Nations unies. Ils enjoignent l’envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura, de dire non à Sotchi et de soutenir un véritable processus politique, dirigé par l’ONU et non par la Russie, partie au conflit et décidée à imposer le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad. Lire le compte rendu dans The Guardian.
d) Investir et réorienter Sotchi ?
Dans une tribune du Monde, « Nous pourrions réfléchir à une sorte de Dayton pour la Syrie », datée du 3 janvier 2018, l’ancien ambassadeur de France à Damas de 2006 à 2009, Michel Duclos, conseiller spécial à l’Institut Montaigne, propose aux autorités françaises de se mobiliser davantage sur le plan humanitaire, de prendre les Russes au mot et d’inciter l’ONU à encadrer la rencontre de Sotchi : « Avec les Américains, nous pourrions jouer la carte d’une “zone de désescalade” dans le nord-est de la Syrie, qui constituerait un cadre à une solution à l’antagonisme Turquie/Kurdes syriens. […] À partir de cette carte, nous pourrions, avec les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne, réfléchir à une sorte de “Dayton” [processus qui a mis fin à la guerre en Bosnie en 1995] pour la Syrie qui, venant après un Sotchi réussi, aurait pour objet de traiter de la dimension régionale et internationale du conflit dans tous ses aspects, c’est-à-dire concernant la Turquie, l’Iran, Israël et quelques autres. »
3) La situation militaire et humanitaire
a) La situation militaire à Idlib et dans la Ghouta de Damas
– Human Rights Watch rapporte, le 22 décembre 2017, que le régime et les forces russes ont « intensifié leurs frappes aériennes sur la Ghouta orientale […] tuant des dizaines de civils dans des attaques aveugles. »
– Les civils fuient les combats dans la province d’Idlib, rapporte l’AFP, le 30 décembre 2017
– Selon l’ONU, déjà 212 140 personnes ont été déplacées par les opérations d’Assad à Idlib/Hama. Cela a doublé en 7 jours. La Russie est impliquée de manière implacable.
– Le 30 décembre 2017, France 24 évoque des bombardements « d’une violence sans précédent » près d’Idlib.
– Le régime d’Assad et les forces alliées accélèrent l’offensive contre Idlib, tenu par les rebelles. Les populations désespérées s’enfuient vers l’intérieur des terres. L’ONU compte 2,65 millions de civils dans la région – dont 44 % de déplacés de l’intérieur de la Syrie. L’afflux de déplacés se poursuit de jour en jour. La réponse humanitaire est incapable d’y faire face, reconnaît le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) le 3 janvier 2018.
– Des dizaines de morts et de blessés parmi les civils et des déplacements sont provoqués par la montée de la violence à Hama et Idlib, souligne un communiqué du Centre d’information des Nations unies en date du 3 janvier 2018.
b) La situation humanitaire à la Ghouta
– L’appel lancé par le Comité Syrie-Europe, après Alep, « Il faut sauver la population de la Ghouta en Syrie » signé par près de 200 personnes, adressé aux responsables politiques français (Élysées, Matignon, Assemblée nationale, Sénat…) a été publié dans les pages Idées du Monde.fr, le 29 décembre 2017 et repris le 2 janvier 2018 par la revue Diacritik : « 380 000 personnes sont actuellement piégées dans une nasse infernale en Syrie, dans la région de la Ghouta orientale, à l’est de Damas. Leur survie physique et politique s’organise grâce à des structures civiles et administratives qui, créées il y a cinq ans, résistent à la fois au régime officiel de Bachar Al-Assad et aux brigades et groupes islamistes.
Mais elles comptent déjà un grand nombre de victimes et si elles ne bénéficient pas au plus vite d’un accès humanitaire, accès que la France s’est engagée à faire respecter par la voix de son président, elles sont condamnées à périr de la plus terrible des façons, du fait de la guerre d’extermination menée encore aujourd’hui par le régime contre son propre peuple. Autant de souffrances et de courage dans l’organisation d’une survie collective dans des conditions de siège méritent autre chose que l’indifférence des démocraties. […]
La demande politique rejoint ici l’urgence humanitaire : sauver ces personnes condamnées, c’est sauver un monde, notre monde commun .»
– La plupart des hôpitaux de l’UOSSM que nous soutenons, déclare l’ONG Doctors under fire, ont été détruits par des attaques aériennes russes et syriennes et des centaines de médecins et de soignants ont été tués au cours des douze derniers mois.
– Enfin, le 8 janvier 2018, Amnesty international rappelle que 529 personnes ont encore besoin d’une évacuation urgente afin de pouvoir bénéficier d’un traitement médical, malgré le siège que le régime d’Assad inflige à la Ghouta orientale depuis 2013.
Pour aller plus loin
– Une sélection d’articles sur la Syrie en 2017 élaborée par le site d’information Syria Deeply
– Pour sauver la Syrie, Assad doit partir, développe l’étudiante Oula Al Rifaï pour le Washington Institute.
– Fawaz Baker, musicien, joueur de luth et ancien directeur du Conservatoire de musique d’Alep, forme au métier de musicien des enfants qui ont tout perdu à la frontière syro-turque et au Liban des : « Avec d’autres, je porte une alternative… » L’éducation, l’art, la musique pour reconstruire un pays en lambeaux.
Le Comité Syrie-Europe, après Alep remercie tout particulièrement Marc Hakim et Claire A. Poinsignon pour leur contribution à la rédaction de ce document et leurs partenaires sur internet pour le relais et l’aide à sa diffusion.