Comment les opposants syriens se mobilisent depuis Paris – Angela Bolis
Depuis Paris, la communauté syrienne garde un œil, voire deux, rivés sur la contestation qui gonfle dans son pays. Chacun a un père, un ami, une sœur, un proche directement confronté aux manifestations et à la répression sanguinaire, qui sont le quotidien de la Syrie depuis bientôt six mois. Chacun reste en contact régulier avec les siens restés au pays, reçoit des informations, des images parfois difficilement supportables. Pour manifester leur soutien, certains d’entre eux se rassemblent presque tous les jours, vers 17 h 30, sur la place du Châtelet. Musique pop arabe, exposition de dessins satiriques critiquant le régime de Bachar Al Assad, drapeaux agités, pétitions signées…
Comment communiquer avec un pays où Internet et les appels téléphoniques sont étroitement surveillés ? Comment agir depuis la France ? Quatre opposants, particulièrement engagés depuis le début de la « révolution syrienne », livrent leur témoignage :
Abdul Raouf Darwich, 62 ans, maître de conférences en mathématiques et président du Collectif du 15 mars pour la démocratie en Syrie.
« J’ai quitté la Syrie il y a 37 ans. Je n’y ai jamais remis les pieds. Je suis parti parce que je voulais faire des études, or je n’avais aucune chance d’avoir une place dans une université sans piston d’un proche de la famille Assad. Là-bas, ton poste dépend de tes liens de proximité avec le régime.
Après quatre ans en Algérie, je suis venu en France et j’ai suivi des études de statistiques à l’université Paris 6. J’ai toujours été contre le régime, mais un peu comme tout le monde, sans agir. En 1982, après le massacre de Hama [où la répression d’une insurrection a fait plusieurs dizaines de milliers de morts], je suis passé du côté de l’opposition active. En France, on se rencontre entre opposants, on discute de ce qu’il faudrait faire pour sortir la Syrie de ce régime tyrannique… Mais on ne peut pas faire grand chose.
Dès le premier jour des manifestations, on a créé le Collectif du 15 mars pour la démocratie en Syrie. Avec un principe : qu’il soit indépendant de tout parti politique. On est une quarantaine de membres actifs, sans compter les sympathisants. On fait des tracts, on organise des manifestations, on fait passer nos messages dans la presse, on essaie de sensibiliser les pouvoirs publics français… Ici, notre rôle, c’est d’alerter l’opinion sur ce qui se passe en Syrie.
On reçoit sans cesse des informations de l’intérieur. Les gens prennent des risques considérables pour nous contacter. Ils peuvent être facilement identifiés et localisés : la compagnie Syriatel appartient en effet à Rami Makhlouf, le cousin de Bachar Al-Assad, qui transmet les informations directement aux services de renseignement.
On sait qu’il y a plus de 15 000 détenus, plus de 3 000 disparus, plus de 2 500 personnes tuées, plus de 20 000 réfugiés en Turquie, Liban, Jordanie. Les bandes armées du régime, les Chabbiha, arrivent dans les villages et tirent aveuglément sur la population. Des blessés ont été achevés dans les hôpitaux, des cliniques de campagne sont créées avec des médecins volontaires. Mais ils manquent de médicaments, de nourriture. Il y a des coupures d’électricité et d’eau pour faire pression sur la population.
Dans la région de Lattaquié, une grande ville côtière, beaucoup de gens ont fui et se cachent dans les montagnes, sous tente, pour échapper aux services de renseignement. Car, quand ils ne trouvent pas la personne recherchée, ils arrêtent des membres de sa famille. Et on sait ce qui se passe quand on est capturé par ces services. Il suffit de voir ce qu’ils ont fait à l’enfant de Hamza, devenu célèbre : ils l’ont rendu mort à sa famille, il était méconnaissable, il avait des balles partout dans le corps, de nombreuses traces de tortures, le sexe coupé.
On reçoit des vidéos trop terribles pour que je puisse en parler. C’est la grande différence avec le massacre de 1982 : les hommes politiques étrangers étaient au courant, mais il n’y avait pas d’images, donc ils préféraient fermer les yeux pour préserver leurs intérêts économiques. Là, grâce à Internet et aux portables, le régime ne peut plus cacher tranquillement la vérité. Le monde entier connaît mainenant sa nature criminelle, mafieuse, mensongère. »
Mohamad Taha, 40 ans, originaire de Palmyre, archéologue et coordinateur du Comité de coordination de soutien à la révolution syrienne.
« En Syrie, je n’étais pas un opposant actif, mais disons que je ne me taisais pas assez. J’étais archéologue, et ce qui me posait problème, c’est que les proches du clan Assad construisaient des hôtels sur les sites archéologiques et y organisaient des vols. Je faisais tout pour les protéger. Avec la révolution, onze sites archéologiques ont été détruits par les chars de l’armée.
En 2005, le jour de mon mariage, les services de renseignement ont débarqué chez moi à 6 heures du matin. J’ai compris que ça devenait risqué. Depuis, je ne suis jamais retourné dans mon pays. Mais même à Paris, peu de Syriens osent manifester leur opposition au régime. La plupart d’entre eux ont de la famille ou des intérêts personnels au pays. Et l’ambassade n’hésite pas à faire pression : certains étudiants se sont fait supprimer leur bourse, d’autres ne peuvent pas renouveler leur visa.
Moi-même, j’ai été attaqué vendredi dernier [le 26 août] après le rassemblement de la place du Châtelet (lire le récit). Des hommes sont sortis de trois voitures, vers une heure du matin, et nous ont tabassés. Ils connaissaient ma tête, mon nom et mon prénom, alors que je ne les avais jamais vus. Ils m’ont menacé de me couper la tête, et ont essayé de m’écraser avec leur voiture. D’après la police, deux d’entre eux portaient des passeports diplomatiques. Cet événement a prouvé que les chabbiha n’étaient pas actifs qu’en Syrie, mais aussi en Europe, et même en plein cœur de Paris. Il faut envoyer un signal fort à l’ambassade, dire que son équipe n’est pas la bienvenue en France !
J’ai des échos très réguliers de l’intérieur de la Syrie. Dans chaque ville, il y a deux ou trois téléphones satellitaires qui permettent de ne pas se faire identifier. Dans les régions frontalières, les gens utilisent les réseaux libanais, turcs, etc. Dès qu’il se passe quelque chose, ils nous appellent. On a monté une structure, comme ça, depuis la révolution, pour relayer leurs informations, faire les « facteurs ». Tous les jours, c’est le même film : les gens manifestent pacifiquement, ils se font tuer. Mercredi, on me racontait que des snipers ont tiré sur des personnes dans le cortège d’un enterrement.
Dans ma ville, à Palmyre, sur environ 30 000 habitants sur place, il y avait 10 000 personnes dans la rue, mardi soir. Depuis le mois du ramadan, il y a des manifestations matin et soir. Le nombre de manifestants grossit de jour en jour. Aujourd’hui, même si ça dure depuis six mois, je sais que les gens ne s’arrêteront pas là. On sait que les services de renseignement ont une liste de 200 000 personnes avec tous les détails sur leur identité, et que si le mouvement s’éteint, ces manifestants se feront massacrer. Donc ils ne peuvent pas s’arrêter là… »
Fahad Al Masri, 41 ans, né à Damas. Journaliste spécalisé dans les questions géostratégiques
« J’ai dévoilé mon opposition au régime en 2005, après l’assassinat du premier ministre libanais Rafiq Hariri. Mais en fait, tout a commencé quand j’avais treize ans. A l’école, une photo du président était incrustée dans notre uniforme. J’ai dit à un de mes camarades : « Enlève donc cette photo de merde ! » J’étais gamin, je ne connaissais rien à la politique.
L’élève a été convoqué chez le directeur de l’école et a rapporté mes propos. Par la suite, pendant plusieurs semaines, un officier des services spéciaux me convoquait tous les jours pour me poser des questions sur ma famille, les opinions politiques de mon père, etc. Il posait son arme à côté, comme si j’étais un criminel. Cette histoire m’a beaucoup touché. J’ai voulu faire de la politique pour être protégé de ces services.
Pour entrer à l’Institut de sciences politiques de Damas, il fallait alors être membre du parti Baas. Même si je n’étais pas en accord avec ses idées, je m’y suis impliqué activement. Jusqu’au jour où j’ai pu entrer à l’Institut. Deux semaines plus tard, on m’a viré, sans raison. Mon rêve était brisé. Plus tard, j’ai compris que c’était à cause de cet événement à l’âge de 13 ans, un point noir qui restera toujours dans mon dossier. Ça m’a ouvert les yeux sur mon pays, il m’a soudain paru très sombre, très fermé. Je voyais qu’au Liban ou en Turquie, il y avait la liberté de la presse, des droits. Je ne me retrouvais plus en Syrie.
Je suis parti, et j’ai trouvé à Paris un espace de liberté que j’ai pu exploiter au maximum à travers le journalisme. Ici, on pouvait critiquer des personnalités politiques, même le chef de l’Etat, sans que personne ne nous touche. Je trouvais ça génial ! J’ai même lancé un journal satyrique où on critiquait le régime syrien. Par contre, je dois dire que j’ai été extrêmement fâché quand Bachar Al-Assad a été invité par le président Sarkozy en 2008. J’ai eu honte de voir ce criminel au défilé du 14 juillet, dans le pays des mes enfants.
A Paris, j’ai rencontré l’opposition syrienne en exil. Je l’ai trouvée très faible, manquant de moyens financiers, divisée. La plupart des opposants sont de gauche, mais moi, je viens d’une famille de commerçants de Damas, je suis plutôt libéral. J’ai voulu bouger l’opposition, rassembler toutes ces tendances. Depuis le début de la révolution, j’en suis un peu l’attaché de presse : j’ai organisé sept conférences de presse, et bientôt un voyage d’une délégation d’opposants au Caire. Pour que l’Egypte libérée prenne maintenant sa vraie place dans le monde arabe et nous soutienne.
Depuis le printemps arabe, et même avant, j’étais certain que le régime syrien allait tomber un jour. Quand j’ai vu les premières images des manifestations à Damas, dans le quartier de mon enfance, à côté de la mosquée des Omeyyades, j’ai pleuré énormément. Les gens se rebellaient dans la capitale, malgré les forces de sécurité, malgré tout. J’ai retrouvé ma dignité de Syrien.
Aujourd’hui, après six mois de drame quotidien en Syrie, la communauté internationale doit réagir. Car les manifestations pacifiques ne suffiront pas à faire plier le régime.[Une position qui n’est pas partagée par tous les opposants, comme en témoigne la récente déclaration des Comités locaux de coordination, acteurs majeurs de l’organisation des manifestations en Syrie.]
Le jour où la communauté internationale s’impliquera vraiment, je vous assure que le régime tombera rapidement. Car les officiers de l’armée se retourneront contre lui : il y a de plus en plus de défections, il y a les « officiers libres », rebelles de l’armée, qui sont de plus en plus actifs. Au moins 3 000 officiers sont détenus et 500 on²t été assassinés, la plupart du temps d’une balle derrière la tête. Parce qu’ils ont refusé de tirer sur les civils. »
Seif Al Hourieh (pseudo signifiant « Epée de la liberté »), 31 ans, né en France, conseiller en stratégie en entreprise, membre du Comité de coordination de soutien à la révolution syrienne.
« Au début de la révolution, ça a été un peu chaotique. On s’est très vite lancé dans le cyber-activisme. On utilisait des ordinateurs avec des adresses IP masquées, et on envoyait des messages de soutien aux manifestants via les chaînes satellitaires arabes [messages de téléspectateurs qui défilent sur un bandeau en bas de l’écran]. On a aussi investi tous les réseaux sociaux, pour démultiplier les informations et trouver des débouchés à ceux qui nous envoyaient courageusement des films des événements. On essayait aussi de communiquer au maximum avec les Syriens de l’intérieur.
Au fur et à mesure, on s’est coordonné entre opposants de différents pays. On a commencé à créer des sortes d’agences de presse, à se répartir les tâches entre l’écrit, la réception des vidéos, leur acheminement vers les chaînes de télévision… Chaque jour, on reçoit un flux continu de vidéos. On a acquis des réflexes d’authentification des images : filmer des plaques d’immatriculation, des horloges ou une date. On est de plus en plus fluides et efficaces. On est organisé en réseau, c’est une structure horizontale, sans chef.
Il y a des sortes de chaînes officieuses, créées pour l’occasion, comme Shaam news et leur page facebook, comme Ugarit news, ou même la page facebook Syrian Revolution 2011. Elles postent des centaines de vidéos et font le lien avec des médias officiels comme France 24, CNN, BBC, Al-Jazira, etc.
On essaie au maximum de se faire l’écho de ce qui se passe là-bas, vu qu’il n’y a toujours pas de journalistes étrangers sur place. Certes, ça nous frustre de ne pas être aux côtés des manifestants en Syrie, car il y a beaucoup de colère et d’émotion. Mais on est 18 millions d’expatriés syriens, et on est aussi efficace d’ici. On a une liberté de mouvement absolue.
On fait aussi des actions spectacles. Par exemple, un groupe est entré dans la boutique de la compagnie Syrian Air et a décroché le portrait de Bachar Al-Assad. Ou on colle des affiches « Bachar Wanted » dans Paris. Il y a aussi des envois clandestins de téléphones satellitaires, qui permettent aux Syriens de transmettre des images et des informations sans se faire démasquer.
Aujourd’hui, les liens entre la révolution populaire et l’opposition doivent s’intensifier. Affaiblie par 41 ans de dictature, l’opposition commence à peine à se structurer, les jeunes de la révolution l’incitent à s’organiser. Car le mouvement est à l’initiative du peuple, des jeunes qui se sont conscientisés, mais demandent maintenant une représentation politique. Pour l’instant, on est concentré sur les événements en cours, mais on est sûr d’une chose : la fin du régime a sonné. »
Source : http://www.lemonde.fr/international/article/2011/09/05/comment-les-opposants-syriens-se-mobilisent-depuis-paris_1567090_3210.html#ens_id=1481132
date : 5/9/2011