Comment mettre fin à la répression en Syrie ? – DÉBAT AVEC IGNACE LEVERRIER

Article  •  Publié sur Souria Houria le 17 novembre 2011

SouryHour : D’où vient ce dogme de rejet total de toute intervention étrangère ?

Ignace Leverrier : Les Syriens sont généralement hostiles à toute idée d’une ingérence étrangère dans leurs affaires intérieures. C’est une attitude constante de leur part. Elle a été renforcée par le nationalisme farouche dont le parti Baas a fait preuve depuis son arrivée au pouvoir, en 1963.

Il est vrai que les expériences régionales les ont plutôt confortés dans cette idée qu’il y avait plus à perdre qu’à gagner dans l’intervention d’une force étrangère à la région. Ce qui s’est passé en Irak, à partir de 2003, les a encore une fois convaincus que, comme l’énonce l’idéologie baasiste, favorable à un réglement par les Arabes des problèmes arabes, il valait mieux éviter de faire appel à des forces étrangères.

Petros : Est-ce qu’il y a une possibilité d’une intervention étrangère ?

Ignace Leverrier : Une intervention étrangère ne paraît pas d’actualité. Le Conseil de sécurité s’est jusqu’ici montré profondément divisé sur cette question. Il ne semble pas que la Russie et à un moindre degré la Chine soient disposées àchanger de ligne de conduite.

D’ailleurs, les puissances occidentales qui s’étaient engagées militairement dans le soutien à la révolution libyenne ne savent pas de quelle manière, si elles en avaient l’intention, elles pourraient intervenir en Syrie. Les deux situations sont radicalement différentes. Il existait dans l’est de la Libye une ville puis une région déjà « libérée », ce qui n’existe pas en Syrie. Par ailleurs, les Libyens avaient exprimé le souhait d’être aidés sur le plan militaire alors que le maximum des demandes jusqu’ici formulées par la population syrienne favorable à un changement est une « protection internationale ».

Cat : « Protection internationale » peut-elle signifier un envoi de casques bleus ?

Ignace Leverrier : Par protection internationale, les manifestants syriens comprennent l’envoi par des pays étrangers, arabes ou autres, d’observateurs, de journalistes, de juristes, de membres d’organisations internationales, susceptibles de rendre compte, après avoir recueilli leurs témoignages, des événements et des exactions qui se sont déroulés depuis huit mois dans leur pays.

Une autre demande porte sur la création d’une zone démilitarisée dans laquelle pourraient se réfugier les familles qui fuient la répression menée par les militaires, les agents des services de sécurité et les voyous désignés sous le sobriquet de« chabbiha ». Cette zone pourrait, de préférence, se trouver à proximité des frontières de la Syrie avec les deux pays dans lesquels les Syriens ont une relative confiance: la Turquie et la Jordanie.

Ils hésiteraient, de peur d’être pris à revers, à chercher refuge dans une telle zone si elle était installée près des frontières du Liban ou de l’Irak, deux pays qui ne peuvent ou ne veulent pas refuser quoi que ce soit au régime de Bachar Al-Assad.

Florian : N’est-il pas possible d’invoquer le principe d’ingérence « humanitaire » afin d’amener une intervention armée internationale ?

Ignace Leverrier : Il est difficile de penser intervenir en Syrie sous le couvert d’une opération humanitaire. D’abord, parce que les Syriens eux-mêmes n’expriment pas cette demande et, d’autre part, parce qu’on ne voit pas de quelle manière on pourrait procéder pour ce faire.

Lom : En cas d’intervention de l’OTAN en Syrie, la Russie et l’Iran interviendront-ils militairement au côté du régime en place ?

Ignace Leverrier : S’agissant de l’Iran, il intervient déjà en Syrie en fournissant une aide militaire, logistique, technologique au régime en place. Il lui apporte aussi un soutien financier, ce qui contribue à irriter contre le régime ceux qui dénoncent depuis longtemps l’ingérence iranienne dans leur pays.

On ne voit pas, dans ces conditions, ce que l’Iran pourrait faire de plus pour aider le régime de Bachar Al-Assad à surmonter l’épreuve dans laquelle il est engagé, même si l’on dit aujourd’hui que des cars transportant des combattants irakiens dépendants de Mouqtada Sader seraient entrés en Syrie pour apporter leur aide, à la demande de l’Iran, aux militaires syriens.

Je ne crois pas que si l’OTAN, plutôt que l’ONU, décidait de s’engager dans une action en Syrie, la Russie ou la Chine rechercheraient avec elle une confrontation.

Petros : Que peut-on attendre de plus de la Ligue arabe ?

Ignace Leverrier : La Ligue arabe a apporté une réponse qui donne partiellement satisfaction aux opposants syriens. Elle a demandé à Bachar Al-Assad de retirerses forces de sécurité des villes, de libérer les prisonniers faits à l’occasion des événements et d’autoriser l’entrée en Syrie d’observateurs et de journalistes indépendants.

Elle lui a également demandé d’ouvrir un dialogue avec l’opposition. L’opposition, qui a bien accueilli les trois premières demandes, est réservée sur la dernière. Ils se demandent si le dialogue auquel pense la Ligue arabe est celui qu’ils ont eux-mêmes en tête… pour autant qu’ils soient tous sur la même ligne à ce sujet.

Pour les manifestants et une partie de l’opposition, le seul dialogue, aujourd’hui acceptable avec le régime, est celui qui porterait sur les modalités de transfert dupouvoir actuellement détenu par Bachar Al-Assad à un gouvernement de transition. Ils se demandent donc si, en avançant cette demande de dialogue, la Ligue arabe ou certains de ses membres ne tentent pas, encore une fois, de sauver la mise au chef de l’Etat syrien.

Les ministres des affaires étrangères des Etats arabes, qui sont réunis aujourd’hui à Rabat, vont entériner le gel de la participation de la Syrie aux travaux de la Ligue. Ils ont refusé la demande présentée hier par Damas d’organiser un sommet urgent des chefs d’Etat arabes. Ils paraissent disposés à aller au bout de leur intention qui est de permettre, moyennant la reconnaissance de la légitimité de l’opposition syrienne, l’entrée dans un processus de transition.

G-Free : Quelles sanctions internationales pourraient avoir un impact sur le régime syrien ?

Ignace Leverrier : Je crois que les sanctions déjà adoptées ont un impact fort sur la situation en Syrie. L’économie est aujourd’hui en panne. Et les hommes d’affaires s’interrogent sur l’opportunité de prendre leurs distances avec le régime.

En revanche, les sanctions prises à l’encontre de membres civils et militaires du régime sont très symboliques. Elles signalent surtout à la population que leurs difficultés sont prises en compte par l’Union européenne et par les Etats-Unis, mais elles sont sans influence sur ceux qui en sont la cible.

Eric : A-t-on une idée précise du ralliement d’officiers syriens et d’une partie de l’armée à l’opposition politique ? Qu’en est-il des désertions au sein de l’armée ? Peut-on espérer un retournement significatif d’une partie des forces armées qui pourrait faire basculer le régime de Bachar Al Assad ?

Ignace Leverrier : Au cours des deux derniers mois, les désertions se sont multipliées, mais le nombre des déserteurs est difficile à préciser. L’Armée syrienne libre (ASL) regrouperait aujourd’hui quelque 15 000 hommes, mais aucune garantie ne peut être apportée concernant ce chiffre.

Si le nombre des déserteurs reste limité, rapporté à la taille de l’armée syrienne, l’ASL apparaît néanmoins aujourd’hui en mesure de défendre certaines localités et, comme on l’a vu la nuit dernière, d’attaquer des centres des services de sécurité.

A ce jour, les officiers de grade le plus élevé sont des colonels. Il s’agit dans la quasi-totalité des cas d’officiers sunnites, mais on connaît également des cas de défections de gradés appartenant à la communauté alaouite, comme celui de l’adjudant Afaq Ahmed Mohammed, directeur de bureau d’un haut responsable des services de renseignement de l’armée de l’air.

Rien de décisif ne pourra se produire au niveau de l’armée tant que des généraux alaouites, qui détiennent les postes les plus sensibles, n’auront pas décidé delâcher le régime et de se rallier à une personnalité ou à l’opposition pour provoquerun changement de régime.

DenCalif : Quelles sont les différentes forces de l’opposition syrienne ? Qui représentent-elles ? Quelles personnalités au sein de cette opposition pourraient, selon vous, s’affirmer dans les mois prochains et jouer un rôle majeur en Syrie ?

Ignace Leverrier : Il faut d’abord distinguer entre l’opposition et la contestation. La majorité des Syriens qui manifestent dans les rues ne sont pas des « opposants ». Ils réclament pour eux-mêmes et pour tous les Syriens des conditions de vie plus décentes, la liberté et la dignité. Mais ils n’ont pas de programme politique. D’ailleurs, la chute du régime ne faisait pas partie au départ de leurs revendications. C’est uniquement le refus du pouvoir d’entendre leurs demandes et la multiplication des victimes qui les a poussés à la conclusion qu’aucun changement ne serait possible en Syrie aussi longtemps que Bachar Al-Assad, sa famille et son entourage resteraient à leur place.

L’opposition, proprement dite, est très faible en Syrie. Le pouvoir baasiste a considérablement limité les possibilités d’expression de divergences au cours des quatre décennies écoulées. Les partis d’opposition ont été contraints de vivre dans la clandestinité. Ils n’ont pu renouveler leurs cadres, ils n’ont pu recruter de nouveaux militants, ils n’ont pu mettre à jour leur idéologie…

A la fin de l’année 2010, les partis d’opposition n’avaient aucune prise ni sur la population ni sur les événements.
Au sein de cette opposition, des personnalités existent qui bénéficient du respect de la population au-delà du cercle restreint des militants de leurs partis. Parmi elles, on peut citer le nom de Riyad Turk, ancien premier secrétaire du Parti communiste-Bureau politique, celui de Michel Kilo, opposant indépendant, celui de l’avocat Haytham Al-Maleh, défenseur des droits de l’homme, ou celui de l’ancien homme d’affaires et ancien député à l’Assemblée du peuple, Riyad Seif.

Personne n’est en mesure d’affirmer que l’un ou l’autre d’entre eux jouera un rôle quelconque au cours des mois à venir. Beaucoup dépendra de la manière dont lepouvoir de Bachar Al-Assad tombera et de ceux qui auront été les acteurs de sa chute. Ce seront eux qui décideront à qui confier le soin de gérer la période de transition qui s’ouvrira alors.

DenCalif : Peut-on comprendre depuis le début de l’insurrection généralisée en Syrie la tiédeur des communautés chrétiennes du pays ?

Ignace Leverrier : Il faut d’abord signaler que des chrétiens participent depuis le début aux manifestations, mais que rien ne permet de les distinguer des autres Syriens. Parmi eux, les Assyriens se sont prononcés sans ambiguïté en faveur d’un changement de régime.

Beaucoup de chrétiens craignent que la chute du régime de Bachar Al-Assad ne se traduise pour eux par des difficultés semblables à celles qu’ont connues leurs frères en Irak. Le régime syrien, qui n’a aucun intérêt à laisser les chrétiens prendreleurs distances, et qui s’est toujours posé en protecteur des minorités en Syrie, s’est donc évertué depuis le début de l’année 2011 à instiller la peur dans leurs esprits.

Pour le régime syrien, la seule alternative est aujourd’hui l’arrivée au pouvoir des islamistes, conduits par les Frères musulmans. Les Syriens savent que cette éventualité est extrêmement faible, pour ne pas dire inexistante, mais la propagande du régime marque cependant les esprits.

Daniele Grassi : Quels seraient les effets de la chute du régime d’Al-Assad sur la région ?

Ignace Leverrier : Le Liban serait certainement le pays le plus touché par la chute du régime de Bachar Al-Assad. Le Hezbollah, qui bénéficie du soutien du régime syrien et qui est approvisionné en armes iraniennes via la Syrie, perdrait à la fois son soutien politique et les facilités logistiques dont elle disposait.

L’Iran serait également affaibli. Il ne pourrait plus maintenir la pression qu’il exerce actuellement sur Israël grâce au Hezbollah et au Hamas palestinien, dont il assure le financement.

L’ensemble des pays arabes de la région, qui hésitent généralement à dire tout haut tout le mal qu’ils pensent de Bachar Al-Assad et de la politique syrienne, verraient certainement son départ avec satisfaction.

Les Israéliens n’étaient certainement pas favorables au début de l’année 2011 à la chute du régime. Depuis l’accord de désengagement de 1974, ils n’avaient eu qu’à se louer du sérieux avec lequel les Syriens avaient surveillé leur frontière commune.

La perspective de voir arriver au pouvoir en Syrie un régime dominé par des islamistes suscitait aussi chez eux des réserves. Il semble qu’ils aient évolué sur cette question en constatant que les manifestants syriens ne faisaient nullement de la guerre contre Israël l’une de leurs priorités.

Les Syriens voudront récupérer le Golan occupé, mais ils pensent pouvoir parvenir à leur fin par des négociations. En tout cas, la question des relations avec Israël ne sera pas la priorité de la Syrie post-Bachar Al-Assad, dans laquelle tout sera àreconstruire, l’Etat, l’économie et les relations sociales.

Petrus : Comment qualifier le conflit en Syrie : est-ce une guerre civile ? Un soulèvement ? Une révolution ?

Ignace Leverrier : Au départ, il s’agissait d’un soulèvement populaire. Il s’est petit à petit transformé en une véritable révolution non violente. Les Syriens veulentconserver à leur mouvement un caractère pacifique. Ils veulent aujourd’hui le départ de Bachar Al-Assad et de ceux qui l’entourent, mais ils espèrent y parvenir sansrecourir aux armes.

L’ASL n’a pas vocation dans leur esprit à s’emparer du pouvoir par la force des armes, mais uniquement à protéger leurs manifestations.

Les Syriens ne veulent pas d’une guerre civile qui dresserait les unes contre les autres les diverses composantes ethniques ou confessionnelles de la population. Et jusqu’ici, ils y sont parvenus.

source: http://www.lemonde.fr/proche-orient/chat/2011/11/16/comment-mettre-fin-a-la-repression-en-syrie_1604254_3218.html#ens_id=1481132

Il est vrai que les expériences régionales les ont plutôt confortés dans cette idée qu’il y avait plus à perdre qu’à gagner dans l’intervention d’une force étrangère à la région. Ce qui s’est passé en Irak, à partir de 2003, les a encore une fois convaincus que, comme l’énonce l’idéologie baasiste, favorable à un réglement par les Arabes des problèmes arabes, il valait mieux éviter de faire appel à des forces étrangères.

Petros : Est-ce qu’il y a une possibilité d’une intervention étrangère ?

Ignace Leverrier : Une intervention étrangère ne paraît pas d’actualité. Le Conseil de sécurité s’est jusqu’ici montré profondément divisé sur cette question. Il ne semble pas que la Russie et à un moindre degré la Chine soient disposées àchanger de ligne de conduite.

D’ailleurs, les puissances occidentales qui s’étaient engagées militairement dans le soutien à la révolution libyenne ne savent pas de quelle manière, si elles en avaient l’intention, elles pourraient intervenir en Syrie. Les deux situations sont radicalement différentes. Il existait dans l’est de la Libye une ville puis une région déjà « libérée », ce qui n’existe pas en Syrie. Par ailleurs, les Libyens avaient exprimé le souhait d’être aidés sur le plan militaire alors que le maximum des demandes jusqu’ici formulées par la population syrienne favorable à un changement est une « protection internationale ».

Cat : « Protection internationale » peut-elle signifier un envoi de casques bleus ?

Ignace Leverrier : Par protection internationale, les manifestants syriens comprennent l’envoi par des pays étrangers, arabes ou autres, d’observateurs, de journalistes, de juristes, de membres d’organisations internationales, susceptibles de rendre compte, après avoir recueilli leurs témoignages, des événements et des exactions qui se sont déroulés depuis huit mois dans leur pays.

Une autre demande porte sur la création d’une zone démilitarisée dans laquelle pourraient se réfugier les familles qui fuient la répression menée par les militaires, les agents des services de sécurité et les voyous désignés sous le sobriquet de« chabbiha ». Cette zone pourrait, de préférence, se trouver à proximité des frontières de la Syrie avec les deux pays dans lesquels les Syriens ont une relative confiance: la Turquie et la Jordanie.

Ils hésiteraient, de peur d’être pris à revers, à chercher refuge dans une telle zone si elle était installée près des frontières du Liban ou de l’Irak, deux pays qui ne peuvent ou ne veulent pas refuser quoi que ce soit au régime de Bachar Al-Assad.

Florian : N’est-il pas possible d’invoquer le principe d’ingérence « humanitaire » afin d’amener une intervention armée internationale ?

Ignace Leverrier : Il est difficile de penser intervenir en Syrie sous le couvert d’une opération humanitaire. D’abord, parce que les Syriens eux-mêmes n’expriment pas cette demande et, d’autre part, parce qu’on ne voit pas de quelle manière on pourrait procéder pour ce faire.

Lom : En cas d’intervention de l’OTAN en Syrie, la Russie et l’Iran interviendront-ils militairement au côté du régime en place ?

Ignace Leverrier : S’agissant de l’Iran, il intervient déjà en Syrie en fournissant une aide militaire, logistique, technologique au régime en place. Il lui apporte aussi un soutien financier, ce qui contribue à irriter contre le régime ceux qui dénoncent depuis longtemps l’ingérence iranienne dans leur pays.

On ne voit pas, dans ces conditions, ce que l’Iran pourrait faire de plus pour aider le régime de Bachar Al-Assad à surmonter l’épreuve dans laquelle il est engagé, même si l’on dit aujourd’hui que des cars transportant des combattants irakiens dépendants de Mouqtada Sader seraient entrés en Syrie pour apporter leur aide, à la demande de l’Iran, aux militaires syriens.

Je ne crois pas que si l’OTAN, plutôt que l’ONU, décidait de s’engager dans une action en Syrie, la Russie ou la Chine rechercheraient avec elle une confrontation.

Petros : Que peut-on attendre de plus de la Ligue arabe ?

Ignace Leverrier : La Ligue arabe a apporté une réponse qui donne partiellement satisfaction aux opposants syriens. Elle a demandé à Bachar Al-Assad de retirerses forces de sécurité des villes, de libérer les prisonniers faits à l’occasion des événements et d’autoriser l’entrée en Syrie d’observateurs et de journalistes indépendants.

Elle lui a également demandé d’ouvrir un dialogue avec l’opposition. L’opposition, qui a bien accueilli les trois premières demandes, est réservée sur la dernière. Ils se demandent si le dialogue auquel pense la Ligue arabe est celui qu’ils ont eux-mêmes en tête… pour autant qu’ils soient tous sur la même ligne à ce sujet.

Pour les manifestants et une partie de l’opposition, le seul dialogue, aujourd’hui acceptable avec le régime, est celui qui porterait sur les modalités de transfert dupouvoir actuellement détenu par Bachar Al-Assad à un gouvernement de transition. Ils se demandent donc si, en avançant cette demande de dialogue, la Ligue arabe ou certains de ses membres ne tentent pas, encore une fois, de sauver la mise au chef de l’Etat syrien.

Les ministres des affaires étrangères des Etats arabes, qui sont réunis aujourd’hui à Rabat, vont entériner le gel de la participation de la Syrie aux travaux de la Ligue. Ils ont refusé la demande présentée hier par Damas d’organiser un sommet urgent des chefs d’Etat arabes. Ils paraissent disposés à aller au bout de leur intention qui est de permettre, moyennant la reconnaissance de la légitimité de l’opposition syrienne, l’entrée dans un processus de transition.

G-Free : Quelles sanctions internationales pourraient avoir un impact sur le régime syrien ?

Ignace Leverrier : Je crois que les sanctions déjà adoptées ont un impact fort sur la situation en Syrie. L’économie est aujourd’hui en panne. Et les hommes d’affaires s’interrogent sur l’opportunité de prendre leurs distances avec le régime.

En revanche, les sanctions prises à l’encontre de membres civils et militaires du régime sont très symboliques. Elles signalent surtout à la population que leurs difficultés sont prises en compte par l’Union européenne et par les Etats-Unis, mais elles sont sans influence sur ceux qui en sont la cible.

Eric : A-t-on une idée précise du ralliement d’officiers syriens et d’une partie de l’armée à l’opposition politique ? Qu’en est-il des désertions au sein de l’armée ? Peut-on espérer un retournement significatif d’une partie des forces armées qui pourrait faire basculer le régime de Bachar Al Assad ?

Ignace Leverrier : Au cours des deux derniers mois, les désertions se sont multipliées, mais le nombre des déserteurs est difficile à préciser. L’Armée syrienne libre (ASL) regrouperait aujourd’hui quelque 15 000 hommes, mais aucune garantie ne peut être apportée concernant ce chiffre.

Si le nombre des déserteurs reste limité, rapporté à la taille de l’armée syrienne, l’ASL apparaît néanmoins aujourd’hui en mesure de défendre certaines localités et, comme on l’a vu la nuit dernière, d’attaquer des centres des services de sécurité.

A ce jour, les officiers de grade le plus élevé sont des colonels. Il s’agit dans la quasi-totalité des cas d’officiers sunnites, mais on connaît également des cas de défections de gradés appartenant à la communauté alaouite, comme celui de l’adjudant Afaq Ahmed Mohammed, directeur de bureau d’un haut responsable des services de renseignement de l’armée de l’air.

Rien de décisif ne pourra se produire au niveau de l’armée tant que des généraux alaouites, qui détiennent les postes les plus sensibles, n’auront pas décidé delâcher le régime et de se rallier à une personnalité ou à l’opposition pour provoquerun changement de régime.

DenCalif : Quelles sont les différentes forces de l’opposition syrienne ? Qui représentent-elles ? Quelles personnalités au sein de cette opposition pourraient, selon vous, s’affirmer dans les mois prochains et jouer un rôle majeur en Syrie ?

Ignace Leverrier : Il faut d’abord distinguer entre l’opposition et la contestation. La majorité des Syriens qui manifestent dans les rues ne sont pas des « opposants ». Ils réclament pour eux-mêmes et pour tous les Syriens des conditions de vie plus décentes, la liberté et la dignité. Mais ils n’ont pas de programme politique. D’ailleurs, la chute du régime ne faisait pas partie au départ de leurs revendications. C’est uniquement le refus du pouvoir d’entendre leurs demandes et la multiplication des victimes qui les a poussés à la conclusion qu’aucun changement ne serait possible en Syrie aussi longtemps que Bachar Al-Assad, sa famille et son entourage resteraient à leur place.

L’opposition, proprement dite, est très faible en Syrie. Le pouvoir baasiste a considérablement limité les possibilités d’expression de divergences au cours des quatre décennies écoulées. Les partis d’opposition ont été contraints de vivre dans la clandestinité. Ils n’ont pu renouveler leurs cadres, ils n’ont pu recruter de nouveaux militants, ils n’ont pu mettre à jour leur idéologie…

A la fin de l’année 2010, les partis d’opposition n’avaient aucune prise ni sur la population ni sur les événements.
Au sein de cette opposition, des personnalités existent qui bénéficient du respect de la population au-delà du cercle restreint des militants de leurs partis. Parmi elles, on peut citer le nom de Riyad Turk, ancien premier secrétaire du Parti communiste-Bureau politique, celui de Michel Kilo, opposant indépendant, celui de l’avocat Haytham Al-Maleh, défenseur des droits de l’homme, ou celui de l’ancien homme d’affaires et ancien député à l’Assemblée du peuple, Riyad Seif.

Personne n’est en mesure d’affirmer que l’un ou l’autre d’entre eux jouera un rôle quelconque au cours des mois à venir. Beaucoup dépendra de la manière dont lepouvoir de Bachar Al-Assad tombera et de ceux qui auront été les acteurs de sa chute. Ce seront eux qui décideront à qui confier le soin de gérer la période de transition qui s’ouvrira alors.

DenCalif : Peut-on comprendre depuis le début de l’insurrection généralisée en Syrie la tiédeur des communautés chrétiennes du pays ?

Ignace Leverrier : Il faut d’abord signaler que des chrétiens participent depuis le début aux manifestations, mais que rien ne permet de les distinguer des autres Syriens. Parmi eux, les Assyriens se sont prononcés sans ambiguïté en faveur d’un changement de régime.

Beaucoup de chrétiens craignent que la chute du régime de Bachar Al-Assad ne se traduise pour eux par des difficultés semblables à celles qu’ont connues leurs frères en Irak. Le régime syrien, qui n’a aucun intérêt à laisser les chrétiens prendreleurs distances, et qui s’est toujours posé en protecteur des minorités en Syrie, s’est donc évertué depuis le début de l’année 2011 à instiller la peur dans leurs esprits.

Pour le régime syrien, la seule alternative est aujourd’hui l’arrivée au pouvoir des islamistes, conduits par les Frères musulmans. Les Syriens savent que cette éventualité est extrêmement faible, pour ne pas dire inexistante, mais la propagande du régime marque cependant les esprits.

Daniele Grassi : Quels seraient les effets de la chute du régime d’Al-Assad sur la région ?

Ignace Leverrier : Le Liban serait certainement le pays le plus touché par la chute du régime de Bachar Al-Assad. Le Hezbollah, qui bénéficie du soutien du régime syrien et qui est approvisionné en armes iraniennes via la Syrie, perdrait à la fois son soutien politique et les facilités logistiques dont elle disposait.

L’Iran serait également affaibli. Il ne pourrait plus maintenir la pression qu’il exerce actuellement sur Israël grâce au Hezbollah et au Hamas palestinien, dont il assure le financement.

L’ensemble des pays arabes de la région, qui hésitent généralement à dire tout haut tout le mal qu’ils pensent de Bachar Al-Assad et de la politique syrienne, verraient certainement son départ avec satisfaction.

Les Israéliens n’étaient certainement pas favorables au début de l’année 2011 à la chute du régime. Depuis l’accord de désengagement de 1974, ils n’avaient eu qu’à se louer du sérieux avec lequel les Syriens avaient surveillé leur frontière commune.

La perspective de voir arriver au pouvoir en Syrie un régime dominé par des islamistes suscitait aussi chez eux des réserves. Il semble qu’ils aient évolué sur cette question en constatant que les manifestants syriens ne faisaient nullement de la guerre contre Israël l’une de leurs priorités.

Les Syriens voudront récupérer le Golan occupé, mais ils pensent pouvoir parvenir à leur fin par des négociations. En tout cas, la question des relations avec Israël ne sera pas la priorité de la Syrie post-Bachar Al-Assad, dans laquelle tout sera àreconstruire, l’Etat, l’économie et les relations sociales.

Petrus : Comment qualifier le conflit en Syrie : est-ce une guerre civile ? Un soulèvement ? Une révolution ?

Ignace Leverrier : Au départ, il s’agissait d’un soulèvement populaire. Il s’est petit à petit transformé en une véritable révolution non violente. Les Syriens veulentconserver à leur mouvement un caractère pacifique. Ils veulent aujourd’hui le départ de Bachar Al-Assad et de ceux qui l’entourent, mais ils espèrent y parvenir sansrecourir aux armes.

L’ASL n’a pas vocation dans leur esprit à s’emparer du pouvoir par la force des armes, mais uniquement à protéger leurs manifestations.

Les Syriens ne veulent pas d’une guerre civile qui dresserait les unes contre les autres les diverses composantes ethniques ou confessionnelles de la population. Et jusqu’ici, ils y sont parvenus.