Conflit syrien : Aux sources de l’immobilisme international – par Nicolas Bossut et Marie Peltier

Article  •  Publié sur Souria Houria le 20 juillet 2013

Le dernier décompte officiel de l’ONU est accablant : le conflit syrien a fait plus de 100 000 victimes et on ne compte plus le nombre de « déplacés » en dehors des frontières du pays : 160 000 en Jordanie, 530 000 au Liban. Pourtant, face à ce conflit, les Occidentaux paraissent paralysés et répugnent à s’engager. Ils tergiversent, s’atermoient mais restent obstinément immobiles. Comment expliquer cette situation inédite ? Décryptage et tentative d’explication.

Pour bien comprendre la situation qui prévaut aujourd’hui en Syrie, il est indispensable de donner quelques balises historiques. En 1970, après 20 ans d’instabilité politique chronique, Hafez el-Assad, le père de l’actuel président syrien, prend le pouvoir à l’occasion d’un coup d’état. D’origine alaouite, il se hisse à la tête d’un pays très contrasté au plan religieux[1] La Syrie est alors aux prises avec Israël, elle vient de subir en 1967 un échec cuisant lors de la Guerre des Six jours. Hafez el-Assad s’appuie sur le ressentiment des Syriens pour leur imposer un régime autoritaire qui puise sa légitimité dans le nationalisme panarabe, dans la laïcité et le socialisme. Très vite, il fait tomber sur la Syrie une chape de plomb.

Le parti Baas sur lequel il s’appuie devient un parti unique. Il est l’instrument qui permet le contrôle de la société. Toute liberté politique mais aussi toute liberté d’initiative économique[2], a disparu. La liberté d’expression et la liberté de presse sont inexistantes. Même les prêches dans les mosquées et les églises sont relus par la Sûreté de l’Etat.

Aucune opposition n’est en mesure de défier le pouvoir du « Lion de Damas », comme le surnomment alors les chancelleries occidentales.  Seule la Confrérie des Frères musulmans réussit à proposer une opposition crédible et structurée. Elle en fera les frais en 1982 à Hama, où une insurrection est noyée dans le sang par le régime syrien. 20 000 personnes perdent la vie. Cet épisode marquera l’exil des Frères musulmans. Plus aucune opposition ne peut s’élever contre le pouvoir absolu d’Hafez el-Assad.

 

Bachar el-Assad et les espoirs déçus

À sa mort, en 2000, le président syrien cède son siège à son fils, Bachar el-Assad, âgé de 34 ans. Son accession au pouvoir amène beaucoup d’espoirs. Sa jeunesse et son parcours académique en Europe laisse penser que des réformes politiques et économiques sont possibles, que la dictature va desserrer son emprise.

Dans un premier temps, le jeune président laisse les intellectuels relever la tête. C’est le « Printemps de Damas ». Des réformes économiques permettent à la Syrie de s’adapter au nouveau contexte de mondialisation et de s’ouvrir aux nouvelles technologies de l’information. Très rapidement cependant, le jeune Bachar prend peur. La tournure des événements lui échappe. S’appuyant sur les services de sécurité, il ferme une à une toutes les portes qu’il avait entrouvertes, emprisonnant des intellectuels ou renforçant son emprise mafieuse sur l’économie syrienne.

 

Des premières contestations à la guerre civile

Bachar el-Assad ne réussit toutefois pas à éteindre toutes velléités de liberté. Le succès du Printemps arabe à Tunis, puis au Caire, va servir d’étincelle. Le 13 mars 2011, quinze écoliers sont arrêtés à Deraa pour avoir tagué sur les murs de leur école les slogans de la révolution égyptienne. Les enfants seront emmenés en prison, puis torturés. Le 15 mars 2011, une première manifestation est organisée à Damas pour réclamer la liberté d’expression. Seules quelques dizaines de personnes y participent. La peur est encore trop forte.

La menace est cependant suffisamment importante pour que le régime réagisse avec vigueur. Les quelques manifestants sont arrêtés et torturés eux aussi. Les jours qui suivent, leurs familles et amis prendront le relais et battront eux aussi le pavé pour réclamer leur libération. Rapidement, les manifestations s’étendent à tout le pays. Durant les 6 premiers mois, ces manifestations seront non-violentes. Elles feront par contre l’objet d’une répression systématique et sanglante.

Face à la violence qu’ils subissent, des citoyens syriens décident de protéger leurs manifestations par les armes… C’est la naissance de l’Armée Syrienne Libre, composée essentiellement de déserteurs de l’armée officielle. Indirectement, c’est la première victoire de Bachar el-Assad face à la contestation. Il a réussi à obliger l’opposition à verser elle aussi dans la violence, confirmant ainsi aux yeux de ceux qui le soutiennent, le discours qu’il tenait depuis le premier jour et qui taxait toute contestation de terrorisme.

Progressivement, la situation dérive vers la guerre civile. Pour assoir son pouvoir et effrayer la population, le régime Assad s’en prend aux hôpitaux, aux écoles, aux boulangeries, cibles de bombardements aériens. L’Armée Syrienne Libre peine à s’organiser, tout comme l’opposition politique. Des opposants sont accusés d’exactions envers les populations civiles. Le conflit se confessionnalise. Avec le temps, d’autres composantes armées entrent en jeu, dont le groupement islamiste Jabat El Nosra, ternissant l’image de l’opposition aux yeux des Occidentaux. Le pays est divisé entre « zones libérées » et zones sous contrôle de l’armée officielle. Les lignes de démarcation traversent les villes, les quartiers, se redessinant au gré des combats. A l’heure actuelle, le conflit a déjà causé la mort de plus de 100 000 personnes d’après les Nations Unies.

 

 

La révolution syrienne : du scepticisme au discrédit…

Depuis le début de la révolte populaire en Syrie, force est de constater le peu de solidarité de la société civile internationale à l’égard de la population civile syrienne. De manière générale, on peut observer que l’opinion publique internationale a été subtilement gagnée par les thèses défendues par le régime d’Assad, thèses ayant pour caractéristique de « faire sens » dans des publics occidentaux très variés, voire aux antipodes les uns des autres, étrangement « réunis » autour de la question syrienne[3]. Ce qui relie ces différentes sphères est une lecture à tendance « complotiste » du conflit en cours. Il s’agit pour la plupart du temps de nier ou de minimiser l’existence d’une opposition interne à Bachar Al Assad et/ou de présenter ce dernier comme un « résistant » face à des velléités externes, à la fois islamistes et impérialistes.

Depuis le début du conflit syrien, tout se passe comme si le conflit ne pouvait être que le fruit d’intérêts géostratégiques des « grandes puissances » ou de la volonté expansionniste d’extrémistes musulmans. Cette propagande bien huilée, profitant d’un certain désenchantement vis-à-vis des « printemps arabes », s’appuie sur des croyances mythifiées, falsifiées et entretenues par des réseaux occidentaux prétendument « alternatifs » et « indépendants »[4], largement acquis au régime de Damas.

 

Trois principaux postulats idéologiques font barrière à la solidarité avec la société civile syrienne :

 

 

  • Le régime Assad tiendrait tête à Israël et aux Etats-Unis

L’idée que le pouvoir alaouite incarnerait une forme de résistance à l’Empire (« américano-qatari-sioniste ») a été largement reprise par la mouvance anti-impérialiste et anti-sioniste, de  l’extrême-gauche à l’extrême-droite.

Cette croyance fait étrangement fi du peu d’engagement des Etats-Unis pour résoudre la crise syrienne, qui laisserait plutôt à penser qu’un certain statu quo sert les intérêts de l’administration américaine et de ses alliés. En serait-il ainsi si Bachar el-Assad était réellement perçu comme une « menace » ou un « ennemi » ?

On a à cet égard observé un phénomène interpellant : une partie des réseaux pro-palestiniens européens a adopté une attitude de discréditation de l’élan révolutionnaire syrien, sous prétexte qu’une chute d’Assad renforcerait le pouvoir « américano-sioniste ». Comme si le maintien d’Assad constituait une menace réelle pour l’Etat d’Israël[5]. Comme si les manifestants syriens ne pouvaient définitivement n’être que de simples instruments des grandes puissances[6].

S’ajoutant à ce trouble, les craintes (légitimes) autour de l’implication dans le conflit de l’Arabie Saoudite et du Qatar – en soutien à la rébellion – ont contribué à nourrir tous les fantasmes. Le Qatar, ce petit état  fortuné devenu l’incarnation du « diable » par excellence au sein de la pensée « complotiste », s’est transformé chez certains en filtre obsessionnel  de lecture du  conflit syrien.

Ce postulat anti-impérialiste, s’il résiste difficilement à l’épreuve du réel, est persistant et va généralement de pair avec une lecture occidentalo-centrée des évènements contemporains au Moyen-Orient. Comme si il ne pouvait exister dans cette région de contestations internes autres que téléguidées, fomentées, instrumentalisées par un Occident post-colonialiste et par ses alliés.

 

 

  • Le régime Assad serait le garant de la laïcité et de l’unité syrienne 

Le pouvoir alouite a, dès le début du conflit, joué la carte de la confessionnalisation, dans un paradoxe étonnant : se présentant comme le seul garant d’une Syrie laïque et unie, bastion résistant à un islamisme venu de l’extérieur, il n’a eu de cesse de communautariser le conflit, en calibrant le degré de répression en fonction de l’appartenance communautaire de ses opposants, en organisant l’enrôlement militaire sur base confessionnelle, en armant certaines minorités, … Le tout de manière à  attiser et renforcer les peurs et les haines intercommunautaires.

En se présentant comme le protecteur des minorités face à des velléités islamistes et terroristes, il a contribué à nourrir une peur très présente tant au sein de la droite identitaire catholique que d’une certaine extrême-gauche partisane d’une laïcité d’exclusion, en passant par une frange grandissante de l’opinion publique « lambda » : celle d’un Islam conquérant. Les relents islamophobes, très présents dans le débat public actuel en Europe, ont ainsi été suscités pour brouiller les pistes et occulter le caractère laïc et pluraliste des manifestations citoyennes lancées en mars 2011. Avec le temps, l’implication de groupes islamistes, venant s’ajouter aux combattants de l’Armée Syrienne Libre  isolés et réduits à l’impuissance, a contribué à « auto-prophétiser » ce postulat. Cette dynamique a ainsi participé à un isolement progressif de la composante laïque de l’opposition,  vivant le sentiment d’avoir été abandonnée par la communauté internationale.

 

 

  • Nous n’aurions pas le droit de nous « ingérer » dans les affaires d’un Etat souverain

Un des principes qui a été le plus souvent argué par les détracteurs de la révolution syrienne est le principe de « non-ingérence », en usant et abusant du parallèle avec  le « cas libyen » et ses lendemains difficiles. Force est pourtant de constater que la principale ingérence sur le territoire syrien actuellement est incarnée par l’important appui militaire accordé au régime Assad par les pouvoirs russe, iranien et par le Hezbollah libanais. C’est de loin cette « aide » qui a causé le plus de victimes, notamment par l’intermédiaire des bombardements massifs visant délibérément les populations civiles depuis plusieurs mois. Cette indignation à « géométrie variable » est très présente dans les réseaux de droite souverainiste, mais aussi dans les réseaux de gauche « non-interventionniste ». »[7]

A y regarder de plus près, ce postulat consiste à octroyer le caractère légitime et souverain de l’Etat syrien au régime en place, en présentant l’ensemble de l’Etat syrien comme faisant face à une ingérence extérieure de la part d’un Occident post-colonialiste, ce qu’Assad n’a eu de cesse de marteler depuis le début du soulèvement populaire. A cet égard, c’est la question de la « souveraineté » qui est questionnée : si nous octroyons cette souveraineté au peuple et non à un régime ayant pris le pouvoir sans son assentiment, pouvons-nous octroyer aux citoyens syriens un « droit de résistance à l’oppression » tel que défini dans la déclaration universelles des droits de l’homme ?[8] Pouvons-nous aussi nous pencher sans tabou sur la question de l’appui à cette résistance populaire, non dans une perspective « interventionniste » mais bien dans une volonté de solidarité ?

 

 

Pour « arroser » ces 3 postulats, il est un dernier argument servant terriblement la propagande de Damas : celui de la complexité. Le conflit syrien a dès le départ « effrayé » un nombre important de citoyens à travers le monde, perdus devant un Orient multipolaire et en pleine reconfiguration après les Printemps arabes. Le temps n’a fait que renforcer cette perception. L’argument de la complexité est dès lors rapidement devenu celui de l’immobilisme, diminuant toujours plus les chances de trouver une issue au conflit en cours.

C’est bien à propos de cet immobilisme que nous avons, en tant que société civile, une responsabilité et un rôle à jouer : Il s’agit aujourd’hui de dépasser nos postulats idéologiques souvent paralysants et de nous engager avec urgence dans la mise en œuvre d’une solidarité active avec le peuple syrien. La société civile internationale et spécialement les mouvements de la paix sont en effet mis devant des contradictions internes fondamentales. La question à se poser est de savoir à partir de quel moment nous devenons, au nom de nos convictions et positions de principe, complices de l’oppression.

Notre responsabilité aujourd’hui réside non seulement dans l’expression de notre solidarité vis-à-vis des Syriens victimes de toutes les violences, mais aussi dans une condamnation sans équivoque de la dictature contre laquelle un grand nombre de citoyens syriens se sont élevés. A cet égard, il s’agit désormais de nous engager à travers des actions concrètes et efficientes : l’appui à l’aide humanitaire, l’engagement pour l’accueil des réfugiés syriens sur notre territoire, le travail politique à l’égard de la lutte contre l’impunité (vis-à-vis notamment des hauts dignitaires du régime de Damas venus s’établir en Europe) et plus largement la mise en branle d’un travail de sensibilisation aux enjeux du conflit syrien sont autant de pistes urgentes à mettre en œuvre.

[1] 74% de la population est sunnite, 16% se répartit entre Chiites, Alaouites et Druzes et les derniers 10% sont membres de diverses églises chrétiennes. A l’exception d’une minorité kurde significative, l’ensemble de la population syrienne est arabe.

[2] Alors qu’il se présente comme le protecteur des minorités ethniques ou religieuses, Hafez el-Assad organise avec son propre clan issu de la communauté alaouite la mise en coupe réglée, de type mafieuse, de l’économie syrienne.

[3] Quand il s’agit de la Syrie, il n’est pas rare de voir des sites d’extrême-gauche publier des interviews de personnes de sensibilité  « catholique identitaire » ou « droite dure », et vice et versa.

[4] Un de ces réseaux est le « Réseau Voltaire », fondé par Thierry Meyssan, aujourd’hui proche et conseiller affiché de Bachar Al-Assad : http://www.voltairenet.org/ . Le site de Michel Collon en Belgique surfe sur une ligne similaire : http://www.michelcollon.info/

[5] « Le régime de Bachar Al-Assad n’a cessé, pour tenter de légitimer une répression d’une indicible brutalité, de faire appel à la fibre anti-impérialiste (…) En dépit de cette posture de résistance aux grandes puissances, on observe pourtant que, durant quatre décennies, le plateau du Golan a été une oasis de stabilité, et la frontière israélo-syrienne remarquablement calme », dans Karim Emile Bitar, « Guerres par procuration en Syrie », dans « Le Monde Diplomatique », juin 2013, p. 10.

[6] Ce trouble est d’autant plus étonnant que sur place la solidarité entre le peuple palestinien et les révolutionnaires syriens s’est exprimée à de nombreuses reprises, en ce compris par la voix de leurs leaders politiques respectifs. Par ailleurs, depuis le début du conflit, le régime de Damas n’a jamais épargné les nombreux réfugiés palestiniens vivant en territoire syrien.

[7] « J’entends des dirigeants de gauche prendre position contre une intervention militaire sous-entendant qu’il s’agirait d’un complot impérialiste. Ils oublient que personne ne souhaite ni ne demande cette intervention, et ils passent sous silence le fait que trois forces étrangères – la Russie, l’Iran et le Hezbollah libanais – sont sur le terrain, certains depuis le début de la révolution, avec des armes, des conseillers et des soldats dont le nombre grossit de jour en jour, par Mohamad Al Roumi, « Est-ce si difficile à comprendre ? », 28 mai 2013, sur http://souriahouria.com/est-ce-si-difficile-a-comprendre-par-mohamad-al-roumi/

[8] Voir à ce sujet : Marie Peltier,  « La position pacifiste face au cas syrien : une voie sans issue ? », mai 2013, sur http://paxchristiwb.be/publications/analyses/document-420,0000420.html

 source : http://paxchristiwb.be/publications/analyses/conflit-syrien-aux-sources-de-l-immobilisme-international,0000439.html
date : 10/07/2013