Dans le brouillard de l’expertise par LEYLA DAKHLI
Depuis des mois, la Syrie est sous le feu des projecteurs, mais qu’y voit-on ? Plus grand-chose en réalité. Après le temps de l’émerveillement, puis celui de l’inquiétude, au milieu de l’afflux des images d’horreur, nous voici face à un ping-pong de diplomatie internationale digne de la guerre froide. Cette échelle de regard porté sur les événements, qui ne cesse de se rétrécir pour voir les choses de plus haut, de plus loin, suit l’évolution des événements, figurant la manière dont les acteurs se sont trouvés peu à peu dépossédés de leurs luttes ; elle est aussi le résultat d’une série de défaites. Défaite du peuple sans arme face à la répression, défaite des rebelles, mais aussi défaite de la pensée. A ce soulèvement, ce ne sont pas seulement des armes qui ont manqué mais une juste attention, intellectuelle et émotionnelle.
Pris dans un tissu de plus en plus dense de discours, le chercheur s’interroge sur ce que lui disent les textes et ses sources, les images et les slogans, et sur ce qu’il peut ressentir – distinguant autant que possible l’émotion qui le submerge comme tout le monde de l’intuition nécessaire à la mise en œuvre d’une pensée autonome. Car d’emblée, le bruit a été assourdissant de ceux qui, avec le «sérieux de l’analyste», disaient que là, cette fois, on s’attaquait à autre chose, que la Syrie n’était pas la Tunisie-l’Egypte-la Libye-Bahreïn… tautologie dont il fallait comprendre que le Moyen-Orient était complexe, que, bien sûr, il fallait l’aborder avec des idées simples, les perles habituelles du discours sur la région.
Cette mise en valeur de la supposée complexité de la Syrie, qu’elle soit liée à sa composition confessionnelle, à la situation géopolitique – ce fameux arc chiite, la position par rapport à Israël voire le passage des gazoducs -, tendait sans cesse à faire de la révolution syrienne un événement qui, selon le mot d’un collègue américain, Bassam Haddad, «is not only about Syria». Effectivement, dans tous ces discours, il ne s’agissait pas souvent de la Syrie.
Ces discours ne sont pas tous faux, ni mal intentionnés (même si, parfois, il faut bien constater qu’ils le sont, notamment ceux qui dès le départ prenaient appui sur la dimension confessionnelle de la société syrienne pour délégitimer le soulèvement), mais ils ont pour conséquence de chaque jour éloigner un peu plus de nos regards ces paysans, ces enfants, ces jeunes gens qui ont cessé d’avoir peur et se sont soulevés au printemps 2011. Par la suite, ces dernières semaines, alors que le sujet de discussion des experts devenait «l’arme chimique», ils ont contribué à effacer de nos mémoires les réfugiés, les victimes civiles des bombardements massifs de ces derniers mois… Au fur et à mesure, il devenait plus difficile de rendre justice à cette puissance populaire, à l’œuvre sous nos yeux, le signe d’une révolution en cours, loin des calculs sur la géopolitique de la région.
Il devenait même difficile de dire que les victimes et les déplacés étaient bien d’abord le résultat d’une répression aveugle, sans pour cela avoir besoin de convoquer commissions et experts.
Face à ce brouillard des commentaires, la question de la juste distance se pose avec une acuité nouvelle. Le chercheur, même l’historien, ne peut se contenter de plaider le temps long et de dire, comme on l’entend parfois : «Voyez la Révolution française, elle ne s’est pas faite en un jour, pas même en un an, laissez-leur le temps.» Entre-temps, sur Wikipédia, la révolution syrienne est devenue la guerre civile syrienne et nous avons perdu, dans l’ordre des mots.
Notre juste compréhension, notre empathie, a été freinée de toute part : par la volonté de faire complexe, par le jeu des alliances diverses, c’est de bonne guerre. Mais il y a bien plus. Là où la Syrie devient un cas d’école, c’est lorsqu’elle apparaît comme le laboratoire d’un positionnement nouveau des intellectuels et des forces progressistes : en elle se concentrent les théories de la manipulation et du complot, rendant la vérité insaisissable, rendant la discussion toujours plus irritante ; en elle se concentrent les divisions de la gauche arabe et de ses soutiens, entre laïcs et non-laïcs, entre vieux rêve nationaliste arabe et fidélité à l’idée révolutionnaire, entre fascination pour les mouvements de lutte et réflexes anti-impérialistes divers… Tout ceci n’est pas nouveau, mais figure aujourd’hui un oubli massif du peuple, protagoniste majeur à retrouver sous les décombres.
Cette chronique est assurée en alternance par Cyril Lemieux, Frédérique Aït-Touati, Eric Fassin et Leyla Dakhli.
Leyla DAKHLI historienne, chargée de recherches à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (CNRS, Aix-en-Provence).
Source : http://www.liberation.fr/monde/2013/10/04/dans-le-brouillard-de-l-expertise_937140