De l’ardeur. L’histore de Razan Zaitouneh – présentation du livre de Justine Augier par Nathalie Crom
Razan Zaitouneh, avocate et opposante au régime syrien, a été enlevée en 2013. Dans un texte bouleversant, Justine Augier rend justice à cette femme qu’elle n’a jamais rencontrée.
Elle s’appelle Razan Zaitouneh. Elle est syrienne, avocate et militante en faveur des droits de l’homme, figure majeure de la révolution populaire et pacifiste du printemps 2011 réprimée dans le sang par l’armée et les forces de sécurité. Dans la nuit du 9 au 10 décembre 2013, en compagnie de son époux et de deux amis, elle a été enlevée dans la ville de Douma, dans la banlieue de Damas, où elle vivait clandestinement. Nul ne sait ce qu’il est advenu d’elle, de ses trois compagnons. Aucune preuve ne vient même accréditer avec certitude l’identité de ses kidnappeurs. L’hypothèse généralement admise est celle d’un rapt commis par un groupe islamiste rebelle au régime de Bachar el-Assad qui contrôlait à l’époque la zone de Douma. Mais, en réalité, la présence, l’action, la personnalité de Razan Zaitouneh dérangeaient tout le monde, à la fois la dictature, contre laquelle elle s’était élevée depuis le début des années 2000, et les rébellions armées, tant religieuses que laïques, qui se sont développées au lendemain de la révolution confisquée de 2011.
Le beau livre, fragile et scrupuleux, que la vie, les combats et la disparition de Razan Zaitouneh ont dicté à Justine Augier met au jour la figure d’une jeune femme que seuls connaissaient à ce jour les observateurs attentifs de la situation syrienne. On a beau chercher, dans sa mémoire de lecteur, les grands modèles qui auraient pu inspirer à l’écrivaine cet exercice, on ne trouve pas vraiment. C’est sur un écran, visionnant un documentaire tourné au printemps 2013 à Douma, que Justine Augier (auteure de quelques romans, qui par ailleurs a travaillé dans l’action humanitaire et vit à Beyrouth) a rencontré Razan Zaitouneh pour la première fois — « rencontré », oui, on peut écrire ça, tant il s’agit véritablement alors d’une rencontre. « Elle est maigre, semble épuisée mais animée d’une énergie puissante, nerveuse. Sa force irradie et je me redresse pour ouvrir mieux les yeux. On ne l’entend parler qu’une fois. Elle demande à celui qui tient la caméra d’arrêter de filmer, le demande de façon cinglante et ajoute “Je ne plaisante pas.” » Il aura suffi de ces quelques secondes à la spectatrice distante pour s’engager dans ce projet, encore flou : enquêter sur Razan Zaitouneh et son itinéraire, en s’entretenant avec ceux qui l’ont côtoyée, en lisant les nombreux textes et articles qu’elle a laissés ; tenter de dessiner autour d’elle, de la façon la plus claire et documentée possible, le décor terriblement confus, mouvant et violent de la Syrie contemporaine ; réfléchir aussi aux notions, quelque peu dépréciées dans nos nations en paix, d’idéalisme, d’engagement et d’héroïsme, à travers l’existence retracée de cette jeune femme follement opiniâtre — une destinée qu’elle a écrite elle-même, à coups de choix toujours dictés par un courage inouï.
Littéralement cousus — mais identifiables par la typographie —, le récit de Justine Augier et les témoignages qu’elle a recueillis des proches de Razan Zaitouneh et de spécialistes du dossier syrien constituent le fil d’Ariane de l’ouvrage. On s’y familiarise peu à peu avec son héroïne, née en 1977 dans une famille conservatrice et croyante, et qui sans jamais rompre avec les siens brava la logique patriarcale pour faire des études de droit et devenir « une jeune femme libre et laïque qui n’aime rien davantage que de se former sur les choses ses propres idées ». A 23 ans, elle est avocate diplômée et s’engage dans la défense des prisonniers politiques — dans un pays qui ploie, depuis des décennies, sous le joug d’une dictature d’airain. Son militantisme en faveur des droits de l’homme s’inscrit dans la suite logique de cette vocation première. Défendre les opposants au régime, s’élever contre les conditions de détention barbares dans les prisons syriennes et l’usage généralisé de la torture, dénoncer les milliers de disparitions… voilà ce qui occupe les jours et les nuits de Razan Zaitouneh — qui fondera le Centre de documentation des violations en Syrie, afin de recenser les crimes du régime atroce de Bachar el-Assad, et recevra en 2011 le prix Anna-Politkovskaïa et le prix Sakharov.
Déroulant la chronologie des années 70 à nos jours, éclairant la complexité des forces en présence — dictature et armée régulière, groupes rebelles notamment djihadistes, activistes pacifistes et intellectuels… —, s’attardant sur les ressorts de la logique totalitaire du pouvoir syrien et du système carcéral proprement infernal sur lequel repose sa pérennité, Justine Augier ne perd pourtant jamais de vue Razan Zaitouneh. Au contraire, elle s’en approche, cherche comme à tâtons la juste distance, sans renier l’empathie et même la tendresse qu’elle ressent, mais se méfiant de la tentation hagiographique. La façon dont l’auteure raconte cette relation qui peu à peu se noue et s’approfondit entre elle et Razan — c’est-à-dire entre deux femmes qui ne se sont jamais croisées et ne se verront probablement jamais, tant semblent minces les chances de voir ressurgir au grand jour la silhouette blonde, fine et épuisée de Razan Zaitouneh — est l’une des beautés de ce livre si éprouvant, si poignant, si singulier. Un geste d’écriture original, tout sauf impudent ou emphatique, comme porté par l’impératif moral de rendre justice à la jeune femme disparue, à sa foi en la justesse de ses convictions humanistes et pacifistes, son refus égal du totalitarisme et de l’obscurantisme, sa capacité à encaisser « la dose de mort » qui faisait son quotidien d’activiste, sa ténacité que le prix à payer n’a jamais fait vaciller. Razan Zaitouneh, femme ardente dont l’héroïsme puise, suggère Justine Augier, « à ce bloc logé au fond d’elle, qui a fait sa force et nourri sa faiblesse, ce bloc dont elle n’a laissé personne venir à bout… ».