De l’extrémisme de manière générale, de l’extrémisme islamiste et de la modération par Yassine el-Haj Saleh

Article  •  Publié sur Souria Houria le 21 septembre 2014

Traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

19 septembre 2014 في شأن التطرف والتطرف الإسلامي والاعتدال ياسين الحاج صالح

Yassine el-Haj Saleh

Yassine el-Haj Saleh

 

L’extrémisme politique islamiste découle-t-il d’une avarie qui aurait frappé la religion des musulmans à l’époque moderne, ou bien est-ce l’extrémisme qui a contaminé l’Islam dans ses orientations intrinsèques ? La modération islamique souhaitable doit-elle consister en un retour à la nature intrinsèquement modérée de l’Islam, ou bien s’agira-t-il d’un nouvel esprit qu’il s’agit de susciter chez lui ?

Mais que vise-ton, pour commencer, par les notions d’extrémisme et de modération ?

Nous pensons que l’extrémisme (et il en va de même pour la notion contraire de modération) décrit une relation entre les personnes fondée sur l’ostracisation (sur le rapprochement, pour ce qui concerne la modération) et qui trouve son reflet dans les modalités de la relation entre les porteurs de croyances religieuses et celles-ci ayant pour effet de figer cette position d’ostracisation (ou de rapprochement) en lui conférant une légitimité. Les extrémistes suppriment les autres protagonistes, en ajoutant une légitimité générale à cette suppression en faisant oublier que celui qui y procède n’est qu’un protagoniste parmi d’autres, mais particulier.

Dans ce schéma, il n’y a pas de place pour une quelconque qualification d’extrémiste ou de modérée de quelque religion que ce soit, sauf peut-être par un tour de passe-passe linguistique. Peuvent en effet être extrémistes ou modérés des gens, dans leurs conditions spécifiques – des gens qui justifient leur extrémisme ou leur modération par leurs croyances elles-mêmes, mais qui ne cessent de remodeler celles-ci d’une manière qui leur permette d’éliminer les autres ou de les dominer.

On retrouve en cela quelque chose qui ressemble au concept de chosification (réification) marxiste : tandis que ces gens ne cessent de remodeler leurs croyances et leurs idéologies de manière à ce qu’elles soient au service de leurs besoins idéologiques et politiques, eux-mêmes s’en font la représentation d’une chose indépendante d’eux, et ce sont eux qui se conforment à une image qui puisse se plier aux ordres et aux interdictions formulées par cette chose indépendante. L’on pourrait en déduire que l’actant serait donc le texte inerte, tandis que ce seraient les hommes, incontrôlables qu’ils sont, seraient ceux qui ne cesseraient de déformer tout ce qui leur tombe sous la main en le transformant en sujets négatifs du texte mis en action. Il pourrait sembler également ce que l’homme a produit soit producteur de l’homme et que ceux-là ne seraient que des esclaves passifs de ce qu’ils auraient créés par eux-mêmes. Si les hommes sont dans tous les cas les actants, la question posée est celle de savoir dans quelles circonstances ils forment leurs croyances d’une manière qui leur rende acceptable le fait de supprimer autrui ou de faire d’eux-mêmes l’ensemble (par extension) des partenaires ?

En réalité, l’extrémisme est une forte propension présente dans tous les groupes humains découlant de l’égoïsme de l’homme et de sa préférence pour lui-même au détriment des autres. Les gens ne sont pas des modérés qui se radicaliseraient jusqu’à devenir extrémistes dans des circonstances données : ils sont tous une tendance à l’extrémisation, à une ignorance d’autrui pouvant aller jusqu’à son élimination. Mais ils peuvent s’orienter vers la modération dans certaines circonstances particulières. Il semble que l’esprit de modération se renforce dans la conscience collective sous l’effet de violents confits sociaux d’où les gens déduisent que le fait d’éliminer un des protagonistes conduit à des conflits menaçant d’entraîner l’élimination de tous les protagonistes. L’assimilation de cette expérience trouve son reflet dans les courants religieux disponibles, et elle développe à leur usage une dimension contractuelle sans que le contenu de ces croyances elles-mêmes en soit modifié de quelque manière que ce soit. Les théories relatives au contrat social auraient été impossibles, dans les XVIIème et XVIIIème siècles européens en l’absence d’une telle évolution.

L’extrémisme étant une inclination première, si l’on nous permet cette expression, cela explique que l’on puisse considérer que quelqu’un de modéré dans son propre pays puisse être extrémiste en dehors de son pays. Cela vaut de manière générale pour les gouvernements occidentaux en dehors de leurs propres pays aux temps du colonialisme, et même encore aujourd’hui, dans une large mesure. Pour reprendre une formulation de Gaston Bachelard, nous pouvons dire qu’il n’existe pas de modération première, que celle-ci est toujours seconde. Ce qui est premier, c’est l’extrémisme. Nous pouvons dire, de même, que toute modération résulte de la remise en question d’un extrémisme antérieur ou de la modération (au sens verbal de fait de modérer) d’un extrémisme antérieur. Ce sont là des processus sociaux, politique, intellectuels et sociologiques qui ne se sont pas produit dans le monde islamique. Au contraire, les développements historiques modernes et contemporains ont suscité des processus allant au rebours de ceux-là. La caractéristique dominante de ces développements, c’est la situation de tension régnant dans le monde musulman, une situation où de larges segments de sa population n’ont pas le contrôle de leurs conditions d’existence et où se sont développés des positionnements se caractérisant par la colère ou le ressentiment à l’encontre d’un monde où cette population se retrouve comme étrangère, aliénée. Tous les musulmans ne sont pas exaspérés ou stressés, mais ceux qui considèrent que leur gêne ancestrale est aujourd’hui pour les musulmans leur expérience fondamentale ont à leur disposition dans l’histoire, dans la mémoire et dans l’imaginaire de l’Islam des éléments d’analyse qui leur semble justifier leur haine pour le reste du monde plus que n’en trouvent ceux qui ont tendance à se mêler au reste du monde, à vouloir l’émuler et à lui ressembler. Pire, les premiers peuvent assiéger les seconds et susciter chez eux ou chez ceux parmi les musulmans du commun qui suivent intellectuellement leur exemple un sentiment de culpabilité.

Cela est dû au fait que les premiers cités produisent eux-mêmes l’Islam d’où ils tirent leur essence, tandis que les autres, les « modérés », ont échoué à créer des précédents ou des modèles sur lesquels ils eussent pu s’appuyer pour ouvrir de nouvelles voies et pour légaliser celles-ci. C’est la raison pour laquelle la modération musulmane reste toujours une modération personnelle dépourvue de référence juridique qui lui appartienne en propre et qui lui permette de concurrencer la légalité islamique (de la sharî‘a). Les musulmans n’ont jamais bénéficié d’un « âge d’or » qui fût suffisamment courageux pour réaliser un tournant historique et instituer des symboles neufs, un imaginaire neuf et une mémoire neuve, ainsi que de nouveaux modèles spirituels et éthiques et de nouvelles manières d’interagir avec le monde.

Mais qu’entendons-nous suggérer lorsque nous disons que les précédents, la mémoire et l’imaginaire prêtent main-forte aux sectaires ou aux extrémistes. Nous signifions par là qu’aucun temps ne nous sépare des temps institutionnels et que nous sommes confrontés à un temps cohérent où les mêmes choses ne font que se répéter, ce qui nous autorise à dire qu’il s’agit d’un temps vide, que l’on peut plier et par-dessus lequel on peut sans problème faire un bond en arrière. C’est bien en effet ce que semblent faire les salafistes avec une aisance extrême. A supposer que ce groupe parvienne un jour à imiter les pieux ancêtres en tous points (ce qui est totalement impossible), les salafistes commettraient une énorme impasse, une impasse avec laquelle il n’est rien qui tienne debout : l’impasse sur le changement des temps et sur le changement des gens.

Les salafistes dénient à l’Islam la souplesse qui fait que l’Islam peut exister en des temps changeants tout en conservant son esprit. L’aboutissement de leur projet, ce n’est pas que l’Islam serait valable pour tous les temps et en tous lieux, comme ils ne cessent de le proclamer, mais c’est que l’Islam convient à une unique époque et qu’il faut contraindre les gens à retourner à ladite époque, et c’est d’ailleurs (hélas, ndt) ce qu’ils font de fait. L’extrémisme s’adapte en permanence à la négation du changement des temps, à la négation de l’essentialité de l’histoire, ou encore à la conception selon laquelle celle-ci ne serait qu’accident glissant sur la surface de notre essence comme des gouttes de pluie s’écoulent sur une vitre.

Cela a pour origine l’égoïsme naturel dans ses formes les plus vulgaires. Le refus du changement est également le refus de l’altérité, c’est le refus de la coopération avec autrui et le refus de faire le bien pour autrui, et avant même cela, c’est un refus de s’enrichir d’une sensibilité autre et d’une âme renouvelée. L’extrémisme est un égoïsme généralisé qui œuvre à s’imposer par la violence.

Il semble que nous vivions aujourd’hui au cœur d’un conflit dont les portes, si nous ne parvenons pas à nous en extraire grâce à une « modération » n’allant pas plus loin que l’acceptation de la pluralité des protagonistes et de leur essentielle égalité, ne pourront s’ouvrir que sur la disparition de tous. Cette éventualité est tout à fait envisageable aujourd’hui. En revanche, le fait d’œuvrer à générer des modèles, des rôles, un imaginaire nouveaux et une mémoire nouvelle est susceptible de constituer le grand tournant historique qui fera du temps un espace pour notre évolution, un ami en lequel nous puissions avoir confiance et avec lequel nous puissions vivre en bonne intelligence, après que la durée quasi-totale de tout notre temps historique ait été un ennemi que nous avons toujours cherché à contourner ou à éliminer.

Aucune modération n’est possible si l’on élimine le temps, et aucune unanimité n’est possible contre le temps. Le temps modifie la vie des gens et leur bien commun. Sa suppression est une agression égoïste contre la collectivité, c’est un projet de mort générale. Seuls les morts ne sont pas affectés par le passage du temps. En résumé, les conditions du présent encouragent des mouvements extrémistes auxquels ne résistent pas des générations de musulmans se caractérisant par l’égoïsme et par un courage et une pensée des plus modestes, des générations qui ont trouvé dans l’extrémisme une forme de politique au rabais. L’extrémisme est une coproduction des conditions présentes, de pré-conditionnements hérités et d’une génération perdue. Aucune modération n’est possible si l’on ne reconnaît pas le fait que le changement des temps est un bienfait pour tous. La modération, c’est le fait de susciter du nouveau, et non de faire retour à un passé révolu. C’est même, précisément, notre retour du passé.