Des exemples d’expériences vécues de l’action politique de jeunes Syriens (avant et après la Révolution)
Des exemples d’expériences vécues de l’action politique de jeunes Syriens (avant et après la Révolution)
par Assem Hamcho
حوارات سوريا حرّيّة – ملامح من تجربة الجيل الشاب بالعمل السياسي في سوري
traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier
Avec le début du deuxième millénaire et la dévolution du pouvoir en Syrie de Hafez al-Assad (le père) à son fils (Bachar), l’arène politique syrienne a vécu un mouvement politique, intellectuel et social (qui n’a duré que quelques mois) durant la période qui a suivi le discours de prestation de serment de Bachar al-Assad lors de son accession à la présidence de la République arabe syrienne.
Durant cette période ont fleuri des clubs culturels, sociaux et politiques dans la majorité des villes syriennes dans l’activité desquels les jeunes ont joué un rôle important, car ils y voyaient un moyen de commencer à s’impliquer dans la vie publique et dans l’action politique qui leur avaient été interdites depuis plusieurs décennies.
Durant cette trop courte période, qui n’excéda pas quelques mois, nombre de clubs politiques et sociaux et d’associations s’occupant de questions juridiques sont apparus, ainsi que nombre de groupes de travail entendant dynamiser le rôle de la société civile. Leurs fondateurs et leurs membres ont tissé des liens entre eux et avec de larges couches de la population syrienne. En contrepartie, ils s’y sont « gagné » une « mauvaise réputation » auprès des services de renseignement syriens.
Il est à remarquer que durant cette période les clubs et les associations qui s’étaient formés se sont occupés de questions liées à leurs programmes respectifs ou à leurs régions respectives. Ainsi, tandis que le Club Al-Atassi se focalisait précisément sur les questions relatives à la démocratie mettant à profit pour ce faire sa localisation dans la capitale, Damas, le Club Jaladat Badarkhan, à Qamishli, s’occupait des droits des Kurdes.
On a donné à ces quelques mois d’ouverture le nom de « Printemps de Damas ». Ce printemps vaudra à la majorité de ses hérauts d’être emprisonnés par la suite.
En effet, le régime ne tarda pas à lancer son offensive contre ce grand mouvement et contre ses diverses activités au cours du mois de février 2001, les dirigeants du parti Baath, dans les départements de la Syrie (muhafazat) et dans les universités, lançant une véritable campagne de protestation contre les clubs de discussion qui osaient critiquer le gouvernement. Ainsi, le 17 février 2001, l’ancien vice-président syrien Abdel-Halim Khaddâm a harangué le corps enseignant et administratif ainsi que les responsables du Baath de l’Université de Damas, déclarant notamment que l’objectif visé par les cercles de discussion et leurs déclarations publiques « n’étaient en rien la liberté ou la démocratie » et qu’« aucun citoyen n’a(vait) le droit de porter atteinte aux fondements de la société ». Selon lui, « la liberté de l’individu finissait là où commençait la sécurité et la stabilité de la société » et les clubs de discussion visaient à « détourner l’attention de la Syrie du combat des Arabes contre (le sionisme et) Israël » (sic)…
Après ces déclarations, le gouvernement a adopté une politique consistant à imposer des conditions draconiennes à tous les clubs et à toutes les associations, notamment : la nécessité d’obtenir une autorisation des autorités de sécurité pour toute activité, quinze jours à l’avance ; l’obligation de remettre une copie du texte de la conférence comportant le nom du conférencier, ainsi qu’une liste de tous les personnes y assistant, précisant le lieu de la réunion et (éventuellement) l’identité de la personne invitante.
Mais il ne tarda pas à se perdre en conjectures sur la manière d’en interdire l’activité : il ferma les locaux des cercles de discussion et il emprisonna la majorité des membres de leurs conseils d’administration. Mais cette brève période s’était caractérisée par une présence notable de la jeune génération dans ce mouvement et par sa participation multiforme dans ses actions. Je mentionnerai ici certaines activités politiques auxquelles de nombreux jeunes ont pris part :
Le Club Al-Atassi : ce club a retenu tout particulièrement l’attention d’un public jeune, cela d’autant plus qu’il avait pour siège Damas, la capitale, où vivent la majorité des étudiants. Mais le dernier jour où furent lus publiquement des communiqués aux membres de ce club, l’opposant Ali Al-Abdallah a lu le communiqué du secrétaire général de l’organisation des Frères musulmans de Syrie, Sadr ed-Dîn al-Bayânûnî, qui s’exprimait en tant que membre du club Atassi et non au nom des « Frères », ce après quoi les services syriens de sécurité ont convoqué la présidente du club, Mme Suheïr al-Atassi et un membre de ce club, M. Hazem Nahâr, et Ali Al-Abdallah a été arrêté : c’était pour les services de sécurité une façon de bien faire comprendre à tous que les Frères musulmans constituaient à leurs yeux une « ligne rouge » à ne pas franchir.
Le mouvement des Activistes contre la mondialisation en Syrie : ce mouvement a été fondé dans le contexte de la constitution de mouvements opposés à la mondialisation dans tous les pays du monde. Au départ à caractère social et culturel, il a développé des activités dirigées contre les politiques occidentales de manière générale et en particulier contre leurs politiques économiques (comme la guerre contre l’Irak, le Club de Davos, l’Organisation Mondiale du Commerce, le groupe des pays les plus puissants G8, les politiques du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale). En Syrie, ce mouvement a fédéré les activités d’individus proches les uns des autres sur le plan idéologique, mais sans se doter d’une structure organisationnelle qui eût une base politique. Pour cette raison, il est difficile de le définir, entre activisme et caractère politique ou social et culturel (s’ajoutant à sa préoccupation principalement économique).
On doit reconnaître à ce mouvement le fait qu’il a mobilisé un large éventail de jeunes ayant généralement des orientations laïques et de gauche désireux de s’impliquer davantage dans la vie civile durant la guerre américaine contre l’Irak, même si ses centres d’intérêt étaient non pas focalisés sur la situation politique syrienne en particulier, mais visaient l’opposition aux politiques américaines, et plus largement occidentales.
Le Rassemblement Soleil (Chams) : ce rassemblent de jeunes démocrates a absorbé des groupes de jeunes Syriens ayant des préoccupations communes dans le domaine politique, notamment dans les causes des libertés et du changement politique en Syrie de manière générale.
Tous ses membres ont été arrêtés : les arrestations ont commencé de manière épisodique (celles de Hussam Milhem, de Maher Esber à la fin de 2005), en passant par Allâm Fakhûr, Târiq al-Ghûrânî, Ali al-Ali et Aïham Saqr en février 2006, pour finir par Diab Sariyya et Omar al-Abdallah en mars 2006.
Târq al-Ghûrânî et Maher Esber ont été condamnés tous deux à sept ans d’emprisonnement, et les autres cités l’ont été à cinq. Il s’est avéré par la suite que l’accusation portée contre eux était leur participation à la publication interdite Al-Dûmarî (du caricaturiste syrien Ali Farzat, ndt) et à d’autres écrits, pour Hussam Milhem, Diab Sariyya et Omar al-Abdallah, qu’ils avaient publiés sur un forum électronique (Le Club de la Fraternité). Par la suite, ce forum a lancé une campagne en faveur de ses participants arrêtés en affichant (« postant ») leurs lettres sur sa page d’accueil, et il les a considérés comme « ses prisonniers » dans le cadre d’une campagne dont le slogan était « Libérez les jeunes du forum Fraternité emprisonnés ! »
Cette campagne de solidarité du forum Fraternité n’a pas été du goût du régime qui a occulté son site que visitaient régulièrement plus de 75 000 internautes inscrits, l’inondant de messages de censeurs défendant le régime et la famille régnante. Mais le pouvoir a échoué en raison de l’insistance des internautes à défendre la cause de leurs camarades (emprisonnés), il a alors décidé d’arrêter le superviseur de la « tribune libre » du forum de la Fraternité, c’est-à-dire sa rubrique la plus populaire, Karim Arabji (qui signait sous le pseudonyme de Karimbow).
Arabji a été arrêté par la Sécurité militaire (branche « Palestine ») et, après huit mois de torture et d’isolement dans les geôles de la « section Palestine », il a été transféré dans la prison militaire de Saïdnaya, puis il a été condamné à trois ans de détention sous l’inculpation d’« affaiblissement du sentiment national en temps de guerre ».
Le Rassemblement des Jeunes de Daraya : un groupe de jeunes de cette ville avait des intérêts communs pour des sujets relatifs à la culture et à l’action politique. Ils ont commencé à dynamiser leur action au début de la guerre américaine contre l’Irak. En raison de l’ambiance régnant à cette époque, un groupe de jeunes de Daraya, parmi lesquels un militant aujourd’hui emprisonné, Yahya Shorbaji, ont lancé une campagne de boycott des produits américains et de lutte contre les pots-de-vin et contre la corruption en Syrie, accompagnée d’une campagne de propreté des rues de la ville de Daraya visant à protester contre l’inaction de sa municipalité et afin de réaliser une sorte de travail social visant à dynamiser l’action collective entre ses habitants. Mais cette action a déplu aux responsables des services de sécurité qui ont arrêté un groupe de jeunes de Daraya qui y participaient le 3 mai 2003 : tous ont été condamnés à quatre ans d’emprisonnement dans la prison militaire de Saïdnaya.
Le mouvement des étudiants : Un certain nombre d’étudiants sont passés à l’action, occupant le 25 février 2004 le bâtiment de la Faculté d’Architecture de l’Université d’Alep pour protester contre le décret n° 6 mettant fin à l’obligation pour l’Etat d’employer les diplômés de cette faculté. Les services de sécurité ont réprimé cette protestation en se servant d’étudiants baathistes pour disperser les « occupants » en leur assénant des coups et en leur hurlant des slogans discriminatoires du Baath tels que « Cette université appartient aux baathistes ! ». Un certain nombre des étudiants protestataires ont été exclus de l’université. Ces étudiants ayant suscité une atmosphère de solidarité entre étudiants, après avoir échoué à obtenir le soutien de l’Union des Etudiants syriens, la seule organisation estudiantine autorisée en Syrie, dans leur opposition au décret n° 6 ou tout au moins à ses attendus néfastes, ainsi qu’aux décisions d’exclusion injustes frappant les étudiants militants, ils se sont réunis le samedi 24 avril 2004 avec des amis venus de l’Université de Damas dans la cafeteria attenante à la cité universitaire de Damas pour y parler du problème des renvois d’étudiants de l’université d’Alep et dans le contexte de l’occupation que nous avons mentionnée les services du régime ont investi le lieu de la réunion et ils ont été arrêtés (11 étudiants ont été relâchés, dont 9 après douze jours de rétention et les étudiants Muhannad Al-Dibs (de l’Université de Damas) et Muhammad Arab (de l’Université d’Alep) ont été convoqués devant le haut tribunal de sécurité de l’Etat qui les a condamné à trois ans d’emprisonnement pour « opposition aux objectifs du « régime révolutionnaire syrien ») (sic).
Tout au long de cette période s’étant étendue depuis le Printemps de Damas jusqu’au début de la Révolution syrienne, l’on remarquera que les jeunes Syriens, de manière générale, et ceux qui s’intéressaient à la vie publique et politique en particulier ont tenté de dissimuler leur activisme politique opposé au régime en le recouvrant de slogans et de revendications de nature sociale et en faisant passer du politique à travers ceux-ci. Mais le régime syrien n’a pas pu admettre des activités de cette nature et les sources des rassemblements et des individus qui ont agi durant cette période nous informent sur la nature et sur la structure du régime syrien ainsi que sur la manière dont celui-ci se comporte vis-à-vis de ces mouvements revendicatifs et politiques : aujourd’hui, aucun de ces cercles n’existe plus, tandis que la plupart des jeunes qui s’y étaient impliqués se répartissent entre exilés, emprisonnés et tombés en martyrs.
Le début de la Révolution syrienne : Avec le début de la Révolution syrienne, en mars 2011, de nombreux noms de jeunes militants qui avaient été actifs au cours des années précédentes reviennent au premier plan. Et quiconque examinera de près les noms des dirigeants jeunes de l’action politique constateront que le groupe qui était agissant dans la période prérévolutionnaire, celle des clubs, du mouvement estudiantin et du Printemps de Damas, sont revenus avec la Révolution pour agir de manière active et efficace sur la vie publique. Il y eut ainsi, au début de la Révolution, l’idée de coordinations au service du mouvement politique et des manifestations, qui se heurta à la réalité d’un siège sécuritaire et de la coupure de tous les liens imposée par le régime entre les villes et les bourgades. Durant cette période et après celle-ci, et dans le cadre de la réalité de la guerre imposée par le régime, d’intensification de ses bombardements, de ses arrestations et de ses déplacements forcés de populations, les tentatives des jeunes se sont poursuivies qui visaient à fonder des projets politiques parallèlement aux coordinations, en particulier après que celles-ci eurent perdu de leur efficacité. Et de fait, ils ont réussi à instituer des regroupements dont la colonne vertébrale était la jeunesse, comme par exemple le projet du Mouvement : « Nous sommes Syriens », le rassemblement Nabd (Pulsation) de la société civile, le Mouvement de la Rue et le Mouvement de la Jeunesse Syrienne Révolutionnaire.
Mais ces groupes au caractère laïc et civil, de manière générale, ont conservé une action contrôléé se délimitant aux régions où se trouvaient leurs militants en raison de la réalité imposée par la guerre et aussi en conséquence de la répression féroce à laquelle ces groupes avaient été confrontés. Ainsi, six sur les sept militants arrêtés du Mouvement de la Jeunesse Syrienne sont morts sous la torture.
Un regard englobant jeté sur les réalités et sur les événements de la Révolution syrienne peut nous permettre d’affirmer que la jeune génération a payé son engagement un prix extrêmement élevé en termes de cas d’arrestations, de mort, d’enlèvements et de disparitions forcées et que, malgré l’engagement de larges secteurs de la population dans la volonté de changer les choses en Syrie, le prolongement de la guerre, les horizons politiques bouchés et la perte pour la Syrie d’un grand nombre de cadres jeunes dans les camps d’internement et dans l’exil, sous la torture et sous les bombardements, toutes ces réalités nous incitent à réfléchir davantage aux destinées et aux projets futurs, au mécanisme permettant de les développer pour soutenir cette catégorie de la population, la jeunesse, pour donner un sang nouveau à la vie politique syrienne et pour nous engager dans ce tremblement de terre de changement qui frappe notre région, l’Orient arabe.